La retraite à 80 ans ? Plongée dans l’Europe de 2022

Par sympathie particulière pour Investig’Action, Pierre Lévy vous propose en exclusivité un extrait de son dernier livre, « L’Insurrection ». Ce roman d’anticipation nous plonge au cœur d’une Europe néolibérale, telle que l’auteur l’a imaginée en 2022. Un futur effrayant et absurde, comme vous pourrez le découvrir dans cet extrait consacré au régime des retraites. Mais cette cure amincissante des acquis sociaux n’est malheureusement pas un pur produit de l’imagination. Fin connaisseur des rouages de l’Union européenne, Pierre Lévy s’est amusé à pousser jusqu’au bout les dynamiques actuelles. Il le fait avec humour, se jouant des poncifs de la novlangue. Mais il invite surtout à la réflexion. Paru en septembre au Temps des Cerises et postfacé par Jean Bricmont, l’ouvrage connait déjà une nouvelle édition qui se verra introduite par Jacques Sapir.

 
Parfois, on n’a pas le choix. Le dossier que Dylan doit préparer en vue d’un publi-reportage à paraître prochainement porte sur des questions qui l’ennuient passablement. Mais la rédactrice en chef a été claire : l’accord tripartite entre la direction du journal, le cabinet de consultants et de communication dont ce dernier dépend, et le Ministère de la Vérité citoyenne (plus précisément son Service pour l’information créative, SIC), est crucial, tant sur le plan financier qu’idéologique.

Certains anciens, donc, s’en souviennent. Au début de la décennie 2010, ce qui était alors l’Union européenne avait consacré de notables efforts en vue d’éliminer des rigidités sociales désastreuses pour la compétitivité des différents Etats-membres. A l’époque, les gouvernements disposaient encore d’une certaine marge de manœuvre en matière de législation du travail.

Il revenait donc à ceux-ci, sinon de décider, du moins de mettre en place des mesures souvent considérées comme impopulaires. Ce fut le cas en particulier pour les régimes de retraites. D’autant que l’urgence était là : sans les réformes nécessaires, l’évolution prévisible des finances publiques (c’était le terme employé à l’époque, on traduirait aujourd’hui par « finances souveraines ») n’était plus soutenable.

Car, aussi incroyable que cela puisse paraître, à l’aube du vingt-et-unième siècle, chaque pays disposait d’un système de pension différent. Ceux-ci comportaient en outre d’incroyables archaïsmes, auxquels les salariés se cramponnaient inexplicablement. En France par exemple, des foules entières n’avaient pas hésité à exiger « le maintien de la retraite à soixante ans ». Ce seuil fétiche avait cependant fini par disparaître grâce au courage des gouvernements successifs.

Bref, un peu partout, l’on recula l’âge de départ. Aussi judicieuse et nécessaire que fût cette évolution, on s’aperçut progressivement qu’elle était loin d’être suffisante. Ces dernières années, de pénibles débats ont donc ergoté sur la limite d’âge qu’il convenait de fixer. Il y a deux ans encore, un consensus semblait subsister autour de la « position harmonisée », fixant à 77 ans la cessation d’activité (79 ans pour les fonctionnaires, qui, chacun en convient, effectuent des tâches reposantes).

Hélas, les chiffres sont cruels. Si l’Europe veut garder la confiance des marchés, elle doit poursuivre l’assainissement des ses finances (sinon, elle risque de se voir attribuer par les agences la note « Ah ! Ah ! Ah ! », comme l’a fait récemment remarquer, avec l’humour grinçant qu’on lui connaît, le ministre européen des Economies). Et tout gamin de cinq ans peut le comprendre : consolider les finances nécessite de travailler plus longtemps. Ceux qui refusent d’admettre cette évidence, auront-ils le courage de regarder leurs enfants et leurs petits enfants droit dans les yeux ?

Cependant, franchir le seuil psychologique des quatre-vingt ans ne va pas forcément de soi. Depuis un certain temps déjà, tant au niveau européen qu’au niveau régional, de nombreux Think tanks (« laboratoires d’idées », en vieux français) travaillent donc discrètement sur le sujet. La Coordination européenne permanente du dialogue social (CEPDS), en particulier, a sollicité ses meilleurs experts.

Ces derniers ont pris en compte les résultats des derniers sondages (qu’ils avaient pris soin de commander eux-mêmes). Leur conviction est que les esprits évoluent. Et qu’il est maintenant possible de franchir un pas décisif. L’idée est simple : éliminer toute référence à un « âge-couperet ». Economistes patronaux et syndicaux sont tombés d’accord sur un principe de bon sens : donner la liberté à chaque individu de négocier personnellement son départ. « Je pars à l’âge de mon choix » pourrait être le slogan-choc du nouveau système.

Le ministre européen des Economies n’a pas caché son enthousiasme face à ce projet révolutionnaire. Son collègue des Activités inclusives (anciennement : « du Travail ») s’est dit intéressé également ; il a cependant encouragé la direction de la CEPDS à prendre ses responsabilités en proposant un concept politique plus élaboré. « Si celui-ci est raisonnable, je l’avaliserai », a-t-il précisé. Selon les récentes règles du partenariat social européen en effet, un accord entre Bruxelles et la CEPDS rend le dispositif immédiatement applicable de plein droit dans toute la FEU, ce qui évite les interminables négociations au niveau des régions. On s’épargne également le risque de manifestations de mécontentement inutiles.

Si les deux partenaires qui forment la CEPDS manquent rarement une occasion de rappeler leur foi commune en l’Europe, il arrive cependant que des différences d’approche entre syndicats et patronat se fassent jour – et ce, malgré un travail commun au quotidien. En l’espèce, l’élaboration d’un compromis précis sur ce nouveau concept n’a pas été simple. Mais tant les représentants des salariés que ceux des employeurs ont eu à cœur, une nouvelle fois, de s’entendre.

Le dispositif s’articule autour d’une idée centrale (et quasi-révolutionnaire, a souligné un de ses concepteurs) : « la double liberté » : liberté pour le salarié de proposer à son partenaire-employeur une date pour sa retraite ; liberté pour l’employeur de proposer à son partenaire-salarié une date pour son départ.

Si c’est le salarié qui prend l’initiative, deux cas se présentent : l’employeur accepte, et l’accord est conclu – c’est le cas de figure idéal ; si l’employeur juge que la situation de l’entreprise ne lui permet pas d’acquiescer à la proposition du salarié, celui-ci garde cependant la liberté de partir (bien sûr, dans ce cas, il ne pourra bénéficier d’aucune pension ; mais les syndicats ont obtenu que, pour les personnes à faible salaire, une médaille du travail soit attribuée à chaque partant, sans condition d’âge ou d’ancienneté).

L’employeur peut, de son côté, prendre l’initiative, et ce, indépendamment de l’âge du salarié. Ainsi, si la conjoncture l’exige, l’entreprise a la possibilité de proposer à tout salarié de partir ; si ce dernier accepte, l’entreprise lui règle son solde de tout compte, et il peut partir en retraite s’il a plus de 77 ans, ou profiter du chômage pendant six semaines dans le cas inverse (une faveur dérogatoire, à comparer aux deux semaines de chômage indemnisé qui sont devenues la règle commune). Dernière hypothèse, évidemment la plus difficile : le salarié refuse la proposition de départ ; en ce cas (et dans ce cas seulement), il est licencié pour faute. Les syndicalistes européens ont cependant arraché le droit, pour chaque salarié concerné, d’exiger une seconde entrevue avec l’employeur.

Enfin, en cas d’accord entre les deux parties, le niveau de la pension ne pourra être inférieur à 20% du premier salaire perçu en début de carrière. Le moment venu, de nouvelles négociations s’ouvriront pour déterminer le sort des jeunes générations, dont le premier emploi n’est, bien souvent, pas rémunéré.

De manière générale, les grands médias et commentateurs ont jugé le concept « équilibré », et salué « l’esprit de responsabilité » des syndicalistes, bien placés pour connaître les incontournables contraintes de la mondialisation, auxquelles nul ne peut échapper. A la gauche de la gauche, certains parlent de « marché de dupe », et exigent que les salariés effectuant les tâches les plus pénibles bénéficient d’un régime dérogatoire. A l’inverse, les plus libéraux déplorent qu’on ait laissé subsister le principe de la retraite – une erreur qui va coûter cher aux générations futures, selon l’un de leurs porte-parole.

Cette double critique, n’ont pas manqué de souligner les concepteurs du projet, confirmait s’il en était besoin le juste équilibre de ce dernier entre les aspirations des uns et les contraintes des autres. Surtout, la liberté désormais accordée à chaque individu allait être mise en avant pour venir à bout des conservatismes et autres corporatismes : « Retraite, j’ai le choix », tel devrait être le slogan de la campagne qui allait être lancée.

Cette campagne fut confiée à l’agence de communication « La règle du Je ». Rappelons que celle dernière avait dû sa célébrité à l’incroyable succès de son mot d’ordre culte – « le premier jour du Moi » – inventé à l’occasion de l’abolition de la dernière convention collective. Pour sa part, Dylan connaissait bien, pour l’avoir côtoyé sur les bancs de l’EPEG, un jeune et brillant élément récemment recruté par le cabinet. Il l’avait même secrètement jalousé quand celui-ci lança le concept d’égologie, nouvelle discipline conseillée à ceux « qui ont les fins de Moi difficiles ». Quoiqu’il en soit, La règle du Je était une filiale du groupe AXA ; heureuse coïncidence, la CEPDS en était un important actionnaire minoritaire.

La presse, pour sa part, éclaira les sceptiques en rappelant les exigences découlant de la mondialisation : si nous voulons qu’à l’avenir l’Europe tienne son rang dans le monde, nous n’avons pas le choix, soulignèrent les éditorialistes, chacun à sa manière.

 
 
Dessin: Titom
 
 

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