La globalisation de la surveillance

La multiplication des mesures d’exception dans le cadre de la « guerre globale » contre le terrorisme s’est conjuguée, depuis le 11 septembre 2001, sous les régimes démocratiques, avec l’ingérence croissante des dispositifs de surveillance dans la vie quotidienne des citoyens. À surenchère sécuritaire, surenchère technologique.

Introduction du nouveau livre d'Armand Mattelart

Armand MATTELART

LA GLOBALISATION DE LA SURVEILLANCE

Aux origines de l’ordre sécuritaire

Editions La Découverte, Paris, 2007, 260 pages, 18€.

Expulsé du Chili, après y avoir séjourné onze ans, lors du coup d’État du 11 septembre 1973, Armand Mattelart intègre alors l’université française. Il est aujourd’hui professeur émérite de sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-VIII. Il a notamment publié, aux éditions La Découverte, Diversité culturelle et mondialisation, Histoire de la société de l’information et Histoire des théories de la communication (avec Michèle Mattelart), Introduction aux Cultural Studies (avec Érik Neveu), L’Invention de la communication, ou encore Histoire de l’utopie planétaire. Il vient de publier La globalisation de la surveillance.

Introduction

L’escalade répressive, de nature à la fois militaire et policière, ne doit pas pour autant faire oublier que la tension entre sécurité et liberté, secret et transparence, contrainte et consentement, sujétion et résistance s’inscrit dans un mouvement long, moins immédiatement repérable. C’est dire que le fragile équilibre entre l’exception et la règle a son histoire. Toute politique d’exception se surajoute à des dispositions et des doctrines préexistantes. Et ce legs est têtu. Des guerres totales aux expéditions coloniales ou néocoloniales et aux conflits de basse intensité en passant par la réplique des pouvoirs établis aux émeutes et soulèvements populaires, toutes ces déstabilisations de l’apparente quiétude démocratique se sont soldées par le recul des garde-fous en matière de libertés fondamentales. Et il a fallu la témérité des individus et collectifs rebelles pour y résister.

Chaque rupture avec l’état de droit s’est accompagnée d’un ensauvagement de la démocratie, d’une régression des valeurs qui sont censées la fonder. L’ampleur du « mal » ne fixant aucune borne à l’usage des moyens hors normes. À chaque fois, la logique de la suspicion a escompté les dividendes immédiats de la peur et durablement marqué la normalité de son empreinte punitive. Toutes ces forfaitures de la raison d’État fonctionnent comme un extraordinaire analyseur des régions les plus obscures des sociétés démocratiques. Leur récurrence au fil du temps rend d’autant plus pertinent le regard informé par l’histoire qu’il aide à comprendre et à penser autrement l’actualité la plus immédiate. À trouver aussi une autre façon de parler des liens inextricables qui se sont tissés entre les situations d’exception ou d’urgence, la surveillance et la sécurité, la crise et les moyens de contrôle social. Avec, au premier plan, les moyens d’agir sur l’opinion. Car exception rime avec persuasion, dissuasion, campagne, propagande. Le contrôle des corps, leur enrégimentement, implique le « contrôle des cœurs et des esprits », des « volontés », pour reprendre les termes forgés par les psychological warriors, les experts en guerre psychologique. Cet impératif catégorique est d’ailleurs un des fils rouges qui court tout au long de nos analyses et réflexions.

Ce livre s’ouvre sur la fin du XIXe siècle, avec les premiers projets de généralisation à l’ensemble de la société des empreintes digitales comme mode d’identité infalsifiable et la stigmatisation des multitudes en mouvement par la psychologie des foules. Il se clôt sur l’âge technoglobal, avec l’essor d’un système mondial d’identification et la métamorphose du citoyen en suspect de l’ordre sociopolitique. Mais aussi en cible personnalisée de l’ordre du marché et de l’entreprise.

Cette généalogie entrelace trois questions. Comment au fil des régimes d’urgence ou d’exception se sont construits des concepts et des doctrines qui ont présidé aux tentatives de « mettre la sécurité en action », ou, selon l’expression chère à la statistique morale et ses techniques actuaires, d’ « assurer » l’ordre social « contre les forces perturbatrices » ? Des concepts et des doctrines dont la fonction est de prescrire un profil d’ennemi, supposé ou réel, intérieur ou extérieur, total ou global : le criminel-né ou sauvage moderne, la foule, l’insurgé, le subversif, le contestataire, l’étranger, le terroriste. Toutes catégories fortement extensibles qui tirent leur force performative du flou qui nimbe leur définition. Comment se sont mis en place des systèmes sociotechniques qui ont élargi l’aire de compétence des technologies inquisitrices des libertés individuelles et collectives et qui sont redevables de leur généalogie policière ou militaire ? Depuis quels pôles géopolitiques, à travers quels réseaux, quelles filières, et dans quels rapports de force s’est effectuée l’internationalisation des pratiques et des doctrines dites de sécurité nationale sous couvert de défense de la démocratie ?

Ne pas être ou ne pas vouloir être mis en fiche, voilà le crime aujourd’hui. La grille du pistage est désormais pourvoyeuse de sens à l’échelle planétaire, même si elle épouse les contours de chaque réalité particulière. Car bien d’autres grandes peurs que celles qu’engendrent les manifestations de la violence politique extrême attisent les regards inquisiteurs et la production corollaire de figures émissaires. Impuissantes à combiner les aspirations à la liberté et l’aspiration à la sécurité, les têtes de réseau du système-monde s’en remettent à la gestion musclée des inégalités au lieu de déclarer la guerre aux machines à les reproduire et de chercher à refonder les systèmes de solidarité mis à mal. Autant de réalités qui ne sont intelligibles que rapportées aux effets conjugués du projet de mise en coupe de la totalité de la vie par le capitalisme sauvage et des révoltes qu’il soulève contre lui.

TABLE DE MATIERES

INTRODUCTION

I. DISCIPLINER/GERER

1. Surveiller : la délinquance comme observatoire politique

Surveillance/sécurité : deux concepts, une société

De l’art des biotypes

L’anthropométrie : du corps mesuré au corps politique

La photographie judiciaire

L’empreinte digitale ou l’invention de l’idéal mathématique de l’identité

Défense sociale : sécurité et identification biométrique précoce

2. Punir : la multitude appréhendée

Controverses sur le biotype du sauvage moderne

Du criminel-né au crime des foules

Gustave Le Bon : la psychologie des foules et la « populace »

Gabriel Tarde : modernité et opinion publique

3. La gestion de la Société de masse, leçons de la guerre totale

Agir sur l’opinion : la démocratie américaine revisitée

Naissance de la technocratie

La guerre perdue, laboratoire précoce de l’exception permanente

II. HEGEMONISER/PACIFIER

4. La guerre froide et la religion de la sécurité nationale

L’ « ennemi global », première édition de la croisade contre le mal

La nouvelle frontière stratégique, le système des bases militaires

Une matrice techno-militaire

La sanctuarisation des services secrets

Le grand déballage : les auditions du Sénat

Echelon : prototype du système planétaire d’écoutes

La guerre psychologique en « temps d’urgence déclarée »

Communication-développement-sécurité, une équation stratégique………………………………………..

5. L’ « action civique » ou la réappropriation de la doctrine de la sécurité nationale

L’armée comme agent de modernisation

Le Brésil, formalisation d’une doctrine hybride

Un projet géopolitique

L’endoctrinement de masse à l’épreuve de la culture de masse

Chili, l’autre 11-Septembre

6. La contre-insurrection, carrefour des corps expéditionnaires

La « pacification », l’expérience française

De la Bataille d’Alger aux « postes-villages »

La prise de conscience tardive du Pentagone

Retour sur la pacification

Le logiciel contre-insurrectionnel

Irak, l’amnésie pérenne ou le retour à la case départ .

7. L’internationalisation de la torture .

L’École des Amériques

L’Intelligence militaire : droit de vie et de mort

La construction d’une police musclée

La filière française

Manifeste contre la torture .

« Security cooperation », la reconversion post-guerre froide

III. SECURISER/INSECURISER .

8. Le nouvel ordre intérieur .

Le chamboulement des « modes traditionnels de contrôle social »

Maîtriser l’informatisation pour sortir de la crise

La loi « Informatique, fichiers et libertés »

L’entreprise post-fordiste, citadelle assiégée .

L’insécurité d’État : la dramatisation de la criminalité

Nouveaux régimes d’urgence

Guerre globale et marché global, un discours théologisant

9. La guerre sans fin, le paradigme techno-sécuritaire .

Qu’appelle-t-on terrorisme ?

À nouvel ennemi global, recyclage de la sécurité nationale

Le USA Patriot Act .

La concentration, alliée de la guerre .

Retour à l’idéologie de la modernisation……………………………………………………………..

Le gendarme des flux globaux

Israël, la genèse d’une société-garnison .

10. L’espace policier européen .

Europol, un service de renseignement .

Une « culture de la sécurité », surchauffe de l’espace Schengen

Les projets d’identification biométrique .

La fragilisation des principes de protection des citoyens .

L’étranger et ses « complices »

Le terrorisme, catalyseur des peurs .

11. La traçabilité des corps et biens .

La convergence des mouchards .

Flashback sur les cartes de paiement .

Le parcours du navigateur

Les « étiquettes intelligentes », la tentation de la démesure

Vers une gestion génétique des populations ?

BIBLIOGRAPHIE GENERALE .

INDEX DES NOMS

Armand MATTELART

LA GLOBALISATION DE LA SURVEILLANCE

Aux origines de l’ordre sécuritaire

Editions La Découverte, Paris, 2007, 260 pages, 18€..

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