La barbarie et l’espoir

La structure fondamentale du monde est assez facile à exprimer en chiffres : les 20% les plus riches possèdent environs 80% du revenu mondial et les 80% restants en possèdent 20%. Les 20% les plus pauvres en ont 1,4%. Un monde aussi inégal, ne peut pas être un monde de paix. C’est très bien de crier « pas de sang pour le pétrole », mais le pétrole et le sang coulent depuis longtemps ensemble. Depuis la trahison du monde arabe par les Français et les Britanniques lors de la chute de l’empire turc en 1917 jusqu’à la guerre actuelle, en passant par le soutien constant accordé à l’Arabie Saoudite et à Israël, la guerre du Golfe de 1991 et l’embargo imposé à l’Irak ou le soutien à l’Irak lors de la guerre Iran-Irak, la politique occidentale a été dominée par le pétrole et a fait couler beaucoup de sang. En 1945, le département d’Etat américain qualifiait les réserves de l’Arabie Saoudite de « prodigieuse source de puissance stratégique » et de « plus grande valeur matérielle de l’histoire mondiale »(1). Aujourd’hui, les Américains sont moins sincères et prétendent ne pas vouloir s’emparer du pétrole irakien. Néanmoins, leurs troupes protègent des pillards le ministère du pétrole mais pas celui de l’eau, ni les hôpitaux, ni les trésors archéologiques. Le pillage, bien sûr totalement imprévisible, est très bon pour démoraliser et diviser la population d’un pays conquis et la convaincre de la nécessité d’une poigne de fer pour rétablir la loi et l’ordre.

Aujourd’hui, tout le monde se réjouit d’une chose : la fin de l’horrible dictature de Saddam Hussein, comme si adversaires et partisans de la guerre réunis admettaient que le Pentagone a au moins bien choisi sa cible. Face à cette unanimité, je voudrais seulement faire une remarque : dans sa lutte d’émancipation, le tiers monde n’a pas produit que des Saddams : Ho Chi Minh, Mao Tse Tung et Chou en Lai, Gandhi et Nehru, Martin Luther King et Malcolm X, Lumumba, Nasser, Mossadegh, premier ministre iranien renversé par la CIA en 1953, dont le renversement mènera à la dictature du Chah et après lui au régime des ayatollahs, Arbenz renversé au Guatémala aussi par la CIA en 1954, Goulart renversé au Brésil avec l’appui des Etats-Unis en 1965, Juan Bosch renversé la même année en République Dominicaine, Allende, Fidel Castro, Amilcar Cabral, Arafat, les sandinistes, Soekarno renversé en Indonésie aussi par les Américains en 1965, Ben Bella et Ben Barka et, en Europe, les rares défenseurs de la cause du tiers monde, Olof Palme en Suède ou Othelo de Carvalho au Portugal, tous, qu’ils soient réformistes ou révolutionnaires, socialistes ou nationalistes, qu’ils utilisent ou non la violence, ont été, à un moment ou un autre, comme Saddam Hussein, subvertis, démonisés, envahis, mis en prison ou assassinés par l’Occident. Mandela est aujourd’hui un héros, mais il ne faut jamais oublier qu’il a été mis 27 ans en prison avec la complicité de la CIA.

Lorsque le tiers monde tente de se libérer par des moyens essentiellement pacifiques et démocratiques, qu'il s'agisse des Palestiniens pendant la période d'Oslo, d'Allende, des Sandinistes, ou aujourd'hui de Chavez au Vénézuéla, on leur vole leurs terres et on les subvertit de mille façons. Quand ils se révoltent de façon violente, qu'il s'agisse de Castro, des kamikazes palestiniens ou des `maoistes' au Népal, la machine à démoniser se met en route et les humanistes occidentaux poussent des cris d'indignation.

Il serait fort aimable de la part des oppresseurs de dire une fois pour toute aux opprimés quelles armes ils estiment qu'ils ont le droit d'utiliser pour se défendre.

Cette guerre aura été, dans toute son horreur, une guerre des riches contre les pauvres. Tout d’abord, avant d’envahir, on a désarmé l’Irak des rares armes qui auraient peut-être pu faire mal aux envahisseurs, telles la DCA et l’aviation. L’Irak a accepté l’inspection et la destruction de missiles conventionnels pour tenter de convaincre une opinion mondiale complètement contrôlée par les médias occidentaux. Ensuite, on a appris qu’il existait après tout un droit international et des conventions de Genève, pour les rares prisonniers anglo-américains. Mais pas pour les prisonniers envoyés d’Afghanistan à Guantanamo. Ni pour les feddayins arabes venus aider leurs frères irakiens et qui sont donc, contrairement aux troupes d’invasion, dans l’illégalité. Finalement, on nous montre les scènes du pillage commis par les pauvres en Irak ; mais nous parlera-t-on du pillage des riches, de la main-mise sur les avoirs irakiens aux Etats-Unis, par exemple sur 1,7 milliard de dollars saisis dans le cadre du Patriot Act et qui contribueront à payer la reconstruction de ce que les Etats-Unis ont détruit ? On nous parle d’ailleurs sans arrêt de cette reconstruction de l’Irak – mais, à ce propos, pourquoi ne pas parler de la reconstruction de l’Afghanistan, où la guerre a coûté 13 milliards de dollars et pour laquelle le Congrès américain vient de demander 300 millions de dollars, soit un peu plus de 2% de la somme dépensée pour la guerre(2).

Tous les prétextes invoqués pour justifier cette guerre se sont effondrés. Même si l’on annonce demain avoir trouvé des armes de destruction massive en Irak, rien ne nous dira si cette découverte est plus réelle que les nombreuses fabrications de fausses preuves qui ont précédé la guerre. De toutes façons, il est difficile de voir en quoi la possession d’armes par un régime qui ne les utilise pas au moment même où il s’effondre pose un danger.

Reste l’argument ultime, celui de la démocratie, argument qui est aujourd’hui le véritable opium des intellectuels bellicistes. La position officielle des gouvernements européens récalcitrants et de leurs médias est d’ailleurs assez semblable : on reconnaît que cette guerre est une agression, illégale et illégitime, mais on souhaite néanmoins qu’elle réussisse et vite. Toute autre issue serait, en effet, catastrophique pour la « démocratie ». Peut-être est-ce le moment de se poser quelques questions sur ce concept. Mettons-nous à la place d’observateurs dans le monde arabe qui regardent nos sociétés de l’extérieur et jugent les démocraties réellement existantes. Seront-ils attirés par un système qui met au pouvoir des individus tels que George Shultz, secrétaire d’Etat sous Reagan, Dick Cheney ou Richard Perle qui travaillent pour des compagnies comme Bechtel et Halliburton et qui profitent ainsi directement de la reconstruction d’un pays qu’ils se sont acharnés à détruire(3) ? Seront-ils impressionnés par la liberté de la presse qui, concentrée entre des mains de plus en plus restreintes, est arrivée à convaincre 40 ou 50 % des Américains que l’Irak était directement lié aux attentats du 11 septembre ? S’ils sont anti-racistes, que penseront-ils de Thomas Friedman, un des plus grands journalistes américains qui résume les réactions suite au 11 septembre, ainsi que celle des Israéliens à Jénine en disant : « nous vous avons laissés, vous le monde arabe, seuls pendant longtemps et vous avez joué avec des allumettes ; vous nous avez brûlés. Aussi, nous ne vous laisserons plus seuls. » Et qui ajoute qu’il peut donner les noms de 25 personnes, des intellectuels néo-conservateurs, tous situés à proximité de son bureau, et tels que, si on les avait envoyés sur une île déserte il y a un an et demi, la guerre n’aurait pas eu lieu(4). Seront-ils impressionnés par le général Gardner choisi par Bush pour diriger l’Irak « temporairement », et qui a déjà signé une lettre félicitant Israël pour sa « retenue admirable » et reproché aux Palestiniens « d’utiliser les inévitables victimes civiles pour leur propagande »(5) ?

Prenez n’importe quelle idée, aussi bonne soit-elle, la démocratie ou le socialisme, vous arriverez à la discréditer si vous l’invoquez de façon suffisamment hypocrite pendant suffisamment longtemps.

Ils veulent des élections en Irak, chiche ! Qu’ils en fassent ! Mais au fond pourquoi mener la guerre pour avoir des élections en Irak, alors qu’il n’y en a pas dans des pays alliés et dépendants comme l’Egypte ? Il y a-t-il des élections en Afghanistan ? Non, et il peut difficilement y en avoir, le pays existant à peine. La raison pour laquelle les élections sont risquées pour les Américains dans le monde arabe est facile à comprendre. Regardons les résultats des élections, quand il y en a, en Algérie, en Turquie ou au Pakistan. Le raisonnement qui domine dans le monde arabo-musulman est sans doute que si le nationalisme arabe laïc a échoué face à l’Occident, c’est justement parce qu’il était laïc. Dieu n’aide les croyants que lorsque ceux-ci le sont vraiment. L’avenir n’appartient pas aux élites corrompues et pro-occidentales (ou pro-israéliennes tant qu’on y est) dont on rêve ici, mais à l’Islam politique. Pour tous ceux qui doutent qu’il existe des divinités qui s’ingèrent dans les affaires humaines et viennent nous sauver, cette évolution ne peut qu’être synonyme d’une immense régression. Indépendamment de leurs erreurs ou de leurs crimes, les nationalistes arabes, comme les communistes, essayaient d’améliorer cette vallée de larmes qu’est la terre par les seuls moyens accessibles aux êtres humains : les transformations sociales et non l’interprétation des textes sacrés.

Le mouvement altermondialiste fait face non seulement au capitalisme mais à ce qu’on pourrait appeler la latin-américanisation du monde, c’est-à-dire, d’une part, le remplacement de l’Europe par les Etats-Unis comme centre du système impérial et, d’autre part, la substitution du néo-colonialisme au colonialisme, à savoir une continuation du pillage classique, exploitation des ressources et de la main d’œuvre du tiers monde (et, aujourd’hui, de la matière grise qui doit suppléer aux déficiences de notre système éducatif), combinée à une autonomie politique formelle et à une délégation corrélative des tâches de répression. Mais dans un tel monde, il ne peut y avoir ni paix ni démocratie véritable, laquelle suppose un minimum de souveraineté nationale.

Il est difficile d’être optimiste aujourd’hui lorsqu’on voit l’Irak s’enfoncer dans la nuit coloniale. Regardons néanmoins l’histoire sur le long terme : au début du 20ème siècle, toute l’Afrique et une partie de l’Asie étaient entre les mains des puissances européennes. A Shanghai, les Anglais pouvaient se permettre d’interdire l’accès d’un parc « aux chiens et aux chinois ». Les empires russes, chinois et ottomans étaient impuissants face aux ingérences occidentales. L’Amérique Latine était envahie encore plus souvent qu’aujourd’hui. Si tout n’a pas changé, au moins le colonialisme a été jeté, au prix de millions de morts, dans les poubelles de l’histoire (à l’exception de la Palestine). C’est cela, plus encore que la défaite du fascisme, qui constitue sans doute le plus grand progrès social de l’humanité au 20ème siècle. Une des raisons profondes du pessimisme « postmoderne » qui domine chez tant d’intellectuels occidentaux ( « il n’y a pas de progrès, pas de sens de l’histoire »), c’est qu’il y a bien un progrès de l’humanité, mais que ce progrès est essentiellement dû à nos défaites et à la lente émancipation des peuples colonisés. Les gens qui veulent faire renaître le système colonial en Irak – et quelle alternative peuvent-ils avoir en tête ? – même avec une « façade arabe » comme disaient les Britanniques, rêvent tout éveillés.

En 1991, avec la chute de son incertain protecteur, le tiers monde semblait être de nouveau à genoux. On pouvait rêver d’éliminer la résistance palestinienne à travers les accords d’Oslo. Le mécanisme de l’endettement pouvait être mis au service d’un hold-up gigantesque sur leurs matières premières et leurs industries. Néanmoins, l’espoir est en train de changer de camp. Les Israéliens ont été chassés, manu militari, du Liban. Les Américains ont été chassés de la même façon de Somalie et de Beyrouth. Leur contrôle sur l’Afghanistan est précaire. Les Palestiniens se sont défendus héroïquement à Jenine. Rien ne permet de croire que la résistance des Irakiens, sous une forme ou une autre, soit terminée. En Amérique Latine, les illusions néo-libérales ont fait long feu et le système néo-colonial y fait eau de toute part. Les intellectuels libéraux ne nous garantissent plus que leur système est là pour mille ans. Ils commencent à s’énerver et à remplacer les arguments par les insultes, traitant leurs adversaires d’anti-américains et d’anti-sémites.

Le mouvement altermondialiste commence à se prendre conscience du fait que l’exploitation économique est intrinsèquement liée à la militarisation, la guerre, la subversion et l’ingérence. La lutte pour la démocratie et la laïcité dans le tiers monde, lorsqu’elle est sincère, est inséparable de la lutte, chez nous, contre l’impérialisme occidental. Les Etats-Unis ont longtemps travaillé à un Irak après Saddam. Quant à nous, commençons à construire le monde après Bush.

(1) Voir Noam Chomsky, The Fateful Triangle, p.17-20.

(2) Voir R. Du Boff, War And The Economy: Constructive Collateral Damage, ZNet Commentary, 13 Avril, 2003.

(3) Bob Herbert, Who will profit from this war ? IHT, 11 avril, 2003.

(4) Cité par Ari Shavit, White man’s burden , Ha’aretz, 7 avril 2003.

(5) Alex Massie, Anger at ‘governor’ Gardner’s pro-Israel stance. The Scotsman, 10 avril 2003.

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