L’évolution et la crise du droit international

Tous les courants progressistes à travers le monde s’accordent à déplorer la crise du Droit international. Ils en déduisent la nécessité d’une réforme de l’ONU.

Que les décisions de l’ONU ne soient suivies d’aucun effet ou que le rôle de cette dernière soit carrément méprisé, tous font le même constat : les rapports de forces prévalent sur les règles de droit.

Extrait de Sortir le Droit international du placard, de Monique et Roland Weyl, éditions du CETIM, Genève, 2008, 144 pages.

Introduction

Ils ont essentiellement en tête l’impunité des actes d’agression. Ce fut et c’est le cas de l’Irak. C’est aussi et surtout le cas de la Palestine, où toutes les résolutions adoptées depuis 1948 sont restées lettres mortes. C’est le cas de beaucoup d’autres endroits où l’Organisation est paralysée par l’exercice du veto.

Ils revendiquent que l’ONU soit assurée d’une totale indépendance et dispose de moyens accrus pour imposer le droit.

Ils réclament notamment l’abolition du privilège des cinq membres permanents (Chine, Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Russie), le dénonçant comme moyen pour les grandes puissances de faire de l’ONU l’instrument de leur domination.

Ces préoccupations ne sont pas dénuées de fondement…

Il n’en reste pas moins que le Droit international ne peut pas être réduit aux pouvoirs de police d’une organisation mondiale suprême. Dans aucun domaine, le Droit ne peut être simplement la règle qu’édicte une autorité. C’est là une conception profondément anti-démocratique, reposant sur le fléau de la délégation de pouvoir qui consiste à « laisser faire la politique par ceux qui savent » et réduit les individus et, en Droit international, les peuples à l’état de sujets. Cela ne résout en rien la question fondamentale du rapport de forces, mais désigne simplement l’endroit où s’exerce la manipulation de l’outil de puissance titulaire de cette délégation. Ceci revient en réalité à une abdication.

Le Droit dépend de ses titulaires, les individus et les peuples, qui seuls peuvent en avoir la garde. Il se situe dans les préceptes, principes et règles qui en fournissent les références, en sont le tissu et auxquels doivent être soumis eux-mêmes les organes d’autorité.

CHAPITRE 1, PARTIE 1

L’acte novateur, révolutionnaire et fondateur du Droit international contemporain :

la Charte des Nations Unies

A. Le « droit international » d’antan

Pendant des siècles, le monde a été régi par des rapports de puissances, leurs affrontements et leurs compromis quant au partage des richesses et des populations. Et, ce qu’on appelait « droit international » consistait à cultiver la portée des accords et la valeur des réciprocités qui en résultaient : des rapports de puissance, dont la seule limite était dictée par la prudence de la réciprocité.

Il se constituera progressivement un « droit des gens » fondé d’abord sur la foi due aux traités – sous la condition que des changements de situation ne servent pas de justification à les violer – et complété peu à peu de recommandations humanitaires. Parmi celles-ci va certes apparaître par exemple, au tournant des années 1900, la notion de conscience universelle, à laquelle se référera d’ailleurs le jugement de Nuremberg. Mais, globalement, le droit international ne dépassera pas le niveau des traités de circonstance et des accords entre puissances, dont la conclusion, le contenu et le respect dépendaient strictement des rapports de puissance de ceux qui les signaient. De tels traités ne valent que pour ceux qui les acceptent, et tant qu’ils les acceptent.

Tout le droit international repose sur l’adage « pacta sunt servanda » (les traités doivent être respectés) auquel est immédiatement ajoutée la restriction prudente « mutatis mutandis » (tant que les choses n’ont pas changé).

Même la SDN

Ce sera encore le cas de la tentative pacifiste issue de la Première Guerre mondiale, soit avec la création de la « Société des Nations ». Celle-ci n’avait en effet pas un caractère mondial car, bien que l’initiative en ait été préconisée par leur Président Wilson, les Etats-Unis n’y participèrent pas – le Sénat n’ayant pas ratifié leur adhésion – et la souveraineté des peuples n’y était pas affirmée. Elle ébauchait certes un système de sécurité collective, mais elle demeurait strictement un accord entre puissances, au surplus presque toutes de dimension et de nature impériales.

B. Le caractère novateur et fondateur de la Charte

La vraie naissance du Droit international

Tout change en 1945.

Ce changement est communément identifié à la constitution d’une organisation mondiale, l’ONU, opératrice d’un ordre universel de sécurité. Mais tout réduire à l’Organisation, c’est perdre de vue que celle-ci a été créée par une Charte, et que sa fonction est de faire respecter cette Charte en la respectant elle-même. Et c’est la Charte qui est dans l’histoire de l’humanité le premier texte de nature législative instituant un Droit international universel.

En effet, la Charte ne se borne pas à codifier ou modifier des règles antérieures, mais crée un droit nouveau, et ne porte pas seulement sur tel ou tel aspect des relations internationales, mais sur leur globalité. C’est le premier texte dans l’histoire de l’humanité qui énonce des principes de portée universelle, donc de nature législative, « erga omnes », (à l’égard de tous) et qui institue un organe lui-même universel pour en assurer l’application, voire œuvrer collectivement à son enrichissement.

Cela permet de (et oblige à) considérer que tout aspect de la vie internationale doit y être conforme.

La suprématie de la Charte

Son article 103 est essentiel, aux termes duquel :

En cas de conflit entre les obligations des membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévalent.

En effet, les dispositions de la Charte ayant une valeur législative d’ordre public, tout ce qui y est contraire doit être réputé non écrit.

Par contre sont intégrées dans ce nouveau Droit international toutes les acquisitions antérieures non contraires, telles notamment les lois humanitaires dites « lois de la guerre ». C’est ainsi que, en 1946, sans aucune distorsion avec le droit nouveau de la Charte, mais au contraire en parfaite cohérence avec lui, le jugement du Tribunal de Nuremberg a pu se référer à ces conventions humanitaires et que, depuis, on se réfère plus que jamais à ce dernier, notamment pour l’illégalité des armes de destruction massive. De même, on se réfère à la 4e Convention de Genève pour la protection du peuple palestinien.

Une légalité internationale

On peut dire que, pour la première fois, l’humanité se dote alors d’un véritable Droit international fondé sur un principe de légalité. Sans doute pourra-t-on objecter que la Charte elle-même est un document contractuel. Mais il est aussi vrai que toute règle légale est tributaire de son degré d’acceptation. Il n’en demeure pas moins que ce qui distingue la loi de la convention est son caractère proclamatoire universel et égalitaire, indépendant de toute adhésion formelle à son assujettissement, et c’est bien là le caractère nouveau de la Charte.

Subordination des traités

Imaginons une société dans laquelle personne ne serait tenu d’observer d’autres règles que celles qu’il aurait acceptées ! Ce serait substituer au principe de légalité un régime de pure consensualité, et dans lequel par conséquent chacun pourrait, par exemple, commettre des assassinats à sa guise, s’il n’a pas signé une convention condamnant l’assassinat !

Il s’ensuit que le droit des traités doit se voir cantonner dans un nouveau statut, secondaire par rapport à la valeur dominante de la loi de la Charte. Un traité est recevable s’il ajoute à la Charte, pour l’améliorer, la compléter, en préciser et renforcer la mise en effectivité. Mais il n’est pas recevable qu’un traité puisse, directement ou de facto, réduire la portée de la Charte en subordonnant son application à des modalités contractuelles. On serait tenté de reprendre ici l’exemple fourni par le droit du travail : les conventions collectives peuvent ajouter aux protections des salariés telles que prévues par la loi, mais sont nulles dans les clauses qui y dérogent à la baisse.

S’il devait en être autrement, cela reviendrait tout simplement à faire régresser le Droit international au régime consensuel ancien, au détriment de sa valeur législative.

C. Le caractère révolutionnaire de la Charte

1. La portée philosophique de son Préambule

Les peuples maîtres

Le Préambule [voir Annexes, pages 101 et s.] énonce la philosophie, qui commande toute interprétation de ce qui, ensuite, en découle.

« Nous, peuples des Nations Unies… » Ce sont les peuples qui s’emparent de la tribune, pour dire leur droit et non plus subir celui des puissances. Et d’abord ils affirment leur pluralité universelle et leur Union.

« Nous, peuples (…) avons décidé d’associer nos efforts… » Donc, désormais, c’est nous qui décidons et, si nous créons une organisation, ce ne sera plus une assemblée de gouvernements faussement qualifiée de « Société des Nations », mais un lieu où nous unirons nos efforts.

« En conséquence, nos gouvernements… » Ainsi, ce ne sont plus les gouvernements qui décident, puisque ce ne sont pas eux qui unissent leurs efforts ; ils ont désormais seulement pour mission d’appliquer les décisions de leurs peuples respectifs, et d’exprimer l’union de ceux-ci, puisqu’ils ne font plus que les représenter.

A l’ancien droit international de partage de la maîtrise sur les peuples succède un nouveau Droit international de maîtrise concertée des peuples sur leurs affaires respectives et communes.

« Nous, peuples des Nations Unies (…) avons décidé (…) En conséquence, nos gouvernements… » Est ainsi, on ne peut plus clairement, répudiée la délégation de pouvoir !

L’étendard est levé de la proclamation mondiale de la souveraineté populaire.

Des peuples multiples et égaux

Comme la population mondiale est plurale, au gré de sa répartition territoriale, il n’est pas proclamé « Nous, peuple du monde » (au singulier), mais, le binôme universalité-pluralité étant indissociable, la pluralité et la solidarité universelle des peuples sont affirmées par le pluriel unitaire « peuples des Nations Unies ».

Donc, « Nous, peuples » sommes souverains mais ensemble, ensemble mais souverains.

Souverains pour quoi faire ?

Le Préambule énonce aussi les objectifs de ce Droit international nouveau, ce pourquoi les peuples entendent prendre en mains les affaires du monde.

D’abord la paix :

Résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances…

Mais pas seulement la paix : les droits humains. Et pas seulement au sens minimal de la première génération (droits civils et politiques), mais globalement tout ce qu’implique le développement de l’humanité :

Résolus à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites ; (…) à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande.

Ainsi le nouveau Droit international sera-t-il celui par lequel les peuples, dans l’union et dans la paix, œuvreront ensemble à leur bonheur.

Mais le premier de ces objectifs, qui conditionne tous les autres, c’est la paix, la mise hors-la-loi de la guerre et du recours à la force. Du même coup est bannie la guerre, y compris sous la bannière des « droits de l’homme ». Ce sera l’un des fondements du principe de non-ingérence.

2. Les règles et principes qui en découlent

Les règles et les principes qui doivent régir les relations internationales s’articulent tous dans une même logique : celle de l’obligation de respect mutuel exigé par le binôme universalité-pluralité et impliquant droit égal pour tous les peuples à disposer d’eux-mêmes et interdiction du recours à la force pour régler leurs différends.

Egalité, respect mutuel et solution négociée des différends

La pluralité des peuples se concrétisant dans leur répartition territoriale et, leurs Etats étant supposés n’être que les instruments de l’exercice de leur compétence de souveraineté sur leur territoire, le respect de leur droit de libre disposition entraîne l’obligation de respect de compétence territoriale de leur Etat : seul peut intervenir dans la gestion des affaires intérieures d’un territoire donné l’Etat y exerçant son autorité.

Cette optique est traduite dans les paragraphes essentiels suivants :

Art. 1.2 : Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes…

Art. 2.1 : L’Organisation est fondée sur l’égalité souveraine de tous ses Membres.

Art. 2.3 : Les Membres de l’Organisation règlent leurs différends internationaux par des moyens pacifiques, de telle manière que la paix et la sécurité internationales ainsi que la justice ne soient pas mises en danger.

Art. 2.4 : Les Membres de l’Organisation s’abstiennent dans leurs relations internationales de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies.

Certes, cela n’interdit pas à un Etat, victime d’une agression au mépris de ces règles, de se défendre, mais seulement en cas d’urgence et à la condition de s’en remettre au plus tôt à la protection de la communauté internationale :

Art. 51 : Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales.

Non-ingérence

Le respect du droit des peuples à leur libre détermination et à la maîtrise exclusive de leurs affaires est un principe tellement fondamental que la Charte interdit même à la collectivité internationale d’y porter atteinte. C’est ce qui résulte de l’article 2.7 qui dispose que :

Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un Etat ni n’oblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte ; toutefois ces principes ne portent en rien atteinte à l’application des mesures de coercition prévues au chapitre VII. (On verra plus loin qu’elles sont relatives et strictement limitées au maintien ou au rétablissement de la paix)

Cela fait un obstacle non négociable à l’exercice du prétendu « droit d’ingérence ».

En outre, que l’on ose parler de « droit » et non de « devoir » mérite d’être spécialement noté. Cela voudrait dire que, sous le prétexte de venir en aide aux populations, les intervenants useraient d’un droit leur appartenant. Si le prétexte était sincère, c’est aux populations auxquelles on prétend venir en aide qu’appartiendrait le droit d’être secourues et donc de demander ce secours par leurs représentants qualifiés. L’action d’assistance que constituerait cette sorte d’intervention ne serait pas l’exercice d’un droit, mais l’accomplissement d’un devoir.

Or, l’histoire ne donne guère d’exemples où des interventions parées d’un droit ou devoir d’ingérence aient été sollicitées par des organes représentatifs de la majorité du peuple concerné, car jamais aucun peuple n’a souhaité être libéré en se faisant bombarder ou affamer1.

Et toute règle de Droit international devant s’appliquer sur la base de critères objectifs et universellement acceptables, il serait trop facile, avec le « droit » ou devoir d’ingérence, de permettre les expéditions punitives contre tout peuple dont la libre détermination n’aurait pas l’heur de plaire aux décideurs de ces expéditions.

Une chose est la solidarité active et militante des peuples avec ceux des leurs en lutte pour leur libération de la tyrannie, autre chose est une licence qui serait donnée à des puissances étatiques pour y jeter le poids de leur appareil économique et militaire.

Birmanie

La question d’un « devoir » d’ingérence a rebondi de façon encore plus sensible lorsque la Birmanie, dévastée par un cataclysme, a refusé l’aide de secours extérieurs. Il ne s’agissait plus d’immixtion dans les affaires intérieures, mais d’obligations alimentaires et sanitaires.

Pourtant les cortèges d’accompagnement des secours ne risquent-ils pas de donner prétexte ou couverture à d’autres infiltrations ? Et d’ailleurs n’était-ce pas des navires de guerre qui avaient été institués secouristes ?

Le propos n’est évidemment pas ici de défendre ou justifier la Junte birmane, mais on ne sait que trop que, si la légitimité de la fin commence à justifier des moyens illégitimes, l’exception devient vite la règle, et le précédent est dès lors acquis pour servir des fins moins légitimes. Les principes ne doivent donc jamais céder à l’opportunité.

De toutes manières, le fait que la Birmanie s’oppose subordonnait, de manière incontournable, l’accès territorial au recours à la contrainte. Alors ? Le fer et le feu doivent-ils être le prix de l’humanitaire ?

Certes, tout l’édifice du Droit international repose sur la présupposition de l’absence de régimes inhumains. Mais, avant de constater qu’on se heurte à la compétence territoriale de tels régimes, il faudrait sans doute traiter en amont ce qui les a portés au pouvoir et les y maintient, tant il est notoire qu’en Birmanie de puissantes sociétés étrangères s’en accommodent fort bien ?

3. L’Organisation pour assurer le respect et la mise en oeuvre des règles

C’est pour assurer la mise en œuvre de cette philosophie et l’application de ces règles que la Charte construit une Organisation : l’ONU.

Une Assemblée générale universelle et égalitaire

La structure de base, qui seule répond au principe d’universalité-pluralité-égalité est l’Assemblée générale, régie par le principe « un Etat, une voix ».

Du fait que le texte de la Charte parle constamment des « Etats-membres », il est habituellement considéré que ce sont les Etats qui sont les membres de l’Organisation. Or il est évident que la formulation n’est qu’un raccourci par commodité de langage. Ce sont effectivement les gouvernements, donc des instruments d’Etat, qui siègent à l’ONU. Mais dire que les Etats y sont des acteurs souverains revient à oublier que les Etats ne sont que des appareils de pouvoir, des instruments au moyen desquels ceux qui détiennent celui-ci dans les faits exercent leur propre souveraineté. Certes, dans la réalité des rapports de forces, ces instruments expriment le plus souvent d’autres volontés que celles de leurs peuples. Il n’en demeure pas moins qu’en principe et théorie, suivant la logique de hiérarchie instaurée par le Préambule, ce sont les peuples qui sont membres de l’ONU – pour y unir leurs efforts ainsi qu’ils l’ont décidé – et les Etats n’y sont présents qu’à cette fin.

Un Conseil de sécurité en contradiction

Tout dérape quand le pouvoir d’intervention est transféré à un « Conseil de sécurité », soumis lui-même à des règles spéciales de délibération donnant privilège de vote à des « membres permanents » et donc faisant exception au principe d’égalité-universalité.

Certes, dans l’esprit de la Charte, le Conseil de sécurité ne peut intervenir que dans les limites des nécessités de maintien ou de rétablissement de la paix. De plus, en vertu de l’article 2.7 « Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un Etat. » Tout ceci interdit au Conseil de sécurité d’étendre ses interventions à des mesures de police autres que de strict maintien ou rétablissement de la paix.

Il n’en demeure pas moins que l’existence de membres permanents ayant un privilège de vote (dit « droit de veto ») est contraire non seulement au principe d’universalité et de pluralité qui constitue l’essence de la Charte, et donc du nouveau Droit international, mais plus encore au principe d’égalité des nations grandes et petites proclamé par le Préambule.

Les raisons d’un privilège

Les raisons pour lesquelles les auteurs de la Charte ont construit l’Organisation, en contradiction des principes que celle-ci a pourtant mission d’appliquer, sont purement conjoncturelles.

D’une part la décolonisation n’a pas encore eu lieu, ni l’éclatement soviétique. Les Cinq, que leur victoire commune sur le nazisme ont conjointement et mutuellement impliqués dans le « plus jamais cela », se partagent la maîtrise d’une majeure partie de la surface du globe. Il est légitime qu’ils en assument la responsabilité majeure.

D’autre part, ces puissances relèvent de systèmes politico-économiques antagonistes et redoutent, de part et d’autre, que l’adversaire potentiel puisse réunir une majorité pour faire la guerre à l’autre. D’où leur accord pour convenir qu’aucun recours à la force ne pourra être décidé s’il n’y a pas accord entre eux pour en définir la nécessité et les moyens. Et pour cela l’article 27.3, qui règle le mode de votation au Conseil de sécurité2, institue ce qu’on a appelé d’abord le « principe d’unanimité », qui exigeait le vote « affirmatif » des Cinq et donc ne permettait d’user de moyens coercitifs, militaires ou seulement économiques ou politiques, qu’à la condition que les Cinq en soient d’accord. Et, pour que cela soit plus sûr et que la décision soit plus facile à concerter, la compétence en était réservée à un cénacle opérationnel restreint. Son nom même, « Conseil de sécurité », fait d’ailleurs penser qu’en définitive c’était un organe de sécurité mutuelle entre eux.

Un prétendu droit de veto

Le principe d’unanimité sera par la suite transformé en « droit de veto », ce qui est fort différent. En effet, avec le principe d’unanimité, une abstention fait que la décision n’est pas adoptée, tandis qu’avec le droit de veto, l’abstention, qui consiste à ne pas l’utiliser, fait que la décision est adoptée. Or, on cherchera vainement dans la Charte le terme de « veto ». C’est à l’occasion de la guerre de Corée (1950-53) que les puissances occidentales ont concocté, contre l’URSS, la transformation du « principe d’unanimité » en « droit de veto ».

Cela n’a demandé aucune délibération modifiant l’article 27.3. Il a suffi d’une demande d’avis à la Cour internationale de justice qui, jouant sur la place du mot « affirmatif » dans le texte3, a considéré qu’il concernait la nécessité de neuf votes affirmatifs, et que les votes des Cinq devaient seulement y être comptés. Ainsi la transformation du principe d’unanimité en droit de veto est-elle née d’une simple interprétation de l’article 27.3 par la Cour internationale de justice.

Quoi qu’il en soit, principe d’unanimité ou droit de veto, celui-ci demeure le privilège des Cinq qui leur permet de confisquer ensemble l’Organisation en organe de police à leur service commun et, à l’un quelconque d’entre eux, d’en bloquer l’intervention quand celle-ci gêne sa propre liberté souveraine de mépriser et violer les principes que l’Organisation a normalement pour fonction de faire respecter.

Un Conseil aux compétences cependant limitées

Précisément parce que l’un des deux axes essentiels de la Charte est la répudiation du recours à la force, la Charte interdit à l’Organisation elle-même d’y recourir au-delà des nécessités de ses objectifs fondamentaux, c’est-à-dire pour le maintien ou le rétablissement de la paix.

Cela déjà n’est pas sans poser problème : jusqu’où va et où s’arrête le maintien de la paix ? Dès lors que la guerre est un crime, la préparation de la guerre est aussi criminelle que la guerre elle-même. D’ailleurs l’article 2.4 condamne aussi bien la menace de la force que l’emploi de la force. Cela justifie en tout cas a priori la possibilité d’envoyer des forces d’interposition pour protéger tout pays qui a des motifs de craindre d’être victime d’une agression. Mais cela peut-il aller jusqu’à légaliser des interventions préventives contre un pays dont il est notoire qu’il se prépare à des actions agressives ?

Si cela ne permet certainement pas aux Etats de se livrer à des guerres préventives comme Israël en revendique le droit, on pourrait admettre que cela entre dans le cadre des compétences de maintien de la paix du Conseil de sécurité. Et l’on pourrait même penser que celui-ci aurait pu donner son aval contre l’Irak, si l’existence des armes de destruction massive avait été avérée.

Mais toutes les règles sont solidaires et indivisibles. Si la lettre des textes permet d’envisager que la prévention de la guerre, donc l’intervention coercitive contre tout ce qui peut menacer la paix, entre dans les compétences du Conseil de sécurité, la mise en oeuvre de telles mesures n’est cependant recevable que dans le respect d’un autre principe fondamental, celui de l’égalité. Pour ne prendre que cet exemple, une action contre d’éventuelles menaces de guerre de tel ou tel petit Etat ne serait admissible qu’à la condition que les grandes puissances, qui, en d’autres occasions, ne font pas mystère de telles menaces et préparatifs, n’en soient pas elles-mêmes exemptes.

On est ici à la minute de vérité, selon laquelle aucune règle de droit ne vaut que sous le bénéfice du rapport de forces et comme pouvant y contribuer.

4. Une mise en cohérence des peuples et des Etats

Peuple et Etat, un rapport à clarifier

Tout ce qui vient d’être dit peut paraître très simple à qui cherche le confort des abstractions. Mais cela n’aura pas manqué d’irriter celle ou celui qui n’oublie pas le hiatus qu’il peut y avoir entre, d’une part, le ou les peuples vivant sur un territoire et, d’autre part, l’Etat qui y exerce le monopole de ses compétences.

Lorsqu’il n’y a qu’un peuple sur le territoire concerné, la question relève essentiellement de la démocratie. Il est alors aisé de renvoyer au principe de libre disposition et de maîtrise exclusive d’un peuple sur les affaires de son territoire, sachant par ailleurs que la démocratie n’est pas matière d’import-export.

Les choses deviennent plus inconfortables lorsque les compétences d’un Etat s’exercent sur un territoire habité par plusieurs peuples. Dans ce cas – sauf dans l’hypothèse exceptionnelle, parfaitement imaginable au demeurant, où une véritable démocratie permet à tous les peuples de participer également à l’exercice de leur souveraineté par les institutions d’un Etat commun –, il y a contradiction entre l’affirmation, par la Charte, que les peuples sont les souverains et le fait que ce sont les Etats qui, en tant que leurs représentants, sont les membres de l’Organisation.

L’Organisation pourra alors se trouver amenée à trouver des formules pour admettre les peuples dans le concert international hors le truchement de l’Etat territorialement compétent. C’est ainsi que dans le passé l’ANC, représentant le peuple sud-africain victime de l’apartheid, puis l’OLP, représentant le peuple palestinien, furent admis comme observateurs.

La combinaison et la mise en cohérence des différentes composantes de la logique globale de la Charte, à savoir la souveraineté des peuples, leur obligation de respect mutuel et la solution négociée des différends, nous amènent surtout à en déduire une compétence de l’Organisation pour favoriser des négociations non seulement entre les Etats, dans le cadre de leurs compétences administratives territoriales respectives, mais entre les peuples, auxquels appartiennent les territoires, et les Etats, qui n’y ont compétence que par délégation.

En effet, dès lors que cette intervention n’userait d’aucun moyen de coercition, elle ne serait nullement une infraction à l’article 2.7 qui interdit à l’Organisation d’intervenir dans les affaires intérieures d’un Etat.

Le rapport peuple-Etat, une alternative et un enjeu essentiels

Ce qui est en question est l’incontournable problème du rapport entre le principe de souveraineté des peuples et les moyens de cette souveraineté. Pour chaque peuple, le problème posé se présente dans les mêmes termes en matière internationale qu’au niveau interne, pour sa propre administration. La participation d’un peuple à la vie internationale n’est qu’un des attributs (et une des exigences) de la globalité de ses compétences d’auto-administration. Ce combat des peuples pour la prise en main de leur souveraineté n’est pas nouveau. Au niveau national, c’est, depuis que la notion de démocratie a acquis droit de cité dans l’histoire, un combat permanent entre les tenants des privilèges, pour confisquer l’Etat comme moyen de domination sur le peuple, et les forces de progrès, pour faire triompher le concept et les moyens de la « souveraineté populaire ».

De même, lorsque la Charte commence par « Nous, peuples », des esprits chagrins peuvent faire la moue et dire que les auteurs de la Charte étaient sans doute loin de vouloir « abdiquer » entre les mains de leurs peuples.

On pourrait certes se contenter de leur répondre que peu importe les intentions de ceux qui ont écrit cela : à partir du moment où un texte existe, il échappe à leur discrétion et se trouve à la disposition de ses bénéficiaires apparents pour qu’ils s’en emparent et en fassent une réalité.

Que ses auteurs l’aient voulu ou non, cette proclamation de la souveraineté des peuples peut et doit, de simple caution d’une légitimité, être concrétisée en exercice effectif de la souveraineté populaire. Le même combat qui s’impose à chaque peuple, chez lui, pour sa propre administration, est imposé aux peuples, dans leur ensemble, pour la maîtrise de leurs relations internationales.

Roland WEYL est avocat à la Cour de Paris et a été rédacteur en chef, puis directeur de la Revue Internationale de Droit Contemporain. Il est actuellement membre du Conseil national du mouvement de la paix et Vice-Président de l’Association internationale des juristes démocrates.

Monique PICARD-WEYL est avocate honoraire à la Cour de Paris. Elle a été Professeure à l’Institut de droit appliqué, membre du Conseil national du mouvement de la paix et du Comité directeur du Mouvement national de lutte pour l’environnement.

Tous deux militants actifs de la solidarité avec les peuples en lutte pour leur libération, tant sur le terrain judiciaire que politique, chacun d’eux a à son actif de nombreuses missions de solidarité internationale.

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