L’article « Islam politique » ne voit qu’un aspect des choses

Un lecteur réagit à l’article de Nazanin Armanian, diffusé il y a deux jours sous le titre « Pourquoi l’islam politique échoue ».

Honnêtement, ce texte peut être convaincant pour des non musulmans mais il est contre-productif selon moi pour des personnes ayant une culture musulmane, pour plusieurs raisons :

 

1. Il est iranocentré surtout. Or, l'Iran reste malgré tout un régime ayant une certaine base sociale et qui a acquis un niveau réel de développement technologique, tandis que son allié le Hezbollah libanais a remporté la seule victoire arabe indéniable depuis 1948 contre l'armée israélienne. Ce qui contredit en conséquence en partie la thèse de l'auteur sur l'échec de ce régime. Par ailleurs, ce sont des chiites et ce qu'on appelle l'islam politique est avant tout centré sur les sunnites et donc il peut facilement être rejeté par un sunnite qui dira "ce texte ne nous concerne pas".

 

2. Le texte fait l'impasse sur les "théologiens de la libération" musulmans, comme Ali Shariati, Malek Bennabi, Mohamed Iqbal, Farid Esack, voire Imran Hosein…C'est comme si on disait que le christianisme politique est un échec sous prétexte de l'inquisition, de la CDU, des démocrates chrétiens, en oubliant les théologiens de la libération et Chavez (même si je sais bien on attend un nouveau Chavez arabe !)

 

3. Reprendre la thèse des 20 millions d'Egyptiens dans la rue contre Morsi n'est pas sérieux. Ces chiffres, plausibles mais discutables, n'ont jamais été prouvés pas plus qu'on ne sait combien il y a eu de manifestants pro-Morsi. C'est, pour le moment, une guerre de propagandes.

 

4. Réduire la sharia à son interprétation actuelle originaire des Saoud n'est pas sérieux. Tout connaisseur moyen de l'islam sait que la sharia, c'est un ensemble de différentes écoles juridiques bâties pendant plusieurs siècles, avec des courants contradictoires et une libre interprétation de principe combinant principes islamiques et…droit romain !!! (ce qu'on oublie systématiquement, des Saoud aux colonialistes occidentaux!). Le Code Napoléon par exemple est inspiré de la sharia malékite à la suite des cours qu'a reçu Bonaparte au Caire à l'Université al Azhar… La France et l'Europe continentale appliquent donc depuis 1804 au moins autant la Sharia que l'Arabie saoudite… Pourtant, ce n'est pas la même !!! Même les Frères musulmans dans leur majorité rejettent la sharia à la saoudienne et soutiennent que la sharia ne pourra être introduite, dans une version ou une autre, qu'après avoir été expliquée et avoir obtenu l'aval démocratique des sociétés sur le sujet et sur ses interprétations.??

 

5. En tout cas, la sharia dans ses diverses moutûres, ce n'est pas reproduire la vie des tribus bédouines sous Mahomet, c'est un processus juridique qui s'est construit après la formation de l'empire musulman, en tentant de combiner héritage islamique, gréco-romain et persan pendant plusieurs siècles au cours de la période de grandeur d'une civilisation islamo-arabe qui était progressiste et même très progressiste (par exemple, gratuité des hôpitaux et des services publics à Bagdad ou au Caire, coexistence de différentes religions au sein des universités, réinterprétation de la philosophie grecque, découverte de la médecine hindoue, etc.). Réduire la sharia aux peines du talion etc, c'est une interprétation grossière et pour tout dire néocoloniale correspondant à la vision des Saoud…mis en selle par les Anglais, ne l'oublions pas !

 

6. L'inégalité homme-femme, c'est une intérprétation de l'islam parmi d'autres (comme on en retrouve dans le christianisme ou le judaïsme parmi d'autres). Pendant plusieurs siècles, la vision de son égalité a dominé au moins sur le plan théorique, avec des aller-retour, comme le "siècle des sultanes" à l'époque ottomane ou le rôle de la première femme de Mahomet. Et on trouve dans le Coran toutes les possibilités d'interprétations possibles si l'on est tendancieux, dans un sens comme dans un autre. 

 

7. Aujourd'hui, le combat central au sein de l'islam politique, largement dominé en effet par les courants conservateurs ou même réactionnaires, c'est la place de la "guerre contre l'usure". Pour les plus radicaux, elle doit dépasser le simple fait de remplacer l'intérêt par le capital-risque, ce qui est déjà un progrès. Elle doit aboutir à la suppression de la spéculation, des monnaies virtuelles dominantes (dollar en particulier, mais euro aussi et tout ce qui n'est pas basé sur or ou argent), de la bourse et de l'actionnariat.

 

8. Il faut par ailleurs savoir que l'islam des premiers siècles a donné naissance à de multiples écoles et courants politiques allant des "paléo-communistes" (les Qarmates) aux réactionnaires les plus poussés en partant par des courants démocratiques (les différents courants kharijites) ou populaires (chiismes ou certains penseurs sunnites). Bien sûr, les réactionnaires musulmans comme les colonialistes ont tout fait pour enterrer le souvenir de toutes ces écoles philosophiques émancipatrices et rationalistes au profit des écoles fixistes et rétrogrades …il en va de même avec toutes les idéologies : "Un se divise en deux !"

 

Certes, ces courants progressistes sont aujourd'hui moins visibles car ils ne bénéficient pas de l'audience médiatique des courants conservateurs, mais ils existent, les musulmans les connaissent, ce qui explique pourquoi s'ils lisent cet article, ils le trouveront très superficiel et peu fouillé, ce qui peut réveiller en eux le sentiment que, décidément, les occidentaux, et les marxistes  "occidentalistes", ne tentent jamais de comprendre ce qui dépasse leur cercle culturel.

 

Les musulmans d'origine ou les chrétiens d'origine moyen-orientale mais qui sont passés à une tendance occidentaliste me semblent tellement orientés qu'ils ignorent totalement leur peuple, leur culture d'origine sur laquelle ils disent des grossièretés par ignorance. On retombe dans le même travers avec les occidentalistes arabes actuels. Ce texte, sans aller aussi loin, reproduit quelques uns à mon a vis de ces travers. Il serait intéressant de reproduire les observations de Karl Marx faites lors de son séjour à Alger et à Biskra qui ouvrent une analyse très fine du phénomène musulman…en tout cas, pas du tout "occidentaliste".

 

Voilà mon avis, en toute amitié.

 

Benoît Durant

 

Source: Investig'Action

 

Lire aussi :

Islamophobie, le véritable point de vue des marxistes sur la religion

2 Pourquoi l'Islam politique échoue


 

 

 

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