L’agenda caché du traité de Lisbonne

Le 2 octobre prochain, pour la seconde fois, les Irlandais seront appelés à se prononcer sur le traité de Lisbonne par référendum. Après un refus majoritaire de leur part (le 12 juin 2008) et un réaménagement cosmétique du traité pour justifier un second vote, la Commission et le Parlement espèrent de tout cœur que le projet passera.

En effet, les autorités européennes considèrent ce nouveau traité, qui faciliterait les procédures décisionnelles, comme indispensable à la bonne marche de l’Union à 27 États membres. A titre d’exemple, l’actuel traité de Nice confère le droit à chaque État de disposer d’un commissaire européen, alors que le traité de Lisbonne permettrait de constituer une Commission européenne plus réduite.

Mais le traité de Lisbonne propose également d’importants changements dans le domaine des relations extérieures.

Ainsi, l’Union européenne se verrait accorder la personnalité juridique sur l’ensemble de ses compétences, ce qui l’autoriserait à conclure des accords et traités internationaux engageant ses États membres de façon beaucoup plus large qu’auparavant.

Le traité de Lisbonne instituerait aussi un poste de super ministre européen, à savoir un « haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères ». Il devrait rendre plus visible la volonté commune de parler « d’une seule voix » et renforcer le poids politique de l’UE dans les processus multilatéraux de négociation internationale.

Depuis deux ans, ces transformations institutionnelles sont abondamment présentées par la presse. Mais on entend moins parler du contenu des politiques européennes d’ores et déjà fixées dans le traité.

Une politique étrangère néolibérale

Dans le traité de Lisbonne, la politique de l’Union (et singulièrement la politique étrangère) est complètement ficelée sur le plan idéologique. En effet, l’un des objectifs internationaux fixé par ce traité a pour but « d’encourager l’intégration de tous les pays dans l’économie mondiale, y compris par la suppression progressive des obstacles au commerce international »(1).

En ratifiant le traité de Lisbonne, les États membres de l’Union européenne s’engageraient donc (et engageraient automatiquement leurs populations) sur la voie du libre-échange généralisé. Or, le libre-échange n’est pas neutre : c’est une doctrine économique, parmi d’autres possibles, dont les avantages et désavantages doivent faire l’objet de débats et ne peuvent être imposés sans autre forme de procès, à tout le moins en démocratie. Ce débat public est d’autant plus légitime que nous traversons actuellement une crise financière provoquée par le libéralisme économique : à force d’interconnecter les marchés et de les laisser s’autoréguler sans contrôle étatique, la crise des subprimes est apparue aux États-Unis mais frappe le monde entier, forçant au passage l’intervention des États pour sauver les banques, et provoquant un retour en force des déficits publics sur fond de paupérisation et de chômage accrus.

Vers un marché commun avec les États-Unis ?

A la lumière de ces faits, l’optique libre-échangiste du traité de Lisbonne est non seulement critiquable, mais surtout inquiétante. Une inquiétude d’autant plus forte que Commission et Parlement européens ont déjà un projet très clair en tête : celui de constituer, pour 2015, un grand marché transatlantique avec les États-Unis d’Amérique. Il s’agit, ni plus ni moins, de supprimer un maximum d’« obstacles » et d’« entraves » au commerce, à l’investissement ou encore à la libre circulation des biens et services commerciaux entre les deux puissances. Le projet n’est ni nouveau (2) ni neutre. D’ailleurs, l’une de ses principales chevilles ouvrières est le TransAtlantic Business Dialogue (TABD) : ce lobby regroupe les plus grosses entreprises privées d’Europe et des Etats-Unis. Lancé à l’initiative du gouvernement américain et de la Commission européenne, il leur sert de conseiller et se donne pour mission d’« aider à établir un Marché Transatlantique de Libre-échange qui servira de catalyseur à la libéralisation globale du commerce et à la prospérité »(3).

Mais loin d’apporter la prospérité, le libre-échange généralisé (l’objectif central du néolibéralisme) porte en lui le chaos et l’instabilité. Cela fait deux siècles que certains s’ingénient à libérer les « forces du marché » de tout contrôle public et la conséquence est toujours identique : crises à répétition, inégalités profondes, pauvreté extrême… Nous savons que ces politiques ne sont pas la solution mais le problème. La déréglementation généralisée de l’économie jointe à l’abandon d’une politique redistributive et solidaire sont les facteurs de la dérive qui enlise le monde.

L’alternative consiste en un changement de cap. Pourtant, nous constatons que le projet transatlantique s’obstine à vouloir créer une zone de liberté économique et de marché « autorégulé » entre les deux puissances mais aussi, car l’objectif est également celui-là, à l’échelle du monde entier.

Comme les mouvements sociaux qui, en Amérique latine, s’insurgent contre la zone de libre-échange des Amériques, nous savons que c’est la mauvaise voie. Pourtant, nous constatons qu’avec ses nouveaux instruments de politique extérieure, l’application du traité de Lisbonne accélérerait la construction de cette zone de libre-échange. D’ailleurs, le Parlement européen l’affirme sans ambiguïté : « il est approprié que la négociation du nouvel accord [transatlantique] débute une fois le traité de Lisbonne entré en vigueur, de façon à ce qu’elle soit achevée avant 2012 » (4).

Il s’agit d’un calendrier qui ne nous promet aucune surprise, nous en connaissons le menu : dérégulation, libéralisation, flexibilité des emplois, individualisation, restriction des droits, abaissement des sécurités sociales, abandon des solidarités… Pour s’engager toujours plus loin dans cette voie sans issue, le prochain signal sera donné en Irlande ce 2 octobre.

Est-ce démocratique ? Le tout au marché, le tout au libre-échange, a certes le droit d’être défendu par ses partisans politiques, mais a-t-il pour autant le droit d’être imposé par l’intermédiaire d’un traité servant d’obligation légale pour toutes les majorités politiques à venir dans 27 États différents ? Pour nous, la réponse est assurément négative. La démocratie et le suffrage universel sont vidés de leur substance si un programme politique particulier est imposé à tous (près d’un demi-milliard de personnes) comme étant le seul possible.

Thierry Bodson, Secrétaire général de la FGTB wallonne.
Claude Emonts, Conseiller communal.
Corinne Gobin, Politologue à l’ULB.
Mateo Alaluf, Sociologue à l’ULB.

Notes

(1) Point 2 h de l’article 21, Titre V du traité de Lisbonne.

(2)  Ce projet a été formulé pour la première fois en 2004, et revient depuis lors régulièrement dans les discours transatlantiques de l’Union européenne.

(3)  Voir la page « Histoire du TABD » sur leur site : http://www.tabd.com.

(4)  Point 6 de la Résolution du Parlement européen sur les relations transatlantiques, 26 mars 2009.

Source: Carte blanche parue dans Le Soir du 1er octobre 2009

 

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