L'accusé Milosevic est mort, la presse peut rendre le verdict

Décryptage

Le 11 mars 2006, Slobodan Milosevic est mort d’un arrêt cardiaque plus que troublant. Le médecin légiste ayant autopsié l’ancien dirigeant yougoslave a déclaré que le prisonnier du tribunal pénal international ad hoc sur l’ex-Yougoslavie (TPIY) s’était lui-même administré un médicament contre-indiqué pour son état de santé. Pour le TPIY, il s’agirait donc soit d’un suicide, soit d’une volonté de Slobodan Milosevic de faire empirer son état de santé afin de partir se faire soigner à Moscou.

Tribunes et décryptages – 16 mars 2006

L’accusé Milosevic est mort, la presse peut rendre le verdict

Les autorités russes et une grande partie de la population serbe considèrent pour leur part qu’il s’agit d’un assassinat. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a rendu publique une lettre que Slobodan Milosevic lui avait adressée deux jours avant sa mort, stipulant qu’il était mal soigné au tribunal et que les traitements qui lui étaient administrés nuisaient à sa santé. L’avocat du défunt assure lui aussi qu’il s’agit d’un empoisonnement.

La presse occidentale a relayé les doutes russes et ceux des défenseurs de Slobodan Milosevic, mais s’est très largement alignée sur la thèse du tribunal de La Haye. Si les médias mainstream ont évoqué les doutes entourant cette mort dans les premiers temps, ils ont très vite concentré l’essentiel de leur attention sur les biographies posthumes à charge contre l’ancien président serbe ou sur un sujet accessoire tel que le lieu de son enterrement.

Pour évacuer la question des causes de sa mort, on a vu se développer dans la presse occidentale un raisonnement bancal fondé sur une série d’affirmations souvent péremptoires pour justifier l’apparente certitude que la version du TPIY était exacte : Slobodan Milosevic a commis des crimes, donc il est coupable de tous les crimes dont on l’accuse, donc le TPIY allait le condamner à la prison à vie dans quelques mois, donc personne, hormis Slobodan Milosevic lui-même, n’avait intérêt à ce qu’il meure et échappe à cette sentence. Bien évidemment, avec un tel raisonnement, ceux qui remettent en cause cet enchaînement logique ne peuvent être que des partisans de Slobodan Milosevic ou des « conspirationistes », vieille ficelle pour stigmatiser l’adversaire. Le journal français Le Monde a illustré cette démarche de façon symptomatique en publiant, pour donner la parole aux personnes remettant en cause les conditions de la mort de Slobodan Milosevic, un article au titre évocateur : « Doutes persistants sur les causes de la mort de Milosevic », mais publiant, dans la même édition, un éditorial non signé, et engageant donc toute la rédaction, affirmant : « La mort de Milosevic renforcera quelques nationalistes dans l’idée que la Serbie est encore victime d’un complot international. Elle devrait en revanche permettre à la grande majorité du peuple serbe de se défaire complètement des fantômes du passé. ». Bref, la rédaction limite par anticipation, avant même la clôture de l’enquête, son champ d’investigation et dénonce par avance toute remise en cause de la thèse du suicide ou du décès accidentel de Slobodan Milosevic comme le fait de nationalistes serbes.

A cette occasion, on voit donc se reformer les « camps » apparus au moment des bombardements contre la Serbie : ceux qui y étaient favorables rejettent massivement la thèse de l’assassinat, ceux qui y étaient opposés estiment bien souvent qu’il s’agit d’un crime. Les médias se positionnent non pas en fonction de la recherche de la vérité mais en fonction du camp auquel ils ont appartenu en 1999.

Ainsi, la rédaction du Wall Street Journal profite de l’événement pour rappeler la vulgate néo-conservatrice concernant l’éclatement de la Yougoslavie. L’éditorial affirme que Milosevic était bien le responsable de l’éclatement de cet État, qu’il était un criminel et que sa seule petite victoire aura été finalement d’échapper à la sentence du tribunal. La rédaction du journal assure que le seul tort des États-Unis dans l’affaire yougoslave est de ne pas être intervenus plus tôt et de croire que l’Europe pouvait régler la question seule. Le Wall Street Journal rappelle donc sa ligne idéologique : les États-Unis peuvent mener toutes les guerres qu’ils souhaitent, sont les seuls juges de qui est ou n’est pas coupable et doivent mener « l’Occident » pour le bien du monde, personne ne pouvant prendre cette responsabilité à leur place.

Il est aujourd’hui impossible, dans l’état des informations dont nous disposons, d’assurer que Slobodan Milosevic a été assassiné. Toutefois, la thèse du suicide ou d’une tentative malheureuse de Slobodan Milosevic de dégrader volontairement son état de santé pour être soigné à Moscou soulève bien des questions qui n’ont pas encore été élucidées. L’ancien dirigeant yougoslave pouvait-il vraiment croire que le tribunal de La Haye accepterait qu’il soit soigné à Moscou plutôt qu’aux Pays-Bas ? Et surtout, si Milosevic s’est administré lui-même un médicament dangereux pour sa santé, qui le lui a procuré ? Comment est-il parvenu à le faire pénétrer dans sa prison et se l’administrer sans que cela ne soit remarqué ? Un prisonnier lambda est fouillé avant et après chaque visite qu’il reçoit et voit sa cellule fouillée de temps à autre. On peut imaginer qu’un détenu d’une telle importance est encore davantage surveillé, mais il serait parvenu à obtenir un médicament interdit à l’insu de tous.

Il faut également noter que la condamnation de Slobodan Milosevic par le TPIY ne tombait pas sous le sens. Il est évident que le dirigeant serbe a bien commis des crimes pour lesquels il aurait pu être condamné. Mais la volonté politique de génocide ou de nettoyage ethnique n’avait pas été démontrée par le tribunal, malgré les procédures d’exception appliquées et le peu de respect pour les droits de la défense dont il faisait preuve. L’historien spécialisé dans l’histoire des Balkans Neil Clark avait régulièrement dénoncé dans The Guardian, l’incapacité du procureur Carla Del Ponte à faire la preuve de la pertinence de ces 66 chefs d’accusation.

Mais les médias occidentaux mainstream gardent la certitude de la culpabilité totale du dirigeant serbe et de la justesse des bombardements de l’OTAN de 1999, ils ne remettent pas en cause les présupposés faisant des Serbes les seuls responsables de l’éclatement de la Yougoslavie [1]. Au contraire, ils donnent majoritairement la parole à des personnalités atlantistes ayant soutenu de longue date la culpabilité de l’ancien dirigeant yougoslave et le bombardement de la Serbie.

Le quotidien conservateur espagnol ABC publie une tribune du général Wesley Clark, ancien responsable des bombardements de 1999. Celui-ci déplore la mort de Slobodan Milosevic qui prive le monde de la vérité et de la justice. Pour lui, il ne fait aucun doute que l’ex-président était coupable de tout ce dont on l’accusait. Il livre un portrait accablant de l’ancien dirigeant et réemploie en titre (à moins que ce soit le titre choisi par le journal) la comparaison de Milosevic avec Adolf Hitler. Par ailleurs, il assure qu’en 1998-1999, l’OTAN avait fait tout son possible pour éviter une action militaire, oubliant le soutien états-unien aux terroristes de l’UCK et l’attitude de Madeleine Albright qui avait saboté les négociations de Rambouillet.

Le quotidien britannique The Independent publie une courte tribune de l’ancien Haut représentant international pour la Bosnie Herzégovine, Paddy Ashdown, qui se penche pour sa part sur l’action de Slobodan Milosevic en Bosnie Herzégovine. L’auteur désigne le dirigeant serbe comme le principal responsable des violences ethnico-religieuses dans la région. Il reconnaît la part de responsabilité de Franjo Tudjman mais assure que le nationaliste croate n’est parvenu au pouvoir que grâce à la réaction des Croates à la politique de Milosevic. Il exonère en revanche totalement Izetbegovic. Il estime que l’intervention de l’OTAN s’est faite attendre trop longtemps. M. Ashdown assure qu’il n’y avait aucun intérêt à assassiner Milosevic et pose comme un impératif la dénonciation de tous ceux qui remettraient en cause la version du TPIY.

Le Monde interviewe la procureure du TPIY Carla Del Ponte. Cette dernière assure qu’elle était sur le point de remporter une victoire judiciaire éclatante et qu’elle n’aurait eu aucun mal à faire condamner Slobodan Milosevic à la prison à perpétuité. Elle enrage de cette mort qu’elle présente comme une dérobade de l’ancien président serbe, soutenant fortement la thèse du suicide. Elle assure désormais que sa priorité est l’arrestation de Radovan Karadzic et Ratko Mladic.

L’ancien Premier ministre yougoslave, Milan Panic, est l’un des rares protagonistes de l’histoire de l’éclatement de la Yougoslavie à poser un bémol sur la lecture mainstream des évènements de Bosnie et du Kosovo. Dans l’International Herald Tribune, il dénonce la diabolisation de l’ensemble de la population serbe et les bombardements de l’OTAN. Toutefois, sa critique s’arrête là et, lui aussi, présente Slobodan Milosevic comme le seul responsable de l’éclatement de l’État yougoslave. Il déplore d’ailleurs que l’OTAN n’ait pas mené une opération commando pour kidnapper Milosevic en 1998 et le traduire en justice.

Lui aussi condamne, par avance, toute hypothèse sur l’assassinat de Slobodan Milosevic.

Les dirigeants russes ont, bien évidemment, un tout autre point de vue.

Dans Al Watan, Hani Shadi, correspondant à Moscou de plusieurs quotidiens arabes, assure que les Russes considèrent que Milosevic a été assassiné. Toutefois, l’auteur n’explique pas cette opinion par les doutes entourant la mort de Milosevic, mais par la proximité des Russes et des Serbes, validant lui aussi le fait que la version des conditions de cette mort que l’on favorise dépend du « camp » auquel on appartient.

La mort de Slobodan Milosevic a également remis au goût du jour le débat sur le droit international.

Dans Le Figaro, François Terré, président de l’Association française de philosophie du droit et membre de l’Institut de France, rappelle que le procès du tribunal de La Haye n’est absolument pas conforme aux principes du droit et bafoue les droits de la défense. On ne peut pas considérer que l’ex-président yougoslave a bénéficié d’un procès équitable, il faut donc relativiser les déclarations de Mme Del Ponte sur la certitude entourant la culpabilité de l’accusé.

Dans Al Quds Al Arabi, le rédacteur en chef de la rubrique culturelle du quotidien Annahar, Elias Khouri, profite des réactions à la mort de Slobodan Milosevic pour dénoncer l’attitude équivoque de la communauté internationale face aux crimes d’épuration ethnique commis dans le monde. Il assure qu’Ariel Sharon avait soutenu Slobodan Milosevic au Kosovo car il craignait que cela ne crée une jurisprudence défavorable à Israël. Or, il n’en a rien été. Si Slobodan Milosevic a été extradé à La Haye, Ariel Sharon n’a jamais eu à répondre de ses crimes contre les Palestiniens. De même, l’auteur s’indigne qu’on adopte à nouveau un système juridique différent pour juger Saddam Hussein.

Les tribunaux internationaux sont trop souvent des constructions ad hoc conçus pour servir les intérêts du vainqueur, voire légitimer une agression a posteriori.

Aux États-Unis, une partie du mouvement pacifiste profite de l’événement pour rappeler la politique des États-Unis en Yougoslavie et pour rappeler que les méthodes de l’administration Bush pour justifier la Guerre d’Irak avaient été expérimentées par l’administration Clinton à l’occasion des frappes contre la Serbie.

Directeur du site Antiwar.com et rédacteur au journal The American Conservative de Patrick Buchanan, le libertarien Justin Raimondo se rappelle ainsi au bon souvenir des démocrates. Il souligne que le bombardement de la Serbie a permis la mise en place d’un certain nombre de processus qui servent aujourd’hui l’administration Bush : alibi humanitaire pour mener une guerre illégale, non-respect de la charte de l’ONU, diabolisation de l’adversaire via une unanimité médiatique assimilant le chef adverse à Hitler ou au nazisme, exagération de la menace pour désigner une armée délabrée, puis oubli des morts civiles serbes et profits pour de grandes entreprises comme Haliburton. L’auteur démontre que certains des adversaires démocrates de la Guerre en Irak ne rejettent que la cible choisie, pas les moyens employés.

Sur Antiwar.com, le journaliste Jeremy Scahill félicité ironiquement Bill Clinton : les crimes commis en Serbie sur ses ordres ne seront jamais jugés au TPIY. Le bombardement intentionnel de la télévision serbe, de trains de voyageurs, d’usines pétrochimiques, l’emploi de bombes à fragmentation dans des zones habitées ne seront jamais présentés dans le procès Milosevic. L’auteur révèle que la comparution de Bill Clinton comme témoin était le dernier combat de Slobodan Milosevic qui espérait ainsi exposer les crimes de l’OTAN.

Réseau Voltaire

[1] Il serait trop long de revenir sur la somme des inexactitudes ayant entouré le conflit en Bosnie puis au Kosovo. Le journaliste Michel Collon les a résumés sur son site : « Yougoslavie : Que valait notre info ? »

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