Jamais les pauvres n’ont autant souffert en Egypte

Ah, le cigare… Je ne puis imaginer le plus grand journaliste d’Egypte – de fait, l’écrivain le plus célèbre de tout le Moyen-Orient – sans ce nuage de fumée bleutée émanant de son Havane et encensant son visage mince, puissant et facétieux.

Muhammad Hasanaïn Haykal : le sage du Moyen-Orient

par Robert Fisk

in The Independent, 9 avril 2007

http://news.independent.co.uk/world/fisk/article2434980.ece

traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier

Conseiller de Gamal Abdul Nasser, ancien rédacteur en chef du vénérable quotidien égyptien Al-Ahram – à l’époque où celui-ci était encore un grand journal arabe, et non la voix de son maître qu’il est devenu – Muhammad Hasanaïn Haykal est l’auteur des ouvrages les plus stylés consacrés à l’histoire du Moyen-Orient, et aussi l’archiviste des documents privés de Nasser en personne. « Acerbe », tel est l’adjectif qu’affectionnent les amis de Haykal pour qualifier sa critique impitoyable du régime égyptien actuel. ‘Dévastateur’ serait sans doute plus indiqué. Je vois quasiment le président égyptien Hosni Moubarak – il lit The Independent, je le sais – en train de soupirer à la lecture du paragraphe ci-après…

« Notre président Moubarak vit dans un monde fantasmagorique, à Sharm el-Sheikh », affirme en effet Haykal. « Regardons les choses en face : cet homme n’a jamais été fait pour la politique. Il a commencé à être un homme politique à cinquante-cinq ans, quand Sadate l’a nommé président avant d’être lui-même assassiné. Certes, Moubarak était un très bon pilote » (il était général en chef de l’aviation égyptienne) – « mais se lancer dans la politique à cinquante-cinq ans, c’est du boulot ! Son rêve était d’être ambassadeur, de faire partie de « leurs excellences ». Maintenant, cela fait vingt-cinq ans qu’il est président – il approche les quatre-vingts printemps – et il est toujours aussi incapable d’assumer les charges de l’Etat. » Je rappelle à Haykal que, peu avant son assassinat lors d’un défilé militaire au Caire, Sadate l’avait encabané, considérant qu’il représentait un danger pour l’Etat et que lorsque le nouveau président Moubarak l’a libéré, Haykal était intarissable dans ses éloges de l’homme qu’il condamne aussi durement aujourd’hui… J’avais été voir Haykal, peu après son élargissement ; il était enfermé dans une chambre de l’Hôtel Méridien, maigre, épuisé, ses vêtements flottaient autour de son corps émacié après des semaines dans des cellules obscures, où il était détenu avec des islamistes (qui l’impressionnèrent beaucoup) et des droits communs. Moubarak avait été une étoile brillante pour lui, le symbole d’une nouvelle Egypte, l’homme qui l’avait libéré de la captivité. « A l’époque, je pensait qu’il [Moubarak] avait retenu une leçon », dit Haykal. « Je pensais que s’étant trouvé juste à côté de Sadate quand celui-ci a été assassiné, il aurait compris quelque chose au film. Mais cela ne lui a rien appris d’autre que l’obsession de la ‘sécurité’ ».

Le mot n’est pas trop fort. Juste à l’angle de l’immeuble où habite Heykal, au bord du Nil – les tapis, les gravures accrochées aux murs, le mobilier tarabiscoté, les fleurs soigneusement arrangées et les photos de Haykal en compagnie de Krouchtchev et d’une cohorte d’autres grands de ce monde suggèrent que Haykal n’a pas été particulièrement négligé par l’Histoire – se déroule une manifestation de deux douzaines d’Egyptiens. Ce sont des membres du mouvement Kefaya [Suffit !] – qui demandent la fin de l’état d’urgence en Egypte ainsi que celle du pouvoir présidentiel excessivement personnel, ainsi que du désir apparent qu’a Moubarak de refiler le pouvoir, à la mode des califes, à son propre fiston Gamal, ainsi que l’abrogation de nouvelles lois électorales qui privent les Frères Musulmans de toute immunité parlementaire – or, ces manifestants sont largement minoritaire face à trois cents flics de la sécurité en uniformes noirs de science-fiction… trois cents, au minimum…

Même si le président George Bush s’entête à croire que l’Egypte est de plus en plus démocratique, la nouvelle législation approuvée par moins d’un tiers de l’électorat transforme de fait l’ « état d’urgence » (situation d’exception prisée par tous les dictateurs arabes) en une loi ordinaire et inamendable. L’Egypte n’est pas un pays où il fasse bon vivre.

« On assiste à une polarisation », poursuit Haykal. « Entre les riches et les pauvres, entre les révolutionnaires et les conservateurs, entre le gouvernement et le peuple. Cette dichotomie déchire l’ensemble du monde arabe. Même si les jeunes hommes apprennent l’informatique à l’université, ils finiront à la mosquée. »

« Entre les autorités et le peuple, il y a un océan – un océan qui s’est ouvert devant nous. Pour l’instant, il n’y a pas de vent – mais quand la tempête commencera à souffler… »

Haykal tire sur son Havane – personnellement, j’ai toujours désiré souffler cette fumée bleue dans son salon. Depuis trente ans, j’attends de l’auteur des ouvrages Le Sphinx et le Commissaire, Couper la queue du Lion, Suez vu par des yeux égyptiens, La route de Ramadan et Automne de fureur (sur l’assassinat de Sadate) qu’il m’en offre un. Nikita Krouchtchev ne supportait pas les cigares de Haykal : « Vous êtes un capitaliste ? » demanda un jour le dirigeant soviétique en voyant le journaliste égyptien en allumer un. « Pourquoi fumez-vous le cigare ? » « Parce que j’aime les cigares », répondit Haykal. Aussi Krouchtchev lui arracha-t-il ce satané cigare des mains, puis il l’écrasa rageusement dans un cendrier, en hurlant « Un cigare, c’est un symbole capitaliste ! ». La fois suivante où Haykal interviewa Krouchtchev, en 1958, il laissa ses cigares à la maison. Krouchtchev lui demanda où il les avait planqués ; « Je veux en écraser un à nouveau, là, tout de suite ! », plaisanta-t-il.

Vous comprenez, maintenant, pourquoi Sadate voulait écrabouiller Haykal. Il est suffisamment célèbre – et il a suffisamment d’amis, dans le monde entier – pour être en mesure de se foutre de la gueule du président, lequel est souvent tourné en dérision par le sobriquet de ‘La Vache qui Rit’, sans redouter que la police politique vienne frapper à la porte de son élégant appartement ? Mais comme tout autre Egyptien, Haykal est à la fois ulcéré et frustré par la bureaucratie de la dictature. Il met sur pied une fondation destinée aux jeunes journalistes, et il a cherché à dûment enregistrer sa nouvelle institution auprès des services du gouvernement égyptien.

« Mon avocat m’a conseillé d’enregistrer notre fondation en vertu d’une loi adoptée en 2002 -nous avons envoyé aux autorités une copie des minutes de la première réunion de notre conseil d’administration. Mais le ministère des Affaires sociales m’a envoyé un courrier tout à fait étrange, disant que oui, très bien, nous avons la permission – cette autorisation a d’ailleurs été publiée au journal officiel – mais qu’en raison d’instructions émanant des services de sécurité, je devais donner des détails sur les activités de nos étudiants, sur leurs lieux d’origine. Ils ont dit que « telle était la procédure », mais ça ne marche pas, avec moi : je n’en ferai rien. Ensuite, le ministre a dit qu’il ne s’agissait que d’une « question de convenance ». Mais la loi, d’accord, je la respecterai. En revanche, des « instructions » : pas question ! Nous parlons de liberté à nos journalistes – et quand ils arrivent chez nous, je devrais leur dire que je dois demander à la « sécurité » la permission de les recevoir chez moi ?? »

Je retrouve le même vieux Haykal qui avait fait tourner Sadate en bourrique. Pourtant, il a près de quatre-vingt trois ans – il est de peu l’aîné de Moubarak – et d’infâmes intimations de mortalité avaient cerné de près Haykal quand il avait dû se rendre aux Etats-Unis pour y être opéré d’un cancer à la fois de la prostate et des reins. « Mon médecin, le Dr Novik, me demanda si je voulais savoir ce qu’il allait me faire ? J’ai dit « non ». Je lui ai dit qu’une fois que vous avez dépassé les soixante-quinze ans, vous atteignez le coin de la « chambre obscure » et qu’à l’intérieur, il y a des bêtes féroces qui nous attendent ; elles demandent : « A qui le tour ? »

Haykal prend un exemplaire de Sawt al-Umma, ce qui signifie La Voix de la Nation, bien que ses lecteurs espèrent fortement qu’il n’en soit rien… C’est une feuille de chou rapportant les potins des ultra-riches. « Voilà un mariage à deux millions de dollars… », me dit-il, soufflant la fumée de son cigare au-dessus de la revue. « Deux mille invités – les « stars de la jet set », qu’ils appellent ça – et le chanteur a été payé 50 000 dollars ! »

« Quelque chose de très grave est en train de se produire, en Egypte. La pression économique, la pression politique – jamais les pauvres n’ont autant souffert. Je vais dans le village, à côté de ma ferme, dans le delta du Nil, et j’essaie d’aider les habitants. En revanche, quelques privilégiés n’ont jamais autant roulé sur l’or. Ils ont des villas somptueuses – de vrais palais. C’est stupéfiant : devant chaque quartier opulent, il y a un bidonville. Un de nos amis, un médecin, me disait qu’un jour, chaque bidonville va s’ébranler et marcher contre son château. Pas étonnant qu’à la Noël 2006, le gouvernement ait donné l’ordre aux journaux de ne plus publier les sommes folles consacrées aux réceptions et aux mariages !… »

Les apparitions régulières de Haykal sur la chaîne Al-Jazirah lui valent une audience nouvelle et totalement inédite, en particulier chez les jeunes, ce qui lui vaut autour de 50 000 méls et courriers chaque semaine. Quand il était rédacteur en chef d’Al-Ahram, il s’estimait célèbre quand il recevait vingt-cinq lettres dans la semaine. Il n’est pas difficile de comprendre que ses fans adorent sa liberté de dire des choses qu’un président de la république égyptienne n’oserait jamais dire.

« Les Américains ont fait des dégâts énormes, dans notre région. Ils ont sorti l’Egypte de l’équation, ils ont fait en sorte que les Saoudiens leur courent après. Les Américains ont échoué, en Irak, mais nos pertes sont malheureusement encore bien plus lourdes que les leurs. Je déjeunais avec un Américain, hier, et il me parlait de la démocratie que son pays est censé vouloir apporter à cette région. Je lui ai demandé : « Si vous voulez vous lancer dans une expérience démocratique, pourquoi avoir choisi l’Irak ? Et pourquoi attisez-vous ces dissensions entre sunnites et chiites ? L’Irak est en train de s’effondrer sous les Américains, et cette soi-disant « insurrection » ne vise qu’à gagner du temps. Kissinger était entiché de ce qu’il appelait le « gap magique ». Il savait que la guerre au Vietnam était perdue, mais il voulait « un gap ». Aujourd’hui, les Américains ont besoin d’un « gap », en Irak, histoire de gagner du temps. Ils veulent construire le pont qui leur permettra de se tirer. Normalement, un pont a deux ancrages. Mais aujourd’hui, les Américains sont sur un pont suspendu – en réalité, c’est seulement la moitié d’un pont… Ils attendent la deuxième moitié. Mais elle n’est toujours pas là… »

Le Liban obsède Haykal, même s’il préfère ne pas aller à Beyrouth, aujourd’hui. « Le Liban est pour nous une nécessité, c’est une invention arabe absolument nécessaire. Nous avons besoin du Liban en tant que lieu de rencontre, en tant que lieu d’écoute, et en tant que façade sur la Méditerranée. Vous savez, je n’ai jamais connu un autre pays – je parle ici du Liban à l’époque où Rafiq Hariri en était le Premier ministre – où le Premier ministre vous dit : « Je ne suis pas libanais ; je suis saoudien » !

Voilà une citation que Hariri, né au Liban, mais titulaire d’un passeport saoudien, ne risque pas de démentir – il a été assassiné à Beyrouth, voici tout juste deux ans. « Il était l’argent recherchant la respectabilité et la respectabilité en quête d’argent. Un jour, il me dit : « La responsabilité de Premier ministre du Liban, ça s’estime en milliards de dollars. »

« Je ne me vois pas aller au Liban aujourd’hui. Tous mes amis personnels sont du même côté. Toutes mes sympathies politiques seraient plutôt de l’autre. Si j’y allais, je déjeunerais en compagnie de Ghassan Tueni [l’éditeur de journal qui soutient le gouvernement de Fouad Siniora et dont le fils rédacteur en chef, Jubran, a été tué dans un attentat à la voiture piégée], mais tout de suite après, j’irais voir [le chef du Hezbollah] Nasrallah… »

« Siniora est un homme charmant, solide, il a tenu bon sur ses positions. Je pense qu’il est aujourd’hui plus prestigieux que Hariri. Il a créé une sympathie pour le Liban durant la guerre de l’été dernier, lorsqu’il a pleuré. Il a joué l’homme souffrant. Vous avez été injuste avec lui, Robert, en écrivant que Churchill ne pleurait pas, lui, quand son pays était en guerre, en 1940. Siniora n’est certes pas Churchill. Mais votre Churchill, là, il n’avait pas dit que tout ce qu’il avait à offrir au peuple britannique, c’était « de la sueur et des larmes » ? », demande Haykal.

Et quid du futur ? Les Arabes, dit-il, pensent que les Américains sont leurs ennemis. « Les Etats-Unis furent pour eux une promesse, par le passé. Je discute avec les jeunes, et je m’efforce de leur faire comprendre la différence entre la politique américaine et le peuple américain. Mais les ennemis des Américains, ce ne sont pas seulement les Talibans, le Hamas, le Hezbollah, mais un immense océan de gens ordinaires qui les haïssent parce que les Américains sont à l’origine des polarisations qui tiraillent leur existence. Ils sont perdus, entre impuissance et désespoir. C’est une catastrophe. »

Pourtant, il y a encore une lueur d’optimisme, chez Haykal. « Je pense que ce qui est en train de se passer en Egypte est très intéressant ; le pays bouge, sous la pression de la société. Ce qui est étonnant, chez nos étudiants, ce n’est pas leur niveau ; c’est leur soif de connaissance. C’est l’effet des téléphones portables, des ordinateurs, des satellites : une nouvelle génération est en train d’apparaître, qui échappe à tous les contrôles traditionnels. Normalement, les générations ne font que se dupliquer. Mais c’est quelque chose d’autre qui est en train de se produire. La police est incapable d’empêcher les manifestations politiques. Elles ne sont certes pas impressionnantes – mais grâce aux téléphones portables, à Internet, aux SMS, ils sont en train de mettre en place une nouvelle forme de guerre de guérilla dans un nouveau contexte. Savez-vous que jamais, dans toute l’histoire de l’Egypte, le budget de l’armée n’avait été inférieur à celui de la police, comme c’est aujourd’hui le cas ? Cela ne vous dit rien ? »

Ah, quelles leçons limpides ne retire-t-on pas de la conversation de ce grand homme ! Et puis, oui, aussi, ce cigare…

Sans crier gare, Haykal m’en offre un.

Enfin, je puis exhaler cette fumée bleue, dans le salon de Haykal !

Je place avec soin la bande brune et jaune – ‘Havane Trinidad’, est-il écrit, dessus – entre les pages de mon cahier de notes.

Juste au cas où le fantôme de Krouchtchev errerait encore dans le coin de la chambre obscure…

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.