Israël a peur de la paix

Interview du grand poète palestinien par Geraldina Colotti Il Manifesto – (version intégrale).

22 octobre 2006

Vous aviez sept ans quand votre village a été attaqué par les israéliens. Vous avez du fuir au Liban, où vous avez vécu en exilé. Et vous avez chanté les périples de Beyrouth dans un poème splendide qui se trouve dans l’anthologie palestinienne publiée par Manifestolibri (maison d’éditions de il manifesto, NDT). Pourtant, cet été, quand notre journal vous a joint par téléphone, vous n’avez pas voulu vous exprimer sur la nouvelle agonie de Beyrouth agressé par Israël. Pourquoi ?

J’étais assailli par les medias, qui attendaient du poète des réponses que seuls les politiques pouvaient faire. Je sais que ce n’était pas l’intention de il manifesto, je vous présente des excuses tardives, mais j’ai voulu me soustraire au bazar. Aujourd’hui je voudrais adresser une question à ceux qui m’appelaient d’Europe, en se disant « désorientés » par la nouvelle guerre d’agression : où est l’intelligence d’Israël si, pour empêcher la résistance libanaise ou palestinienne, il détermine les conditions qui la produisent ? Pensez-vous que les Fermes de Sheeba aient des possessions minières ? Elles ne valent rien, et si Israël se retirait, le Hezbollah n’aurait plus besoin d’armes. Si Israël ne veut pas de résistance palestinienne, il doit se retirer à l’intérieur des frontières de 67. S’il veut la paix avec les arabes, il doit se retirer du Golan. Que fait-il encore à Ramallah et à Gaza ? Les Palestiniens ne demandent que 22% du territoire national historique, tous les problèmes du Moyen-Orient pourraient se terminer s’ils nous reconnaissaient au moins cela. Les Israéliens sont comme les blancs d’Afrique du Sud, et nous comme les noirs. Nous avons accepté d’être les noirs, mais ça ne suffit pas : pour eux nous ne pouvons être ni blancs ni noirs : que veulent-ils ? Ma seule conclusion est la suivante : les Israéliens ne sont pas mûrs pour cette paix, ils ont peur de la paix.

Détruire l’état d’Israël, cependant, a été un slogan longtemps utilisé…

Les Israéliens ont une obsession sécuritaire due à deux sortes de peur : une, légitime et compréhensible, due à ce qu’ils ont subi de la part des européens. Mais, de cela, ils ont été en partie indemnisés aux dépens de la Palestine, et, prenant appui sur le sentiment de culpabilité de l’Europe, ils vivent d’un crédit infini sur le plan moral, économique et militaire. Au point qu’aujourd’hui, critiquer la politique israélienne équivaut à de l’anti-sémitisme. Mais il y a un autre type de peur que nous ne pouvons pas résoudre même si un nouveau Freud se présentait : c’est la peur de ce qu’ils ont commis contre nous. Mais nous nous sommes prêts à oublier et à pardonner s’ils nous restituent certains droits. La haine et la rancœur ne sont pas éternelles, si la victime obtient une indemnisation. Ce n’est qu’à Israël de décider.

Un an après les tragiques événements de 48, votre père est rentré en Palestine et a trouvé sa maison occupée par des colons. Il s’est alors installé dans le village de Deir el-Asad, en vivant comme « réfugié dans sa patrie », et en vous transmettant ce sens du dépaysement qui détermine les sommets de votre poésie. En tant que dirigeant de l’OLP, vous avez été opposé aux accords d’Oslo, qui échouèrent surtout sur la question du droit au retour. Pensez-vous qu’aujourd’hui ce soit encore le principal obstacle aux tractations ?

La question des réfugiés n’est pas le grand obstacle au problème de la paix, comme le voudrait Israël. Il peut se résoudre bien plus facilement que le problème des colonies. Personne ne demande plus de faire rentrer tous les réfugiés, ni les réfugiés ne veulent rentrer en masse en Palestine. Ce temps est passé. Il s’agit de réaffirmer un principe. Pourquoi les réfugiés juifs qui sont partis il y a deux mille ans peuvent-ils rentrer et les Palestiniens qui ont été chassés en 48 ne peuvent-ils pas le faire ? Si Israël est un état si fort, il pourrait présenter ses excuses au faible, et accepter le retour de quelques milliers de réfugiés. Le droit au retour pourrait rester comme un texte juridique. Pourquoi ne le font-ils pas et continuent-ils à favoriser les colons venus de l’extérieur ? Veulent-ils un état juif pur ? Ils pourraient le faire en se retirant des territoires où habitent les arabes. Pourquoi oppriment-ils 2 millions de Palestiniens en Cisjordanie ? S’ils se retirent, ils auront un état juif pur où il n’y aura pas d’arabes. La vérité c’est que, depuis le début, Israël n’a jamais été pur parce qu’il existait aussi l’autre communauté, celle qui est arabe. Ils parlent d’un danger démographique. Un problème qui peut se résoudre de deux façons : ou en restituant leurs droits aux Palestiniens, en arrivant à une conciliation et en vivant comme de bons voisins, ou bien en détruisant avec une bombe atomique tout un continent d’arabes dans lequel, depuis le début, vit quelque un million et demi de juifs.

Pendant ces dernières années, même en Italie – où le soutien à la cause palestinienne a toujours guidé les choix de politique extérieure, même dans les gouvernements anti-populaires- la perception symbolique des Palestiniens a changé, transformés de victimes en dangereux barbares terroristes. Comment l’expliquez-vous ?

Les Israéliens essaient de monopoliser le rôle de la victime tout le long du cours de l’histoire et ils ne supportent pas d’autres prétendants. Même Bush se dit victime du terrorisme. Mais comment fait une victime pour occuper l’Irak et l’Afghanistan, terroriser le monde entier et avoir même l’hégémonie politique en Europe – une Europe qui n’est plus indépendante comme avant ? Je ne tiens pas au rôle de victime. Entre le bourreau et la victime il y a une troisième voie : être un homme normal. Les israéliens ne veulent pas être un état normal parce qu’ils pourraient perdre leur trait distinctif et leur unité interne. La vie normale pourrait soulever des questions sur la nature de la société israélienne.

Beaucoup ont interprété la guerre au Liban comme les premiers signes d’un projet d’agression plus ample au « croissant chiite » dans la cadre du Grand Moyen-Orient imaginé par Bush.

Je me demande si les Américains eux même ont une définition précise de ce Grand Moyen-Orient. Il y a deux ans ils parlaient de Nouveau Moyen-Orient, terme partagé par Shimon Pérès. Nous voulons tous un Moyen-Orient nouveau, un monde arabe nouveau, un Moyen-Orient sans occupation, sans dictature, sans pauvreté, analphabétisme, où il n’y ait ni tension ni guerre : voilà ce que nous voudrions nous, mais je ne comprends pas ce que veut Bush. Je ne peux pas comprendre la signification de ses paroles, mais je comprends celle de ses actions. Je me rends compte qu’il a détruit l’Irak qui, à l’ombre de l’ex-dictature, était encore, au moins, un pays unifié : les irakiens étaient à l’abri, il n’y avait pas de conflit entre sunnites et chiites, ni entre kurdes et arabes, par contre maintenant il y a un projet d’état à chaque coin de rue. Si le Nouveau Moyen-Orient suit le modèle irakien – soit un état complètement désagrégé et démembré- il ne serait pas nouveau mais très vieux : le Moyen-Orient du temps des cavernes, avant la naissance du concept même de citoyenneté et des droits de l’homme, un Moyen-Orient barbare. Nous sommes face à un régime américain nouveau, un régime fondamentaliste, fortement idéologique, qui met en acte une politique d’extrême-droite et croit en l’idée de l’empire américain. Un régime féroce envers ses propres citoyens. Bush est en train de conduire le monde à l’abîme, mais il y a une chose qu’il est arrivé à faire de façon parfaite : renforcer les extrémismes au Moyen-Orient, et il est responsable de cette guerre des extrémismes qui pourrait nous conduire au « choc des civilisations ».

Pour ce qui concerne la guerre, je pense que ce n’est pas le cas de trop en emphatiser la signification, au-delà de l’épisode spécifique : le Hezbollah a enlevé deux soldats israéliens pour arriver à un échange de prisonniers libanais, il s’est agi d’un simple incident de frontière, dépourvu de grands desseins stratégiques. Le Hezbollah n’a probablement pas calculé l’éventuelle réaction israélienne et Israël a mal évalué la réaction du Hezbollah. Et après, comme il arrive souvent, les guerres créent leurs propres dynamiques et ne sont plus contrôlables.

En mars, Epochè publiera un livre d’entrevues dans lequel vous parlez de guerre asymétrique et du concept de crime.

Je suis vraiment dégoûté si un civil est tué en Irak. Mais pourquoi est-ce que je ne vois pas le même dégoût quand un pilote extermine des milliers de personnes, ou comme dans le massacre de Cana ? Le pilote a appuyé sur un bouton et dix minutes après il était chez lui, peut-être en train de jouer avec ses enfants, et il n’a pas vu qu’il a tué ceux des autres. Si un crime est commis ave l’utilisation d’instruments sophistiqués, il n’existe pas ? Enlever un journaliste américain est un crime, mais enlever une patrie dans sa totalité ne l’est pas ? Je ne veux pas créer d’équivoques, je ne défends pas l’enlèvement des journalistes en Irak, mais il faut définir le concept de crime : plus le crime est grand plus il est propre. Les nouvelles sur les meurtres de Palestiniens ressemblent au bulletin météo, il y a en moyenne 5 martyrs chaque jour, on meurt aux postes de contrôle et au pied du Mur, mais quand le meurtre devient routine, personne ne s’indigne, la souffrance devient ennuyeuse et la solidarité aussi. Le monde a célébré la chute du mur de Berlin, qui pourtant était un petit mur, comment ce même monde peut-il accepter le mur de 600 kilomètres qu’Israël a construit autour des Palestiniens ? Le monde entier a célébré la chute du régime d’apartheid en Afrique du Sud, que dit-il maintenant qu’Israël applique le même régime aux Palestiniens ? Nous, nous ne vivons pas seulement sous occupation, mais dans les cellules, dans les prisons sous occupation. Savez-vous combien de personnes sont mortes aux postes de contrôle parce qu’ils ne pouvaient pas aller jusqu’à l’hôpital, combien de femmes ont du accoucher leurs enfants devant les check-points ? Tout cela renforce la rancœur et la haine, transforme les personnes en monstres. Malgré cela, nous sommes prêts, nous, à vivre avec les israéliens, ils doivent seulement payer un prix minime : la reconnaissance d’un état palestinien à Gaza et en Cisjordanie.

Vous avez plusieurs fois, vous, été prisonnier des israéliens et ces jours ici vous avez apporté votre poésie dans la prison de L’Aquila. Que pensez-vous du document que des prisonniers palestiniens comme Marwan Barghouti ont proposé à l’extérieur ?

Ce document, signé par des militants de grande expérience qui représentaient des tendances politiques différentes, avait pour intention d’exercer une pression sur les responsables palestiniens. Ces détenus de grand poids et crédibilité, étaient arrivés, en prison, à dialoguer entre eux bien mieux que ce qu’il était arrivé à l’extérieur. Et tous, comme principe, ont déclaré être d’accord avec ce document, mais rien ne s’est traduit en pratique. Dehors, chaque groupe a essayé d’interpréter à sa façon le document, qui à la fin a été vidé de son contenu. Certains responsables ont montré que gouverner n’était pas une occasion de servir leur société, mais une occasion de servir leur envie de pouvoir.

Quelle issue prévoyez-vous pour les conflits internes aux Palestiniens ?

En tant que citoyen palestinien, je ne comprends pas comment certaines personnes peuvent rester au pouvoir s’ils n’arrivent pas à résoudre cette crise. Si j’étais à leur place, je reconnaîtrais l’échec et je passerais dans l’opposition. Il semble que le pouvoir suive toujours la même logique : quand quelqu’un y arrive il change de mentalité. Mais en attendant, avec l’embargo, la société palestinienne a faim et a déplacé son attention des questions nationales à celles de tous les jours. Ce qui est en train d’arriver est une catastrophe politique, sociale et morale, et je ne sais pas comment la sagesse palestinienne arrivera à la résoudre.

Quels sont les thèmes qui influencent votre poétique aujourd’hui ?

Tout influence mon monde poétique, mais la poésie ne peut pas tout soutenir. Souvent, on demande au poète ce qu’il pourrait faire en temps de guerre. A mon avis les poètes ne devraient pas utiliser la langue de la guerre pour refuser la guerre. Un poème, si fort soit-il, ne peut jamais faire tomber un avion, mais il peut influencer la mentalité du pilote, donc le poète devrait chercher les aspects humains, les éléments universels dans les événements. Il devrait entrer dans l’univers intime de la victime de la guerre. La poésie devrait être un hymne à la gloire de la vie, lutter contre les choses laides avec la beauté, et contre la guerre à travers la paix. Le plus grand cadeau que la littérature palestinienne pourrait faire à l’occupation israélienne serait celui de rester prisonnière des arguments de la guerre, et de ce qu’inflige l’occupation. De cette façon, le monde intérieur du palestinien demeurerait entièrement voilé et les personnes deviendraient des copies, des masques. Nous avons beaucoup écrit contre l’occupation, l’humiliation, l’injustice, mais maintenant le palestinien a le droit, le devoir même, d’écrire un poème d’amour.

Geraldina Colotti

[ Cette version est l’intégrale inédite de l’entretien avec Mahmoud Darwish recueilli à L’Aquila par Geraldina Colotti, pour le quotidien il manifesto, publié dans une version plus courte dans l’édition de vendredi 20 octobre 2006.]

Source : il manifesto www.ilmanifesto.it

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio (Palestine13)

Droits de reproduction libres en informant l’auteur et la traductrice gcolotti@ilmanifesto.it… et marie-ange.patrizio@wanadoo.fr… )

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