Irak : les pertes en vies humaines des élections

Il se tord de douleur et laisse entendre un gémissement presque à chaque respiration. La poitrine du colonel de la police irakienne est couvertes de pansements, ses jambes, en dessous des genoux, disparaissent presque totalement sous d’épais bandages maintenant en place ce qui reste de ses jambes.

2 février 2005?

« Nous lui avons donné les premiers soins et avons demandé un transfert, parce qu’il ne nous reste plus un seul spécialiste, ici », me dit le Dr Aïsha. J’ai modifié son nom à sa demande puisque, désormais, il est techniquement interdit aux médecins de s’adresser aux médias ou de leur permettre de prendre des photos dans les hôpitaux irakiens à moins d’en avoir été autorisé par le ministère de la Santé et son conseiller américain.

Et, même dans ce cas, nous ne pouvons parler qu’aux « porte-parole » de certains hôpitaux préalablement désignés.

Yarmouk ne figurerait certes pas en haut de leur liste des hôpitaux pouvant recevoir la presse. Et comme c’est l’un des hôpitaux les plus importants et les plus occupés de Bagdad et qu’il est situé au milieu de la ville, c’est ici qu’on amène la majorité des personnes touchées.

Le visage du colonel grimace constamment de douleur. De temps à autre, on perçoit de petits gémissements involontaires quand ses yeux fermés se durcissent, comme s’il rêvait de réconfort et de soulagement.

« Nous l’avons envoyé dans un hôpital neurologique qui n’a pas pu le soigner du fait que tous leurs spécialistes ont quitté le pays », poursuit le Dr Aïsha. Sa frustration s’exprime précisément dans les mots qu’elle prononce en insistant sur les détails comme un vétéran de la ligne de front.

Ainsi, le colonel a été renvoyé à Yarmouk sans avoir été soigné. Il surveillait un bureau de vote quand un combattant suicide se fit sauter à proximité. Des éclats transformèrent ses jambes et laissèrent une plaie béance dans sa cage thoracique.

« Je lui avais demandé de ne pas quitter la maison ni d’obéir aux Américains », me raconte son épouse, qui se tient près de son mari avec leur petit garçon et leur fillette, « mais il m’a dit qu’il devait y aller, sinon les Américains lui retireraient son salaire. Et aussi que c’était son devoir. »

Elle se penche sur lui comme une autre plainte sort de sa face grimaçante, puis tourne à nouveau son visage vers moi, le regard alourdi par la colère.

« Les Américains lui ont dit qu’il devait aller mourir avec ses compatriotes ! Maudits soient-ils pour ce qu’ils ont fait à mon mari ! Maudits soient-ils pour ce qu’ils ont fait à l’Irak ! »

Nous la remercions promptement et quittons la chambre en vitesse, pas tellement chauds pour attirer davantage l’attention sur nous.

Pendant que nous nous dirigeons vers une autre chambre le long d’un couloir peu engageant et de vitres brisées, le Dr Aisha écarte une mouche de son visage : ces bestioles bourdonnent en permanence, partout dans l’hôpital.

« Il va probablement perdre ses jambes. Tout ce que nous avons, ce sont des équipes tournantes de médecins et de permanents, puisque tous nos spécialistes ont quitté le pays par crainte d’être enlevés. Ca fait deux jours de rang que je n’ai pas dormi », ajoute-t-elle comme un groupe d’infirmières s’approche d’elle pour lui faire signer plusieurs documents.

Dans la chambre suivante se trouve un autre policier. Il a eu l’abdomen ouvert par un éclat d’obus de mortier qui a explosé dans un bureau de vote. Il a également un pansement tout bleu sur son visage, qui a également ramassé quelque éclat. Des tuyaux lui sortent de l’estomac, vers le côté droit du lit.

Quand nous approchons, le père de l’homme aperçoit le Dr Aisha et lui adresse la parole : « Cet hôpital est si sale ! Je veux transférer mon fils ! Les soins sont si horribles ! »

Elle lui explique calmement qu’ils font de leur mieux, qu’ils n’ont pas assez de médecins, pas assez d’infirmières, pas assez de fournitures, pas assez de médicaments.

Le fils de l’homme en colère est un jeune policier de 28 ans appelé Jalil Hassan et il remue constamment dans son lit pour chercher une position plus confortable. La chambre pue la banane pourrie et il y a des mouches partout. Chaque fois qu’un membre du personnel entre dans la chambre, qui comprend huit lits, il est assailli par des membres des familles en colère et angoissés.

Le suivant est un électeur, Amir Hassan, 27 ans. Le bureau de vote où il se trouvait a subi une attaque de mortier également. L’homme a attrapé un éclat dans le côté et il attend des anti-douleurs qui n’existent pas ici.

« Nous avons demandé des fournitures aux Américains », me dit plus tard le Dr Aisha quand nous quittons la chambre, « mais ils ne nous ont pas dépannés. Comment continuer de la sorte ? Quand un soldat américain est salement touché, ils l’expédient par avion en Allemagne ou en Amérique. Ici, dans cet hôpital crasseux, sans spécialistes, on nous amène des haut gradés de la police et des soldats irakiens ! »

Abou Talat et moi la remercions pour son temps et pour avoir pris le risque de nous introduire dans l’hôpital.

Je remarque de nouvelles fenêtres dans son bureau. La dernière fois que j’y étais venu, elles avaient été brisées par l’explosion d’une voiture piégée, dans les abords immédiats. Cette endroit se mue en hôpital de campagne chaque fois qu’une explosion de voiture piégée provoque des pertes humaines massives, c’est-à-dire à peu près chaque jour. Je me demande combien de temps ces nouvelles vitres vont tenir le coup.

Je remarque également la nouvelle peinture blanche sur quelques-uns des bâtiments. Abou Talat s’aperçois que je regarde ça d’un air incrédule et il commence à rigoler en agitant les mains en l’air.

De retour dans la rue, nous nous mettons en quête de notre déjeuner. Nous avons notre façon de faire habituelle : c’est lui qui conduit et qui arrange les interviews en même temps. Comme il tient le téléphone aussi éloigné que possible de son visage pour dénicher un numéro, je lui prends l’appareil de la main pour composer le numéro et il extirpe la voiture du bas-côté de la rue.

« Le nom ? », lui demandé-je. « Dr Hamad », me répond-il. Je le trouve, je compose le numéro, lui tend le téléphone et dis : « Il appelle. »

« Merci », me dit-il tandis que nous avançons un peu plus loin le long de la route. Il cherche son briquet dans ses poches tout en tenant le téléphone près de l’oreille, de sorte que je lui allume sa cigarette et que nous poursuivons notre route. C’est devenu un rituel.

Il y a toujours une paire de lunettes à lui sur le tableau de bord – parfois, ce sont ses verres bifocaux spéciaux qu’il n’utilise jamais malgré mes invitations répétées. Pendant un an, je l’ai harcelé pour qu’il se procure de nouveaux verres et je l’ai applaudi quand, récemment, il me les a enfin montrés.

Naturellement, depuis, il ne les porte jamais.

La circulation est dense dans les rues, une fois de plus, après la clôture des élections. Des camions pleins de policiers irakiens portant des masques noirs se fraient péniblement un chemin à travers les files de voitures, pointant leur kalachnikovs sur tout le monde dans leurs inutiles tentatives d’avancer plus vite.

« Je me sens particulièrement menacé quand je vois ces flics ou les soldats américains pointant leurs armes sur nous », explique Abou Talat quand un camion bourré de soldats irakiens pointant évidemment leurs armes sur nous nous dépasse pour essayer de traverser un carrefour. « C’est quelque chose que je n’accepte pas. »

Nous nous arrêtons pour manger un shawarma de l’autre côté de la rue qui part du poste militaire australien qui a subi récemment un attentat à la voiture piégée. J’observe attentivement le bâtiment, du moins ce qui reste des trois étages qui ont été pulvérisés par l’explosion.

Quelques jours plus tard, l’ambassade australienne toute proche a décidé de se réinstaller à « Camp Victory », une grosse base militaire américaine.

De retour à ma chambre, nous regardons les infos tout en déjeunant et en buvant du thé. Des nuages orageux s’amoncellent autour des récentes élections depuis que Mishaan Jiburi, l’un des candidats, a accusé la commission électorale d’avoir délibérément négligé de fournir du matériel dans les régions sunnites.

Les électeurs arabes du nord, qui avaient prévu de boycotter les élections à Kirkuk, ont décidé en dernière minute de voter de façon à ne pas perdre le riche cité pétrolière des Kurdes, de sorte qu’on n’a pas fourni suffisamment de bulletins et qu’aujourd’hui, l’histoire se corse.

« Je pense que la décision est venue de Bagdad », a déclaré Jiburi aux journalistes, « ça les intéressait beaucoup de mettre les sunnites hors-jeu. »

Et hier, précisément, le vice-président Ibrahim al-Jaafari mettait en garde contre la possibilité d’une guerre civile si l’armée américaine venait à se retirer prématurément de l’Irak.

Ne perdons pas de vue que les « élections » ont eu lieu il y a tout juste trois jours.

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.