Irak : choc des civilisations …ou chant du cygne de l’hégémonie US ?

Interview de Mohammed Hassan par Emmanuel Katz

« Qui donc représente le peuple Irakien ? C’est la résistance qui lutte pour préserver les ressources naturelles, les réformes agricoles, et pour restaurer les infrastructures, les systèmes d’éducation et de santé qui sont en cours de destruction, du à l’occupation »(Abdul-Illah et Hana Al-Bayati. Al-Ahram Weekly, 10 juin 2005).

Emmanuel Katz : Comment comprendre ce qui se passe actuellement en Irak ?

Mohammed Hassan : Pour comprendre ce qui est dissimulé derrière le déluge de désinformation déversé par les grands médias occidentaux, il faut partir de la situation globale créée après la deuxième guerre mondiale. Ou « deuxième guerre mondiale »-car, derrière cette étiquette passe-partout, il y a la lutte contre la tentative d’hégémonie allemande, dont le fer de lance était le national-socialisme. Je rappelle que c’est l’URSS qui a joué un rôle majeur pour « casser les reins » au nazisme. En effet, les Etats-Unis sont entrés tardivement dans la guerre. Ils étaient en position de force, n’ayant jamais eu (si l’on excepte leur guerre civile) de conflit armé sur leur territoire. Ils ont donc pu imposer la reconstruction du capitalisme européen (Plan Marshall) sous leur tutelle. L’Otan était également placé sous leur contrôle. Ils avaient donc, dès la fin de la guerre et durant les années qui suivirent, une position, de fait, dominante. Avec 60% de la production mondiale, d’immenses réserves d’or et comme seul adversaire l’URSS.

E.K : Et quelle a été leur stratégie face à l'URSS ?

M.H : Les dirigeants américains doivent alors faire un choix stratégique : comment affaiblir, puis vaincre cet adversaire qui barrait la route à leur hégémonie ?

Deux lignes stratégiques s’affrontent : celle de G. F. Kennan, diplomate américain partisan du « containment »- c'est-à-dire une forme de « coexistence pacifique »…pas du tout pacifique. Il s’agissait de circonscrire l’influence soviétique et puis d’affaiblir l’URSS, en utilisant le sabotage économique (blocus), l’infiltration (création d’une cinquième colonne dans les pays socialistes), la corruption et le pourrissement des instances dirigeantes – pour réaliser finalement le renversement du socialisme. Pour ce faire, il comptait s’appuyer sur le courant qu’on pourrait appeler « Boukharinien » par référence au courant réformiste, liquidateur en URSS qui a abouti à Gorbatchev (par opposition à la ligne « Stalinienne » de renforcement du socialisme (plan quinquennal, collectivisation de l’agriculture, développement accéléré de l’industrie et de résistance face à l’Allemagne nazie – et au reste du monde capitaliste)).

L’autre tendance , plus militaire, était représentée par les partisans du « roll-back » . Principal porte-parole : le général Mac Arthur. Pour lui, il s’agissait de reprendre l’offensive contre les pays de l’Est qui avaient emprunté la voie socialiste et, surtout, contre l’URSS, puis, après 1949, contre la Chine socialiste de Mao. Une offensive militaro-politique qui avait pour but de renverser les régimes communistes . On peut dire que l’administration Bush (père et fils) a fait un « mix » de ces deux stratégies en ce qui concerne les forces qui leur résistent en Afghanistan, en Irak, en Palestine et ailleurs (blocus/embargo + bombardements + occupation = subversion).

E.K : 1989-1991 : la fin de l’Histoire ?

M.H : La défaite du socialisme en URSS et dans les pays de l’Est semblait, dans les années 1989-1990, ouvrir la voie à une domination sans fin de l’impérialisme .

Du moins, c’est ce qu’auraient voulu faire croire certains « théoriciens » comme Fukuyama, le créateur du concept de " la fin de l’histoire". Cette forme de pensée voit le monde comme étant divisé en permanence par le « choc des civilisations » théorisé par le professeur américain Huntington, auteur du livre (et du concept) « Le choc des civilisations »- un monde divisé non par les intérêts de classe, mais selon des lignes culturelles, religieuses, ethniques. On pense à Gobineau et son « racisme scientifique »

Plus sérieux , à mes yeux, est Brzezinski, conseiller très écouté du président Carter, qui déclarait que ce qu’il appelait « l’Europe-Asie » devait être l’objectif de la domination US. Un raisonnement très réaliste : l’Europe-Asie inclut 70% du monde et de ses ressources. Si les Etats-Unis veulent rester la puissance dominante, ils doivent les contrôler. La doctrine Brzezinski est toujours un des éléments qui sert de fondement à la stratégie politique des US., l’Allemagne ; puis la Pologne et l’Ukraine.

E.K : Néo-cons mais pas bêtes…

M. H : Si les néo-conservateurs ont pris le dessus à Washington, et ont pu faire passer leur politique de « guerre contre le terrorisme », c’est qu’ils représentent les intérêts de l’industrie pétrolière, chimique et d’armement US. Ceci dit, ils ne représentent pas du tout ceux de la majorité des Américains : pauvreté accentuée des plus pauvres (estimés à 35 millions de personnes), des millions de personnes n’ayant pas accès aux soins de santé, une dette extérieure gigantesque, une économie « de casino » qui repose de plus en plus sur la spéculation boursière… Pour préserver les privilèges de la minorité des nantis, pour augmenter encore les profits des multinationales, il faut contrôler les sources de matières premières, les marchés et les pays qui voudraient se libérer de l’étreinte mortelle des Etats-Unis.

En 1999, Dick Cheney , vice-président ultra-conservateur des Etats-Unis, devant un parterre de représentants de l’industrie pétrolière, disait qu’il serait nécessaire, au cours des années suivantes, d’investir massivement dans l’industrie pétrolière. « Investir » : dépenser des milliards de dollars pour tenter d’écraser et d’occuper l’Irak et l’Afghanistan.. Et peu importe le coût en vies humaines, en souffrances, en destruction de l’environnement .Ils n’oublient pas que l’Irak est le deuxième plus grand producteur de pétrole du monde. Et occupe une position stratégique clé pour contrôler tout le Moyen Orient .

E.K : Société-machine contre société-bicyclette

M.H : Dans les années 50, Kissinger a déclaré que les Etats-Unis vaincraient au Vietnam parce qu’il s’agissait de la lutte entre un « pays-machine » (les EU) et un « pays-bicyclette » (le Vietnam). Cette façon de voir chauvine et méprisante oublie totalement que ce sont les hommes qui créent l’Histoire. Et que le facteur humain pèse souvent plus lourd que les machines… et les bombes . Par exemple, en Irak, les Américains , qui veulent semer la discorde entre Chiites et Sunnites oublient que l’Irak est un pays , qui, depuis, Ali, le gendre du prophète, est une terre sainte pour les Chiites. Des Chiites y viennent en pèlerinage du monde entier. Sadam Hussein, qui a eu ses différends avec des Chiites (entre autres, parce qu’il prônait un Etat et des écoles laïcs) avait toujours été très prudent à leur égard. Les Etats-Unis, dans leur arrogance, ont cru qu’ils pourraient utiliser les Chiites non-politisés , et surtout une partie de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie compradore shiite, comme alliés. Ils pensaient pouvoir s’appuyer sur une idéologie shiite « à la Sistani »(l’ayatollah conciliateur de l’Alliance Irakienne Unie, parti majoritaire au parlement – sous-occupation ndlr) pour lutter contre les Chiites qui optaient plutôt pour la façon de voir de Khomeiny (résistance politique et armée aux Etats Unis). Mais tous les Irakiens, qu’ils soient Chiites ou Sunnites, ont été profondément indignés par les bombardements sur les cibles civiles, la répression violente par l’armée d’occupation, la détérioration des infrastructures (malgré les milliards de dollars alloués aux sociétés américaines censées « reconstruire » l’Irak)…Les Américains espéraient se trouver face à une population divisée, démoralisée, apathique, facilement manipulable . En 2003, ils fanfaronnaient : « Nous pourrons rentrer chez nous dans trois mois ». Ils y sont toujours, face à une résistance qui va chaque jour s’amplifiant.

E.K : Résistance ou résistances ?

M.H : J’estime, d’après des informations concordantes, que la résistance Irakienne compte environ 40.000 combattants. Elle réunit 10 organisations, placées sous un commandement unifié, chapeauté par l’ex-vice-président Baathiste Ized Douri. Cela indique que le Baath est le composant le plus important de la résistance, ce qui est logique, puisque le parti Baath formait la structure étatique- armée, police, administration–de l’Irak d’avant l’occupation .Ceci va tout à fait à l’encontre des affirmations des américains en 2003, qui affirmaient qu’il n’existait plus que des « poches de résistance » du Baath seul. Les occupants ont voulu créer une « nouvelle armée irakienne », qu’ils pourraient diriger et contrôler. C’est un échec . Il y a des désertions massives . Des armes « disparaissent » ; les soldats refusent de combattre . La résistance unifiée s’attaque, avec succès, à l’armée américaine, aux forces de police ou de l’armée irakienne qui collaborent avec l’occupant, aux politiciens inféodés aux américains. Les attentats terroristes contre les civils sont causés par des groupes ou des individus manipulés ou directement contrôlés par les services secrets américains et anglais. Confrontés à cette résistance massive et bien organisée (prévue et préparée, d’ailleurs, par Saddam Hussein avant l’invasion) les américains sont de plus en plus désemparés. Il y a plus de 100.000 mercenaires US en irak. Le mouvement pour le retrait de l’Irak grandit aux Etats-Unis, alimenté par le désespoir des soldats d’occupation, qui protestent, se suicident…ou perdent la raison en nombre toujours croissant.

E.K : « Qui sème la misère.. »

M.H : Au début de l’occupation, les Américains prétendaient que la résistance était le fait, principalement, des « Sunnites ». Maintenant, les « Sunnites » sont devenus… les » terroristes-islamistes » d’Al Qaeda . Mais la vérité est, qu’en Irak, il y a aujourd’hui une résistance à la fois militaire, politique et sociale, composée d’Irakiens de tendances religieuses sunnite et chiite. Face à cette résistance multiforme, les Américains ont, de plus en plus, recours à une stratégie de guerre de basse intensité : des escadrons de la mort, les mercenaires dont j’ai déjà parlé, un effort intense de propagande, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, pour essayer de faire croire, contre toute évidence, qu’ils sont là pour rétablir la loi et l’ordre – alors que l’occupation du pays, la promulgation d’une constitution et les élections sous occupation, pour ne mentionner que cela, sont autant de façons de bafouer le droit international.

Et cela, c’est l’aspect politique, juridique des choses. Car, suite à l’occupation, 70% des Irakiens ont un revenu insuffisant pour vivre décemment, il n’y a pas d’approvisionnement fiable en eau ni en électricité, les écoles sont détruites ou fermées, il y a 4 millions de personnes déplacées, 2 millions d’exilés, vers la Syrie ou la Jordanie, où, faute der revenus, les Irakiens doivent vivre d’expédients ou de charité, quand ils ne sont pas forcés de se prostituer (y compris la prostitution enfantine). Pour dissimuler cela, la machine propagandiste tourne à fond aux Etats-Unis et en Europe, montrant presque exclusivement les « attentats terroristes » et les prétendues « divisions ethniques » ; ceci pour faire croire que si les Etats unis se retirent, cela provoquera une guerre civile sanglante entre « chiites » et « sunnites »…Cette propagande conforte les courants politique pro-atlantiste et islamophobes en Europe (Sarkozy, par exemple).

E.K : La fin du monde…unipolaire ?

M. H : La résistance irakienne comporte aussi de nombreux éléments positifs . Elle a bloqué les plans d’agression US contre l’Iran, la Syrie, la Corée du Nord ; elle a accéléré le regroupement des forces entre la Russie – qui, après l’ère du pillage maffieux sous Eltsine, redevient une puissance nucléaire et économique indépendante – ,l’Inde , la Chine et les pays producteurs de pétrole (Algérie, Libye, Venezuela) lesquels, grâce à l’augmentation du prix du baril de pétrole, ont remboursé leurs dettes et ont accumulé des réserves monétaires et d’or importantes. Face à cette situation nouvelle, les dirigeants américains envisagent une nouvelle stratégie. Comme l’exprime une formule frappante, il doivent choisir entre trois options : « hold, fold or run » (en Irak, mais cela est valable pour le reste du monde « terroriste »). « Hold » : imposer la présence US par la force militaire. « Fold », donner la préférence aux guerres de basse intensité, au soutien à des régimes pro-américains, aussi brutaux et peu démocratiques puissent-ils être, ou « run »- quitter le terrain. En Irak, la première option s’est révélée désastreuses (sauf pour les profits d’une poignées de multinationales US). La troisième équivaut à un aveu de défaite et grand manque à gagner pour l’ »investissement » américain en Irak et en Afghanistan (ou en Palestine, via Israël). Reste l’option »fold ».Les pays et les peuples qui risquent d’en subir les effets ont intérêt à se préparer, comme le peuple irakien, à une résistance décidée .

Pour en savoir plus :

– Le monde arabes à la veille d’un tournant » ; A Razak Abdel-Kader.

Maspero. Cahier Libres .

– L’Irak face à l’occupation ; Mohammed Hassan et David Pestieau . EPO

– Irak : le coût humain de l’occupation. Intal.Vrede. BRussels Tribunal, Stop USA, 11.11.11

– Attention Medias. Michel Collon.EPO.

– Les sites Intal, Vrede, Brussels Tribunal, Stop USA,11.11.11, Health Now, Investig’Action, Dahr Jamail, Al-Loufok, Uruk

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