Irak : "guerre civile" ou bien … ?

Sur le site Iraqcrisis (université de Chicago) tombait en fin de semaine dernière ce message de Jeffrey B. Spurr

Islamic and Middle East Specialist, Aga Khan Program for Islamic Architecture, Fine Arts Library, Harvard University

(26. 11. 2006)

Chers amis et collègues,

Je reçois à l'instant ces nouvelles graves et profondément navrantes du Dr Saad Eskander, annonçant sa décision jeudi dernier de fermer la Bibliothèque et des Archives Nationales d'Irak. Le 15 novembre dernier, il m'avait informé que son institution avait été bombardée trois fois en trois semaines et était devenue la cible de snipers, dont certains tirs visaient directement son propre bureau. Un autre jeune bibliothécaire a été assassiné récemment et le bâtiment a reçu plusieurs obus dans les jours qui ont précédé sa fermeture (je suppose qu'il s'agit de tirs de mortiers).

Les initiatives du Dr. Eskander avaient été absolument exemplaires, il avait considérablement renforcé son équipe et avait remué ciel et terre pour la former à agir sur plusieurs fronts, mais aussi pour relancer le fonctionnement d'une institution deux fois incendiée depuis le début de l'occupation américaine. Comme je lui demandais comment il arrivait encore à faire venir au travail une si grosse équipe dans des circonstances aussi périlleuses, il m'avait expliqué l'été dernier qu'il consacrait 30% de son budget à aller chercher son personnel et à le ramener chaque jour en bus, bien que trois de ses chauffeurs aient été tués en faisant ce travail. Bien qu'il n'y ait en fait littéralement pas d'autre alternative, ce moyen de faire face à la situation actuelle était évidemment intenable à long terme. Nous savons tous que la situation s'est considérablement dégradée depuis, et du fait des attaques répétées dont son institution a été la cible, il ne lui était plus possible de demander à son personnel de continuer à s'y rendre. Les forces de l'intolérance sont à l’œuvre et toute institution ou personne susceptible de représenter un avenir d'espoir ou de progrès pour l'Irak est dans la ligne de mire et contrainte au repli.

Très sincèrement à vous, Jeff.

En Anglais: “Iraq National Library and Archive closed”: http://hnn.us/roundup/entries/32348.html (26, 11, 2006)

Traduction: Dominique Arias

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Commentaire du traducteur:

Après la Première Guerre du Golfe, l'Irak (pays profondément laïc, multiethnique et multiconfessionnel, où les femmes ne portaient plus le voile mais enseignaient à l'université) a été maintenu sous embargo, contre l'avis des Nations Unies pendant plus de dix ans. Chaque fois que le régime irakien parvenait à répondre aux conditions de levée de l'embargo, les USA rajoutaient des conditions toujours plus impossibles à atteindre. Cet embargo a fait plus d'un million de victimes, en majorité des enfants, provoqué l'effondrement de toute la structure économique du pays, empêché la reconstruction des infrastructures sanitaires détruites par la guerre de 1991 et profondément affecté les conditions de vie de l'ensemble de la population irakienne.

En 2003 sur la base d'allégations réputées fausses (et démontrées telles par la suite) les USA et le Royaume Uni ont militairement envahi et occupé l'Irak. Cette invasion/occupation violait le droit International, les Conventions de Genève et jusqu'à la Charte des Nations Unies, mais aucune grande nation ne l'a officiellement condamnée comme criminelle, ni n'a demandé la moindre sanction à l'encontre de ses auteurs. Les crimes de guerre commis en Irak depuis cette invasion ont déjà fait en à peine trois ans plus d'un demi million de morts (http://www.brusselstribunal.org/pdf/lancet111006.pdf), dont plus de 80% victimes des bombardements et des tirs des troupes d'occupation ou leurs sont indirectement imputables : mines, sous munitions, snipers, etc. (Cf. http://www.globalresearch.ca/articles/LAN410A.html et http://www.medialens.org/ : Media Alert: Paved With Good Intentions – Iraq Body Count – Part 1 & 2.) On ne cherche même plus à évaluer le nombre des victimes indirectes décédées depuis l'invasion par manque de soins, de médicaments, d'eau potable, de produits de première nécessité ou indirectement du fait de l'usage par les troupes d'occupations d'armes prohibées ou à uranium appauvri.(Cf. No Great Way To Die” – But the Generals Love Napalm March 30, 2005 http://www.medialens.org/)

Médias et diplomates occidentaux attribuent officiellement la majorité des victimes aux rivalités inter-ethniques et au terrorisme qui en découlerait, en occultant littéralement tout ce qui pourrait alimenter une autre lecture des faits (proportions respectives des victimes des actions “terroristes” et de celles des troupes d'occupations, ou plus simplement de victimes imputables respectivement au régime irakien ou à ses adversaires, avant et depuis le début de la Première Guerre du Golfe, etc.) Or, force est de constater que si aucun conflit au monde n'a jamais compté une proportion aussi effarante de snipers, la majorité d'entre eux sont des occidentaux salariés d'entreprises privées “de sécurité” agissant hors de tout contrôle des Nations Unies. Quant aux attentats (dont la très grande majorité des victimes ne sont ni occidentales ni influentes), et aux pratiques d'enlèvements, de cadavres torturés jetés dans la rue et d'escadrons de la mort, elles sont l'exacte réplique de ce qu'elles étaient déjà sous les dictatures d'Amérique Latine soutenues par les USA dans les années 70-80 (http://www.brusselstribunal.org/SecurityCompanies.htm#press). Il en va de même du prétexte identiquement avancé de “guerre civile de plus en plus incontrôlable.”(E.Herman, N.Chomsky, Manufacturing Consent, NY, Pantheon Books, 2002). Nous sommes seulement priés de croire qu'à l'instar des Sud-Américains, les Arabes sont simplement trop stupides pour lutter contre des troupes d'occupation autrement qu'en s'entre-tuant mutuellement, quoi de plus naturel au fond ?

Dans les premières semaines de l'invasion, la majorité des Musées, Bibliothèques et centres d'archives administratives, informatiques, diplomatiques, historiques ou autres (nationaux et municipaux) ont été pillés et délibérément incendiés (http://www.sub.uni-goettingen.de/ebene_1/orient/Bibliotheques_irakiennes.htm), assez souvent (comme à Bagdad) sous protection des troupes d'occupation en violation des conventions de Genève. De même de la plupart des sites archéologiques en cours de fouilles, ravagés au bulldozer sous protection U.S. ou de sociétés privées, et d'une part substantielle des sites historiques les plus connus (http://www.paxhumana.info/article.php3?id_article=244). Là encore, on nous prie de croire que les arabes sont incapables de célébrer le renversement d'un dictateur par les puissances même qui l'avaient placé et maintenu au pouvoir, autrement qu'en détruisant leur propre patrimoine historique et archéologique, quoi de plus naturel au fond ? On imagine tout à fait les Italiens incendiant leurs musées, bibliothèques et archives ou détruisant le Colisée et tous les vestiges romains d'Italie pour fêter le renversement de Mussolini parce que l'antiquité était sa principale référence et qu'eux sont catholiques…

Ces musées et archives ne contenaient d'ailleurs pas seulement les trésors des civilisations antérieures à l'Islam (plusieurs bibliothèques complètes – notamment administratives – intégralement ou partiellement retranscrites vieilles de quatre à cinq mille ans et dont les textes contredisaient souvent diamétralement ceux de la Bible), mais aussi et surtout la majorité des archives postérieures à l'Hégire, que de pieux musulmans avaient finalement peu de raisons de vouloir détruire.

A qui profite le crime ? Quel est le mobile ? Qu'est-ce qu'on cherche réellement à détruire ? A chacun de s'interroger et de chercher les réponses !

Il y a à peine cent ans – et depuis des siècles (avant Alexandre) – le Proche-Orient n'était qu'un seul et même pays fait de provinces plus ou moins autonomes, multiculturel, multiethnique et multiconfessionnel (outre les nombreuses branches de l'Islam, on y a toujours trouvé des coptes, des maronites, des assyriens, des orthodoxes, des catholiques chaldéens, des zoroastriens, des bahais, des sabbéens, des parsis, des juifs, etc.) ; un pays qui avait ses ressources, ses règles et ses structures propres et où tout le monde pouvait se comprendre dans la même langue ; un pays au patrimoine historique commun immense et qui n'a jamais demandé à être occupé ou divisé.

Dernière nouvelle reçue le 11 décembre 2006 via la liste « Iraqcrisis » de l’Université de Chicago

Iraqcrisis digest, Vol 1 #755 – 1 msg

[Iraqcrisis] Re-opening of the Iraq National Library and Archive

Selon les dernières nouvelles que nous ayons reçues de lui, le Dr. Saad Eskander, Directeur-Général de la Bibliothèque Nationale et Archives d’Irak, s’est récemment concerté avec ses responsables de départements. Bien que le niveau de sécurité soit loin d’être meilleur que ce qu’il était ces derniers temps, ils ont décidé de rouvrir leur institution. Le Dr. Eskander a divisé les bibliothécaires et les archivistes en deux groupes ; chaque groupe travaillera trois jours par semaine, afin de permettre à la bibliothèque de rester ouverte toute la semaine. Comme il l’expliquait dans un courrier électronique: “ Nous avions tous le sentiment qu’il était vital de servir notre peuple quel que soit le niveau de sécurité. » Vu que tous les habitants de Bagdad – comme de n’importe où en Irak – prennent des risques considérables simplement pour survivre, jour après jour, nos collègues irakiens méritent soutien, admiration et qu’on leur rende hommage de risquer leur vie pour servir leur institution et le bien commun.

Message de Jeffery Spurr,

(Islamic and Middle East Specialist Aga Khan Program for Islamic Architecture Fine Arts Library, Harvard University Fogg Art Museum, Cambridge, MA)

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