Ils pensaient qu'ils étaient libres

Cette traduction en Français est dédiée au peuple palestinien, et plus particulièrement au peuple palestinien de la bande de Gaza, qui subit, mois après mois, la progression des « petits pas », avec le même mélange d’inconscience et de paralysie que celui évoqué par Milton Mayer, cette fois-ci « globalisé » à l’échelle occidentale. Merci à Dorothy Naor, de New Profile (Israël) d’avoir rappelé ce texte à l’occasion de la discussion d’un projet de loi qui permettrait à la Knesset d’outrepasser les décisions de la Cour Suprême israélienne, – encore un « petit pas ».

ILS PENSAIENT ETRE LIBRES … MAIS ALORS CE FUT TROP TARD.

Titre original : « They thought they were free –The Germans, 1933-1945 », chapitre 13 “But then it was too late”

Milton Mayer, 1955

www.informationclearinghouse.info/article11845.htm

« Ce que personne ne semblait remarquer, » a dit un de mes collègues philologue, « c’était l'écart toujours plus grand, après 1933, entre le gouvernement et les gens. Pensez seulement à l’immensité de cet écart dès le début, ici, en Allemagne. Et il n’a cessé de grandir. Vous savez, les gens proches de leur gouvernement parce qu’on leur dit que c’est un gouvernement du peuple, une vraie démocratie, ou d’être enrôlé dans la défense civile, ou même de voter. Tout ça a peu de chose –en réalité rien – à voir avec savoir qui gouverne.

« Ce qui s’est passé ici, ce fut une accoutumance graduelle des gens, petit à petit, à être gouverné par surprise ; à recevoir des décisions délibérées en secret ; à croire que la situation est si complexe que le gouvernement devait agir sur des informations que les gens ne pouvaient pas comprendre, qu’elles ne pouvaient pas être diffusées à cause de la sécurité nationale. Et leur sentiment d’identification avec Hitler, leur confiance en lui, a facilité l’ouverture de cette brèche et rassuré ceux qui, sans ça, se seraient inquiétés.

“La séparation entre gouvernement et du peuple, cette élargissement de l’écart, a pris place graduellement et aussi insensiblement, chaque pas déguisé (peut être pas intentionnellement) en mesure temporaire ou associé à une finalité patriotique ou à de vrais objectifs sociaux. Et toutes les crises et réformes (avec de vraies réformes) occupaient tant les gens qu’ils ne voyaient pas le lent mouvement souterrain, tout le processus d’un gouvernement devenant de plus en plus lointain.

“Vous me comprendrez si je vous dis que mon Moyen Haut Allemand était ma vie. C’était ma seule préoccupation. J’étais un érudit, un spécialiste. Et d’un seul coup, j’ai été plongé dans toute l’activité nouvelle, quand l’université a été amenée dans la nouvelle situation ; des meetings, conférences, interviews, cérémonies, et avant tout, des formulaires à remplir, des rapports, des bibliographies, des listes, des questionnaires. Et au dessus, les exigences de la communauté, les choses qu’on devait faire, les participations ‘attendues’ qui n’existaient pas ou n’avaient pas d’importance avant. Bien sûr c’était du charabia mais ça consumait l’énergie de chacun en plus du travail qu’on voulait vraiment faire. Vous pouvez voir comme il était facile de ne pas penser aux choses fondamentales. On n’avait pas le temps. »

“Ceci, – ai-je dit – ce sont les mots de mon ami le boulanger. ‘On n’avait pas le temps de penser. Il arrivait tant de choses’ »

« Votre ami le boulanger a raison, » dit mon collègue. « La dictature, et le processus entier de son avènement était avant tout divertissante. Elle fournissait une excuse pour ne pas penser à des gens qui ne voulaient pas penser de toute façon. Je ne parle pas de vos ‘petites gens’, votre boulanger etc., je parle de mes collègues et moi-même, des gens éduqués, voyez-vous. La plupart d’entre nous ne voulions pas penser aux choses fondamentales et nous ne l’avions jamais fait. Ce n’était pas nécessaire. Le nazisme nous a donné des choses épouvantables et fondamentales à penser — nous étions des gens corrects — et il nous a tenus si occupés par des changements continus et des ‘crises’ et si fascinés, oui fascinés, par les machinations des ‘ennemis nationaux’, extérieurs et intérieurs, que nous n'avions pas le temps de penser à ces choses épouvantables qui grandissaient, petit à petit, tout autour de nous. Inconsciemment, j’imagine, nous étions reconnaissants. Qui veut réfléchir ! ?

« Vivre ce processus, ce n’est pas du tout être capable de le remarquer – je vous prie de me croire – à moins d’avoir un degré de vigilance politique, d’acuité, bien plus élevé que celui que la plupart d’entre nous ont eu l’occasion de développer. Chaque pas était si petit, si insignifiant, si bien expliqué ou, à l’occasion, « regretté » qu’à moins d’avoir pris ses distances dès le début, à moins d’avoir compris ce que tout cela était fondamentalement, ce à quoi devaient mener toutes ces ‘petites mesures’ qu’aucun Allemand patriote ne pouvait repousser, on ne le voyait pas plus se développer jour après jour qu’un fermier dans son champ ne voit pousser le maïs. Et un jour il est au dessus de sa tête.

“Comment peut-on éviter ça, parmi les gens ordinaires, même parmi les gens très éduqués ? Franchement, je ne sais pas. Je ne vois toujours pas. Bien, bien des fois depuis que tout cela a eu lieu, j’ai ruminé ces deux grandes maximes, Principiis obsta et Finem respice – « Prenez garde aux débuts » et « Considérez la fin ». Mais il faut anticiper la fin pour résister, ou même voir, les débuts. Faut-il que les hommes ordinaires, et même les hommes extraordinaires, prévoient clairement et avec certitude la fin et comment ça va se passer ? Ca pourrait arriver. Et tout le monde compte sur ce « pourrait ».

“Vos ‘petites gens’, vos amis Nazis, n’étaient pas en principe contre le National Socialisme. Les hommes comme moi, qui l’étaient, sont les plus grands coupables, pas parce qu’on savait mieux (ce serait une exagération) mais parce qu’on sentait mieux. Le Pasteur Niemöller a parlé pour les milliers et les milliers de gens comme moi quand il a quand il a parlé (trop modestement de lui-même) et dit que quand les nazis ont attaqué les communistes, il a été un peu troublé, mais après tout, il n’était pas communiste, alors il n’a rien fait ; que quand ils ont attaqué les socialistes, il était un peu plus troublé, mais aussi, il n’était pas socialiste, et il ne fit rien ; et puis les écoles, la presse, les Juifs, et ainsi de suite, et il était de plus en plus troublé, mais il ne fit encore rien. Et quand ils ont attaqué l’Eglise, et il était un homme d’église, et il fit quelque chose, mais c’était trop tard. »

Je répondis : « Oui ».

“Voyez-vous”, reprit mon collègue, “on ne sait pas exactement où et comment aller. Croyez-moi, c’est vrai. Chaque acte, chaque occasion, est pire que le dernier, mais seulement un peu pire. On attend le suivant et encore le suivant. On attend la grande occasion qui va choquer, en pensant que d’autres, quand viendra un tel choc, vous rejoindront pour résister d’une façon ou une autre. Vous ne voulez pas agir, ou même parler, seul ; vous ne voulez pas ‘sortir de l’ordinaire pour causer du désordre’ Pourquoi ? Eh bien, parce que vous n’avez pas l’habitude. Ce n’est pas seulement la peur, la peur de se lever seul, qui vous retient ; c’est aussi une réelle incertitude.

‘L’incertitude est un facteur très important, et au lieu de baisser avec le temps, elle monte. Dehors, dans les rues, dans la communauté en général, ‘tout le monde’ est heureux. On n’entend pas de protestation, et certainement on n’en voit pas. Vous savez, en France ou en Italie il y aurait des slogans contre le gouvernement peints sur les murs et les barrières ; en Allemagne, hors peut-être des grandes villes, il n’y a même pas ça. Dans la communauté universitaire, dans notre propre communauté, vous parlez en privé avec vos collègues, dont certains ressentent sans doute les choses comme vous, mais que disent t-ils ? Ils disent ‘C’est pas si mal’ ou ‘Vous avez trop d’imagination’ ou ‘Vous êtes un alarmiste’.

“Et vous êtes un alarmiste. Vous dites que ça doit conduire à ceci, mais vous ne pouvez pas le prouver. Oui, ce sont les débuts ; mais comment pouvez vous être sûr quand vous ne connaissez pas la fin, et comment savez vous, ou même conjecturez-vous, la fin ? A l’opposé, vos ennemis, la loi, le régime, le Parti, vous intimident. A l’opposé, vos collègues ricanent de vous comme d’un pessimiste ou même d’un névrosé. Il vous reste vos amis proches qui sont, naturellement, des gens qui ont toujours pensé comme vous.

“Mais vos amis sont maintenant moins nombreux. Certains ont dérivé quelque part ou se sont immergés dans leur travail. Vous n’en voyez plus autant que dans les meetings et les rassemblements. Les groupes informels rapetissent, des participants s’éloignent dans les petites organisations, et les organisations elles-mêmes dépérissent. Maintenant, dans les petits rassemblements de vos plus vieux amis, vous avez l’impression de parler à vous-mêmes, d’être isolés de la réalité des choses. Ceci affaiblit votre confiance encore plus et sert de dissuasion supplémentaire à – à quoi ? Il devient de plus en plus clair que si vous voulez faire quelque chose, vous devez créer l’occasion de le faire, et alors vous êtes un fauteur de trouble. Alors vous attendez, vous attendez.

« Mais la grande occasion qui choque, où des dizaines, des centaines ou des milliers se joindront à vous, ne vient jamais. C’est le problème. Si le dernier et le pire des actes du régime était venu juste après le premier et le plus petit, des milliers, oui, des millions auraient été suffisamment choqués – si, disons, le gazage des Juifs en 43 était venu immédiatement après des papillons « Entreprise allemande » sur les fenêtres des boutiques non juives en 33. Mais bien sûr ça ne se passe pas ainsi. Entre temps, il y a les centaines de petits pas, certains imperceptibles, chacun d’eux vous préparant à ne pas être choqué par le suivant. L’étape C n’est pas bien pire que l’étape B, et, si vous n’avez pas pris position à l’étape B, pourquoi devriez-vous à l’étape C ? Et ça continue vers l’étape D.

“Et un jour, trop tard, vos principes, si vous y êtes sensible, vous tombent dessus. Le poids de la tromperie de soi même est devenu trop lourd, et un incident mineur, dans mon cas mon petit garçon, à peine plus qu’un bébé, disant « cochon de Juif », le fait s’effondrer, et vous voyez que tout, tout a changé, et changé complètement sous votre nez. Le monde où vous vivez – votre nation, votre peuple – n’est pas du tout le monde où vous êtes né. Les formes sont toutes là, toutes intactes, toutes rassurantes, les maisons, les boutiques, les tâches, les repas, les visites, les concerts, le cinéma, les vacances. Mais l'esprit, que vous n'aviez jamais remarqué car vous avez fait toute votre vie l'erreur de l'identifier aux formes, a changé. Maintenant vous vivez dans un monde de haine et de peur, et les gens qui haïssent et ont peur ne le savent pas eux-mêmes ; quand tout le monde est transformé, personne n'est transformé. Maintenant vous vivez dans un système qui règne sans respo! nsabilité même devant Dieu. Le système lui-même n’a peut-être pas voulu cela au début, mais pour se maintenir il a été forcé à faire tout le parcours.

« Vous avez fait presque tout le chemin vous-même. La vie est un processus continu, un flot, pas du tout une succession d’actes et d’événements. Elle a coulé vers un autre niveau, vous transportant avec elle sans effort de votre part. A ce nouveau niveau vous vivez, vous avez vécu chaque jour dans un plus grand confort, avec une nouvelle morale, de nouveaux principes. Vous avez accepté des choses que vous auriez refusées il y a cinq ans, il y a un an, des choses que votre père, même en Allemagne, n’aurait pu imaginer.

“Soudainement tout surgit, d’un seul coup. Vous voyez ce que vous êtes, ce que vous avez fait, ou, plus exactement, ce que vous n’avez pas fait (car c’était tout ce qui était exigé de la plupart d’entre nous : ne rien faire). Vous vous souvenez de ces meetings au début à l’université, où si quelqu’un s’était dressé, d’autres se seraient dressés : mais personne ne s’est dressé. Une petite chose, la question d’embaucher celui-ci ou celui-là, et vous avez pris celui-ci plutôt que celui-là. Vous vous souvenez de tout maintenant, et votre cœur se serre. Trop tard. Vous êtes compromis au delà de toute réparation.

« Et alors ? Vous devez vous suicider. Quelques-uns l’ont fait. Ou ‘ajuster’ vos principes. Beaucoup ont essayé, et je suppose que certains y sont parvenus, moi non. Ou apprendre à vivre le reste de votre vie avec votre honte. Cette dernière option est, dans ces circonstances, la plus proche de l’héroïsme : la honte. Beaucoup d’Allemands sont devenus ce pauvre genre de héros, bien plus, je pense, que le monde ne sait ou ne veut le savoir. »

Je ne dis rien. Je ne trouvais rien à dire.

“Je peux vous parler,” continua mon collègue, « d’un homme à Leipzig, un juge. Il n’était pas Nazi, sauf nominalement, mais certainement ce n’était pas un antinazi. Il était juste juge. En 42 ou 43, je crois début 43, un Juif fut jugé par lui pour un procès mettant en jeu, mais de manière accessoire, des relations avec une femme ‘Aryenne’. C’était un ‘dommage racial’, quelque chose que le Parti cherchait vivement à punir. Dans le cas jugé, cependant, le juge avait le pouvoir de condamner l’homme pour une offense ‘non raciale’ et de l’envoyer en prison ordinaire pour une longue durée, le sauvant ainsi du ‘traitement’ par le Parti signifiant camp de concentration ou plus probablement déportation et mort. Mais dans l’opinion du juge, l’homme était innocent de l’accusation ‘non raciale’, et par conséquent, en juge honorable, il l’acquitta. Bien sûr, le Parti emmena le Juif dès sa sortie du tribunal. »

« Et le juge ? »

« Oui, le juge. Il n’a pas pu chasser le cas de sa conscience – un cas, voyez-vous, où il avait acquitté un homme innocent. Il pensa qu’il aurait dû le condamner et le sauver du Parti, mais comment aurait-il pu condamner un homme innocent ? L’affaire le laissa de moins en moins tranquille, et il devait en parler, d’abord à sa famille, puis à ses amis, ensuite à des connaissances (C’est ainsi que je l’appris.) Après le putsch de 1944 ils l’ont arrêté. Après ça, je ne sais pas. »

Je ne dis rien

“Une fois la guerre commencée” a continué mon collègue, “résistance, protestation, critique, complaintes, tout cela s’accompagnait d’un risque multiplié de très grande punition. Le simple manque d’enthousiasme, ou le défaut d’en faire preuve en public, était du ‘défaitisme’. Vous étiez convaincu qu’il y avait des listes de ceux qui seraient ‘traités’ plus tard, après la victoire. Goebbels a été très malin pour ça aussi. Il promettait continuellement une ‘orgie de la victoire’ qui ‘prendrait soin’ de ceux qui pensaient que leur ‘attitude de trahison’ était passée inaperçue. Et il l’entendait ainsi, ce n’était pas de la propagande. Et ça suffisait à stopper toutes les hésitations.

“Une fois la guerre commencée, le gouvernement a pu faire tout ce qui était ‘nécessaire’ pour la gagner ; il en a été ainsi de la ‘solution finale du problème juif’, dont parlaient tout le temps les Nazis mais qu’ils n’osèrent jamais entreprendre, pas même les Nazis, jusqu’à ce que la guerre et ses ‘nécessités’ leur fassent savoir qu’ils pourraient y aller dans l’impunité. Les gens à l’étranger qui pensaient que la guerre contre Hitler aiderait les Juifs se trompaient. Et les gens en Allemagne qui, une fois la guerre débutée, pensaient encore à se plaindre, protester, résister, pariaient que l’Allemagne perdrait la guerre. C’était un pari de longue durée. Peu le firent. »

Traduction: JPB

Copyright notice: Excerpt from pages 166-73 of They Thought They Were Free: The Germans, 1933-45 by Milton Mayer, published by the University of Chicago Press. ©1955, 1966 by the University of Chicago. All rights reserved.

Milton Mayer

They Thought They Were Free: The Germans, 1933-45

©1955, 1966, 368 pages

Paper $19.00 ISBN: 0-226-51192-8

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