« Il y a un risque de coup d’Etat »

Une interview d' Evo Morales par Il Manifesto

Bolivie, jeudi 8 novembre 2007

Le président de la Bolivie s’est entretenu à Rome avec Il Manifesto sur les manœuvres de la droite dans son pays. "Dans mon pays, il existe des groupes paramilitaires et nous avons des photos de l’ambassadeur des États-Unis avec un paramilitaire colombien". Pendant sa visite dans la capitale italienne, il a dénoncé le jeu sale et affirmé qu’il existe une droite interne qui a sa base dans les groupes oligarchiques, et une droite externe qui vient de l’ambassade des États-Unis. Leur ambassadeur, Philip Goldberg, a été chef de la Mission des États-Unis au Kosovo, après avoir été le bras droit de l’ambassadeur des États-Unis en Bosnie, Richard Holbrooke. Evo Morales sourit sans arrêt et vous met la main sur l’épaule pour insister sur une idée. Il porte une veste et une chemise brodée sans col. Pour une fois, il a laissé la chompa, le pull traditionnel, dans sa valise.

Il est arrivé en Italie à bord d’un avion vénézuélien, a reçu un prix, a rencontré des représentants d’institutions politiques et patronales, ainsi que les mouvements sociaux italiens, et s’est sans doute efforcé d’éclaircir l’affaire Entel, société de téléphonie appartenant à la Telecom italienne, que la Bolivie veut nationaliser. (Telecom a déposé, par surprise, une demande d’arbitrage international devant un tribunal, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), que la Bolivie a quitté il y a six mois.) En Bolivie, il a laissé une situation assez tendue : les tentatives séparatistes se font plus âpres, et récemment, l’aéroport de Santa Cruz, au coeur de la zone camba, la zone la plus riche, par opposition à la zone colla, celle des indigènes des montagnes, a été occupé. On a également enregistré un attentat contre un consulat vénézuélien, l’envoi de lettres piégées à des médecins cubains, et des rapports du renseignement indiquent la présence d’instructeurs colombiens.

– Président, 21 mois après votre élection, où en est la refondation que vous avez promise pour la Bolivie ?

Evo Morales : Elle progresse avec des hauts et des bas, avec l’opposition des milieux conservateurs, qui ne veulent pas perdre leurs privilèges. Ils n’acceptent pas que la nationalisation des hydrocarbures ait été blindée et soit garantie par de nombreux mécanismes légaux et constitutionnels ; ils n’acceptent pas que le pouvoir ait été transmis au peuple et ne soit plus le privilège de quelques familles, d’une oligarchie. Je veux dire le pouvoir économique et le pouvoir politique. Parmi eux, il y a des racistes, des fascistes. Mais je suis certain que nous arriverons au bout. Ce sera une rude bataille mais ce sera une révolution démocratique, pacifique et juste.

– L’Assemblée constituante que vous avez convoquée n’a pas encore approuvé un seul article de la nouvelle constitution, et les conflits venant des milieux autonomistes et de la droite traditionnelle frisent déjà la violence. Y a-t-il une relation entre ces deux milieux ? Existe-t-il un risque de balkanisation de la Bolivie ?

E.M : J’exclus totalement la balkanisation. Mais l’extrême droite n’est pas disposée, effectivement, à accepter l’Indien, et est donc littéralement dégoûtée. Et elle réagit. Je le dis en pesant mes mots, mais j’ai des informations selon lesquelles elle ne se situerait plus sur le plan de l’opposition politique, elle parle de coup d’État, de coup militaire. S’il se produisait un coup d’État dans l’un des départements du pays, dit-on, les militaires rencontreraient de l’opposition et seraient vaincus. On va jusqu’à parler d’attentats contra la vie des personnes.

– Savez-vous s’il existe des groupes paramilitaires dans le pays ?

E.M : Je le sais, et je prévois une chose : nous avons une photographie de l’ambassadeur des États-Unis avec un paramilitaire colombien, prise récemment ici en Bolivie. Heureusement, le paramilitaire a été arrêté et se trouve en ce moment en prison. Nous avons des informations sur la présence, dans notre pays, de forces paramilitaires armées et organisées, formées par des éléments de droite et des délinquants. Lorsque la droite ne peut plus mobiliser comme elle le faisait auparavant, elle passe à l’extrême : le paramilitarisme.

– Il y a eu récemment des attentats contre un consulat vénézuélien en Bolivie, contre les maisons de certains médecins cubains, et aussi l’occupation de l’aéroport. D’où émanent ces actions, politiquement ?

E.M : Il existe une droite interne et une droite externe. L’interne vient des groupes oligarchiques, l’externe de l’ambassade des États-Unis. Avant d’être affecté en Bolivie, l’ambassadeur, Philip Goldberg, a été chef de la Mission des États-Unis au Kosovo, après avoir été le bras droit de l’ambassadeur en Bosnie, Richard Holbrooke, d’où est partie l’implosion de la Yougoslavie. Comment se comporte-t-il maintenant ?

En Bosnie, Goldberg a marqué quelques points de sa carrière diplomatique, mais en Bolivie, il n’y parviendra pas.

– Quelles relations maintenez-vous avec les Etats-Unis ?

E.M : Nous avons des relations avec tout le monde, mais nous n’acceptons pas les provocations. En outre, l’ambassadeur est une chose, le pays en est une autre. Il est certain que M. Goldberg possède sans aucun doute une vaste expérience du bouleversement de gouvernements démocratiques.

– Et qu’en est-il de la nationalisation du gaz ? L’ancien ministre des Hydrocarbures, Andrés Soliz Rada, dit que les transnationales ont signé de nouveaux accords mais qu’elles ne paient pas vraiment ce qu’elle devraient payer, et qu’en outre, votre gouvernement n’investit pas dans les infrastructures – routes, ponts, usines —mais uniquement dans des projets idéologiques de solidarité pour les personnes âgées et les étudiants. Que lui répondez-vous ?

E.M : Que Soliz Rada est un aigri et que j’ai fait une erreur en lui confiant un ministère. Les résultats des nationalisations, par ailleurs, parlent d’eux-mêmes. Si le "bon Juancito Pinto" existe, c’est grâce aux nationalisations, si nous avons pu assigner un montant déterminé aux pensions, c’est grâce aux nationalisations. Avant, il existait un "bon solidarité", mais il dérivait de la privatisation – mal nommée capitalisation — de nos entreprises. Et il n’existait pas même de ressources économiques pour le rendre effectif, il était insoutenable. Aujourd’hui, tout a changé, et l’État a pris en charge par exemple, le versement d’une pension de vieillesse, ce qui n’existait pas avant.

– J’insiste : est-il vrai qu’il n’y a pas d’investissements dans le secteur industriel ? Croyez-vous que l’industrialisation des hydrocarbures puisse se faire en deux ans ?

E.M : En ce moment, notre plus grande faiblesse réside dans le secteur des ressources humaines, celui des experts : ceux dont nous avons besoin, nous devons commencer par les former. La chose la plus importante, c’est qu’avant la nationalisation, l’État recevait moins de 300 millions de dollars pour son gaz et cette année, il compte sur des rentrées de 2 milliards. En 2004, les réserves du pays n’atteignaient pas 2 milliards de dollars ; cette année, elles atteindront 5 milliards. Ce sont des faits.

– Vous parlez d’investissements dans le secteur des ressources humaines. Que peut offrir la Bolivie et quel type d’investissements cherche-t-elle ?

E.M : En matière de ressources naturelles, nous avons besoin de bailleurs de fonds. Nous avons besoin d’entreprises, pas seulement italiennes, mais du monde entier, et d’entreprises qui investissent. Et nous commençons à signer des accords bilatéraux. Par exemple, j’ai été en contact ici avec un fabricant de chaussures, et je sais que l’Italie produit des chaussures de qualité, mais pas autant que la Chine, par exemple. Et nous possédons le cuir des hauts plateaux et de l’Est. Une matière qui n’est pas encore exploitée, c’est le cuir du cou des lamas ; dans notre pays, on fabrique traditionnellement les chaussures avec du cuir de cou de lama. Il s’agit d’un exemple d’une matière première dont nous disposons et qui est à exploiter, et il y en a beaucoup d’autres. Mais les entreprises doivent être sensibles et avoir aussi des politiques sociales.

– Quelles sont vos relations avec le Brésil ? L’entreprise des pétroles du Brésil, Petrobras, se comporte-t-elle comme faisant partie d’un gouvernement ami ou comme une entreprise classique qui ne connaît pas d’amis ?

E.M : Il est difficile de s’entendre avec les entreprises, elles ont un seul intérêt, multiplier leur capital. Le président du Brésil essaie de résoudre les problèmes que nous avons avec ladite entreprise, et j’ai beaucoup de respect pour Lula, avec qui nous sommes en train de préparer une réunion en Bolivie, avant la fin de l’année. Je continue de considérer le camarade Lula comme un grand frère et le Brésil comme un grand pays. Nous sommes ici pour résoudre les problèmes, limiter les conditionnements et garantir les investissements.

– On a beaucoup critiqué votre chavisme, bien que critiquer Chávez soit un sport très pratiqué. Y a-t-il des divergences entre le président du Venezuela et vous ?

E.M : Nous sommes différents, mais tous les deux à la recherche de l’égalité, de la justice et de la réduction des inégalités entre les familles et les continents. Notre grande similitude est que nous avons des démocraties de libération et non soumises à l’Empire, nous sommes orientés vers la Vie et l’Humanité, non seulement en Amérique latine mais pour tous les êtres humains de la planète Terre. Nous faisons cependant partie d’un mouvement indigène, nous recherchons l’harmonie avec la Mère Terre. Le socialisme et le marxisme visent uniquement à résoudre le problème de l’être humain, non celui de la Terre. En revanche, nous devons parler de l’environnement, de comment sauver une planète malade.

– Et les agrocombustibles ?

E.M : Je ne partage pas cette idée. Il n’est pas possible que la Terre et ses produits servent les automobiles au lieu de la vie humaine.

– La coca est un sujet sur lequel on attaque souvent la Bolivie. Vous avez parlé d’industrialisation de la coca, où en est cette affaire ?

E.M : Je le dis en toute clarté : la libre culture de la coca n’est pas possible, mais il n’est pas possible non plus d’atteindre le niveau zéro de la coca. Parler de libre culture signifie produire un excédent pour le marché illégal, parler de zéro coca serait méconnaître sa qualité : parler de zéro coca revient à parler de zéro mouvement indigène. Mais la lutte contre les narcotrafiquants que mènent les États-Unis est un prétexte qui cache une lutte à caractère géopolitique. Avec la lutte contre le narcotrafic, les États -Unis créent des bases militaires. Ce que l’on prévoit pour la nouvelle Constitution, c’est que la Bolivie n’accepte pas de bases militaires sur son sol, des États -Unis ou d’autres pays. Si nous parlons de lutte réelle et effective contre le narcotrafic, alors il faudra s’occuper non seulement de l’offre mais aussi de la demande. Et la demande vient de vous, de l’Occident. Et ensuite, il faudra s’occuper également du secret bancaire. Il n’est pas possible que des États et des nations protègent le narcotrafic au moyen du secret bancaire.

– Que pensez-vous d’Ahmadinejad, avec lequel vous venez de signer un accord nucléaire ? A-t-il droit à un programme atomique ?

E.M : Les accords et les relations commerciales et diplomatiques de la Bolivie ne seront jamais orientés vers des politiques qui se proposent de supprimer des vies, nous sommes en faveur d’une culture de la vie, et jamais nous ne poursuivrons de programmes qui la menacent. Certains pays critiquent les programmes nucléaires, mais qui peut le faire ? Uniquement ceux qui ne disposent pas de telles armes. De quel droit certains pays dotés de grands arsenaux nucléaires mettent-ils en question les armes des autres ? Ou tous ou aucun. Pour nous, mieux vaut aucun. Dans les guerres, ce sont les pauvres qui perdent et les riches qui gagnent, la guerre ne sert qu’à quelques groupes pour continuer à accumuler du capital.

– Quelles sont vos relations avec l’Église catholique ?

E.M : J’ai un grand respect pour de nombreux prêtres et religieuses de base, et nous travaillons beaucoup avec leurs écoles et leurs hôpitaux. Mais je regrette d’avoir des différends avec la hiérarchie de l’Église catholique de Bolivie. Je ne sais pas comment cela se passe en Italie, mais en Bolivie, certains hiérarques catholiques font sonner les cloches pour protester contre Evo Morales.

Traduction ARLAC

Voir en ligne : www.ilmanifesto.it

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