Exploitation idéologique de l'Holocauste : ambiguïtés du Diplo

Lorsque est parue, début 2001, la traduction française de l'ouvrage de l'universitaire américain

Norman Finkelstein, The Holocaust Industry aux éditions de La Fabrique, celle-ci a fait l'objet, dans

les mois qui ont suivi sa sortie en France, de nombreux commentaires, le plus souvent défavorables,

dans la presse d'information générale.

Parmi toutesces critiques, celle – particulièrement sévère – du Monde diplomatique (sous la plume de son rédacteur en chef adjoint, Dominique Vidal) curieusement intitulée « Ambiguïtés » a retenu notre attention car elle nous paru très révélatrice des procédés employés par la rédaction du Monde diplomatique lorsqu'elle cherche à discréditer un auteur qui

s'écarte un peu trop audacieusement de la ligne éditoriale plutôt conformiste du journal sur les

questions relatives à l'antisémitisme. L'an dernier, cette recension/condamnation de L'Industrie de

l'Holocauste a été intégralement reprise (à quelques corrections de détail près) dans un numéro du

bimensuel Manière de Voir consacré aux « génocides dans l'Histoire » où elle occupe presque une page

entière (n°76, août-septembre 2004, page 19).

Une critique presque totalement dépourvue de rigueur

Une étude détaillée de l'article de Dominique Vidal nous a permis de mettre en évidence les points

suivants :

a) De façon très inhabituelle, la longue recension du Monde diplomatique est totalement vierge de

citations extraites du livre de Norman Finkelstein.

b) Le Monde diplomatique ne dit rien des véritables motivations de l'auteur pourtant soigneusement

exposées dans l'introduction du livre. Norman Finkelstein explique ainsi que ce qui l'a incité à

écrire The Holocaust Industry a été sa volonté d'élargir le champ du dialoguecritique qu'il avait

établi avec l'historien américain Peter Novick depuis la publication de son ouvrage de référence

The Holocaust in American Life » (la traduction française du livre de P. Novick est parue dans la

prestigieuse « Bibliothèque des histoires » de Gallimardquelques mois après la sortie du livre de

Finkelstein). L'auteur qui cite abondamment l'ouvrage de Novick, reproche notamment à ce dernier

dene mettre l'accent que sur les abus les plus énormes et conteste aussicertaines de ses

interprétations.

c) Si Le Monde diplomatique signale en passant que Norman Finkelstein estun « défenseur de la cause

palestinienne », il oublie étrangement de rappeler qu'il est aussi (et avant tout) fils de rescapés

des camps nazis (son père était à Auschwitz et sa mère à Majdanek) ce qui, compte tenu du sujet du

livre, n'a vraiment rien d'anecdotique et justifie encore davantage son indignation face à la

falsification et l'exploitation de l'holocauste nazi.

d) Le Monde diplomatique prétend d'emblée que Norman Finkelstein « déraille sur le fond », mais se

garde bien par la suite d'aborder de front le propos central de l'auteur : démontrer que la

représentationde l'Holocauste aux Etats-Unis est une construction idéologique liéeà des intérêts

précis.

e) Le Monde diplomatique confond systématiquement l'Holocauste en tant que représentation

idéologique (sujet du livre) avec l'holocauste nazi en tant qu'événement historique. Ainsi

reproche-t-il à Norman Finkelstein d'ignorer les travaux les plus récents « archives en main »des

historiens (notamment allemands) sur la « Shoah » , travaux certainement très intéressants du point

de vue de la recherche historique, mais sans rapport direct avec le propos du livre qui, lui, traite

des représentations.

f) Balayant les thèses de Norman Finkelstein sur le tournant de 1967 comme « autant d'affirmations,

autant d'erreurs », Le Monde diplomatique confond l'attitude des élites juives américaines avant

1967 (caractérisée par une relative indifférence vis à vis d'Israël, et un relatif oubli de

l'holocauste) avec la stratégie du gouvernement israélien avant cette date. Ainsi en est-il du

procès Eichmann : « La première tentative pour confronter le grand public au génocide nazi : le

procès d'Adolf Eichmann date de 1961. Nul doute que David Ben Gourion ait fait enlever et juger

l'artisan de la « solution finale » à des fins de politique extérieure et intérieure » écrit

Dominique Vidal dans le but de démentir la chronologie de Finkelstein. Or, celui-ci rappelle dans

son livre que cet enlèvement a été très mal vu de certains secteurs influents de l'opinion juive

américaine, le médecin et psychanalyste d'origine judéo-allemande Eric Fromm allant même jusqu'à

estimer que le kidnapping d'Eichmann était un acte hors-la-loi dumême ordre que ceux dont les nazis

s'étaient rendus coupables ! Au contraire, ce n'est qu'après la guerre des Six Jours, comme le

souligne Peter Novick dans son livre, que l'Holocauste se met à occuper une place centrale dans la

conscience juive américaine en accédant au statut de mythe : « L'extermination des Juifs d'Europe

ne pouvait devenir l'Holocauste que le 9 juin, lorsque à la suite d'une victoire éclatante,l'Etat

d'Israël a célébré le retour du peuple d'Israël jusqu'àl'ancien mur du temple de Jérusalem. (…).

Le rabbin Irving Greenberg, qui deviendra par la suite directeur de la President's Commision on the

Holocaust qui recommanda la construction d'un musée à Washington, écrivit au lendemain de la guerre

des Six Jours qu'elle avait donné à Dieu une seconde chance » (P. Novick, L'Holocauste dans la vie

américaine, p. 212-213).

g) Citant les déclarations d'un historien allemand au quotidien Die Zeit, Le Monde diplomatique

reproche à Norman Finkelstein d'« ignorer qu'il est arrivé aux juifs quelque chose d'unique ». Outre

que le motignorer est presque injurieux s'adressant à un homme dont toute la famille (à l'exception

de ses parents) a disparu durant la seconde guerremondiale, le rédacteur en chef du Monde

diplomatique semble quant à lui ignorer que Norman Finkelstein consacre plusieurs pages de son livre

à étudier ce qu'il appelle « le dogme de l'unicité ». Ainsi pour Finkelstein : « Le dogme de

l'unicité n'a aucun sens. Fondamentalement tout événement historique est unique, ne serait-ce que

pour des raisons de lieu et de temps, et tout événement historique a des éléments qui le rapprochent

et le distinguent d'autres événements historiques. Quel autre événement historique y a t-il qui

soit essentiellement considéré en fonction de son unicité catégorique ? Les caractères distinctifs

de l'holocauste sont soulignés pour pouvoir le classer dans une catégorie absolument à part. Mais on

n'explique jamais pourquoi les nombreux aspects qu'il partage avec d'autres événements doivent au

contraire être tenus pour triviaux ».

h) Le Monde diplomatique reproche curieusement à l'éditeur françaisEric Hazan d'avoir fait preuve

d'irresponsabilité en traduisant sans précaution l'expression « Jewish lobby » par « lobby juif »,

suggérant ainsi une proximité sémantique (à défaut d'être idéologique) de l'auteur avec

l'extrême-droite antisémite : « Sachant le fossé entre les réalités américaine et française, est-il

responsable de traduire tel quel, et sans une solide préface explicative, un ouvrage de ce type ?

Prenons un seul exemple : les lobbies structurent la vie sociale et politique aux Etats-Unis; dès

lors l'expression Jewish Lobby semble objective outre-Atlantique, alors qu'elle renvoie, chez nous,

au langage de l'extrême droite, qui seule évoque un lobby juif inexistant. » écrit-il. Or,

l'exemple pris s'avère particulièrement mal choisi car l'expression « Jewish lobby » ne figure pas

plus dans l'édition américaine originale du livre (comme l'a confirmé Norman Finkelstein lui-même

dans une communication privée : « I've not used the expression "Jewish lobby" in print, because I

think it's too incendiary, though I occasionally use it in speaking because I consider "Zionist

lobby" and "Israel lobby" too often euphemisms ») que dans sa traduction française !

i) Le Monde diplomatique accuse un Norman Finkelstein atteint de « complotite » de vouloir « réduire

la prise de conscience de la spécificité du judéocide aux manigances du lobby américain », là

oùcelui-ci s'attache au contraire à décrire avec précision le fonctionnement d'un système en

dévoilant l'idéologie qu'il véhicule. Ainsi, l'une des pièces maîtresses du système de l'Holocauste

aux Etats-Unis est le United States Holocaust Memorial Museum de Washington, le plus important des

sept grands musées de l'holocauste (tous érigés après 1967) présents sur le sol américain. Après

avoir relevé les omissions et distorsions les plus significatives du musée (qui exagère notamment

le rôle des Américains dans la libération des campset ne dit mot sur le recrutement massif de

criminels de guerre par les Etats-Unis à la fin du conflit), Norman Finkelstein nous en révèle

l'idéologie cachée : « Le message global du musée est que « nous» [les Américains] ne pourrions même

pas concevoir – sans parler de commettre – des actes aussi démoniaques. ». Selon le guide du musée,

l'Holocauste serait en effet « contraire à la nature même de l'éthos américain » ; et le musée de

reprendre tout naturellement le discours sioniste selon lequel « Israël constitue la réponse

adéquate au nazisme ».

j) Proclamant qu'« à l'imposture des négationnistes comme des manipulateurs, il n'est en définitive

qu'une réponse : l'histoire », LeMonde diplomatique affirme que « scandaleuse est l'appréciation

élogieuse que donne Norman Finkelstein de l'apport historique de David Irving, pourtant récemment

condamné pour négationnisme ». Or, si la référence à l'historien britannique figure bien dans un

paragraphe de vingt lignes à la page 72 de l'édition française, encore aurait-il fallu préciser

qu'elle apparaissait sous la forme suivante qu'on ne peut objectivement considérer comme élogieuse

: « Si ignobles que soient les opinions et les motivations de ses auteurs, la littérature

négationniste n'est pas totalement dénuée d'intérêt. D. Lipstadt accuse David Irving d'être l'un des

plus dangereux parmi les négationnistes (il a récemment perdu un procès qu'il lui avait intenté pour

cette assertion et d'autres du même genre). Mais Irving, bien connu pourêtre un admirateur de Hitler

et un sympathisant du national-socialismea malgré tout apporté une contribution « indispensable » –

commel'indique Gordon Craig [Craig fait référence au livre d'Irving « Hitler's War » tout en

écartant les thèses d'Irving sur l'holocaustenazi comme « stupides et complètement déconsidérées »]

– ànotre connaissance de la seconde guerre mondiale ». Pour comprendre l'idée que Norman

Finkelstein a réellement voulu exprimer, il convientde se reporter aux pages précédentes où l'auteur

reproche précisément à une personnalité comme Deborah Lipstadt d'exagérer délibérément l'importance

du négationnisme aux Etats-Unis et explique quelles en sont, selon lui, les raisons. Car pour Norman

Finkelstein « Malgré l'extravagante publicité qui les entoure, ceux qui nient l'holocauste

n'exercent probablement pas plus d'influence aux Etats-Unis qu'uneassociation dont le but serait de

prouver que la terre est un disque plat. ». Plutôt que de faire comprendre au lecteur français

non-avertile point de vue non-conformiste – mais nullement scandaleux – de l'auteur de L'Industrie

de l'Holocauste sur le négationnisme, Le Monde diplomatique s'est au contraire empressé de le

condamner moralement par une formule lapidaire. Bien entendu, cela ne signifie nullement qu'il soit

interdit de critiquer Norman Finkestein, mais qu'il faille le faire d'une manière précise,

argumentée et non-malveillante.

La confiance des lecteurs trahie

En janvier 2005, dans un éditorial intitulé « Médias en crise », le directeur du Monde diplomatique,

Ignacio Ramonet, écrivait : « Dans un contexte qui voit l'enthousiasme militant refluer tandis que

s'étend une vision pessimiste de l'avenir, la rédaction du Monde diplomatique s'attèle à améliorer

son contenu éditorial et considère querien n'est plus important que de ne pas trahir la confiance de

ses lecteurs. (…) En ralentissant l'accélération médiatique ; en pariant sur un journalisme des

lumières pour dissiper la part d'ombre de l'actualité ; en allant au fond des problèmes avec

méthode, rigueur et sérieux ; et en tentant d'aller à contre-courant des médias dominants ». Si

l'on rapporte ces belles proclamations (dont on ne saurait mettre en doute la sincérité) aux dix

points qui précèdent, il apparaît légitime de s'étonner (et même de s'indigner) qu'une

condamnationaussi catégorique reposant sur une démonstration aussi peu approfondie et dépourvue de

rigueur ait pu trouver sa place dans une sélectiondes meilleurs articles que Le Monde diplomatique

ait consacrés au thème des génocides dans l'Histoire ; et tout aussi fondé de considérer qu'à cette

occasion la confiance des lecteurs a été trahie.

L'idéologie de l'Holocauste occultée

« Pour les Etats-Unis, l'holocauste est devenu la clef majeure d'une idéologie qui justifie ses

interventions militaires pour « sauver les victimes » partout dans le monde. Ceci se base sur le

mythe (qui ignore,entre autres, le rôle décisif de l'Armée Rouge dans la défaite du Troisième Reich)

que ce sont les Etats-Unis qui sont finalement venusau secours des victimes de l'holocauste.

L'implication de ce mythe, qui sous-tend l'énorme exagération du « retour de l'antisémitisme »en

France, vise à faire croire que les Européens, laissés à eux-mêmes, recommenceraient à persécuter

les juifs. Et que seuls les Etats-Unis peuvent les en empêcher. Ainsi, le mythe des interventions

militaires bienveillantes des Etats-Unis est renforcé par l'exploitation idéologique de l'holocauste

tout autant que la «vieille Europe » en est affaiblie » écrit Diana Johnstone dans son article «

Censure et Empire ». Force est de constater que, sur cette question essentielle de l'exploitation

idéologique (aux multiples facettes) de l'holocauste nazi, Le Monde diplomatique, loin d'aller à

contre-courant des idées dominantes, ferait au contraire figure, au sein de la presse française

bien-pensante, de « borgne au pays des aveugles » sans doute par crainte de passer, aux yeux des

élites mondialisées, pour un journal antisémite.

Par Marc-Antoine Coppo*

*Universitaire, co-auteur de La Manipulation à la française, Economica, Paris, 2003.

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