Enjeux du système des retraites

Le système des retraites tel que nous le connaissons est fréquemment attaqué par ses détracteurs selon l’angle suivant : le gain d’espérance de vie doit nécessairement se traduire en temps de travail – idée désormais répandue. Autrement dit, 15 ans de vie gagnés seraient obligatoirement 15 ans de labeur. Simple question de mathématiques. Appréciez la perspective et laissez toute espérance. Nous avons voulu partager sur le sujet les quelques réflexions qui vont suivre.

 
De l’espérance de vie
 
L’argument massue généralement avancé en faveur du recul de l’âge de la retraite est l’augmentation de l’espérance de vie, qui atteignait 79,59 ans en moyenne en Belgique en 2009, et dont on estime qu’elle doit avoir dépassé 80 ans aujourd’hui[1].

Mais comment est-elle calculée, cette espérance de vie ? Les estimations se basent généralement sur une moyenne globale, par essence trompeuse, puisqu’elle ne rend pas compte des écarts par rapport à cette « norme ». Ainsi, par exemple, notre moyenne de 79,59 ans en 2009 pour la Belgique, en englobant les statistiques des hommes (de 77,15 ans) et celles des femmes (82,43 ans), tire artificiellement l’espérance de vie des hommes vers le haut.

Qui sont ceux qui atteignent réellement 80 ans ou vivent au-delà ? Ceux, évidemment, dont les conditions de vie le permettent – ce qui est étroitement lié à leur activité et leurs revenus. Les ouvriers du bâtiment font-ils d’aussi vieux os que les cadres, les PDG ou les rentiers ? On peut en douter.

Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que ces données sont basées sur les tables de mortalité : autrement dit, ce sont des données passées ; contrairement à ce qu’on laisse habituellement croire, cela ne permet pas une projection future certaine. Or, que l’espérance de vie soit une chose acquise est un postulat fallacieux : elle ne peut l’être, puisqu’elle est directement dépendante des conditions de vie, éminemment susceptibles de changer[2] – demandez aux Grecs[3].

L’espèce humaine, quant à elle, est restée la même ! Si les générations précédentes ont pu atteindre 80 ans ou plus, c’est précisément parce que d’une part elles ont eu la possibilité de partir en retraite à 60 ans, ou même 50-55 ans avec les départs anticipés – chose courante –, et d’autre part parce qu’elles ont bénéficié de revenus leur permettant un niveau de vie décent, notamment en termes d’accès aux soins de santé. Les années de travail au-delà de 50 ans étant généralement les plus coûteuses physiquement, l’âge de départ à la retraite est évidemment déterminant.

Ces conditions non remplies – départ à la retraite suffisamment tôt, pension décente –, l’espérance de vie reculera inéluctablement, comme ça s’est vu, par exemple, en Russie après la chute de l’Union soviétique : dans les années qui ont suivi, une baisse de 5 à 10 ans d’espérance de vie a été enregistrée, conséquence plus que probable des modifications des conditions de vie[4], [5], [6]. Et rien qu’avec les conditions de malbouffe et de pollution actuelles, qui peut prédire quelle sera l’espérance de vie dans 10, 20 ans ?
 
Du principe de répartition

Surtout, on oublie trop souvent que le système des retraites n’est pas un système d’économie, où chacun mettrait de côté pour ses vieux jours. C’est au contraire un système de répartition : l’argent qu’on cotise paie immédiatement les retraites des pensionnés actuels. Nos parents et grands-parents.

En effet, on peut observer qu’une caractéristique essentielle de toute société humaine est qu’elle est composée d’une population active, qui produit le nécessaire à la vie collective, et d’une population inactive, par nature improductive : enfants, vieux, invalides… Dans une société civilisée où la vie de chacun est valorisée et respectée et tout individu pris en compte, la population active de chaque génération entretient donc, par sa production, sa population inactive : ses jeunes enfants, ses vieux parents… Chaque génération profite ensuite à son tour du travail de ses enfants, etc.

Par conséquent, la condition nécessaire au bon fonctionnement de la société est qu’il y ait assez de production pour faire vivre et les travailleurs, et les inactifs. Or, depuis l’instauration des systèmes de répartition comme celui des retraites, la productivité a explosé. Un poste de travail produit aujourd’hui au bas mot 3 fois plus que dans les années 60, et le PIB n’a cessé d’augmenter, tandis que la population n’a pas crû en proportion[7].

La vraie question, au final – et ceci n’a aucun lien avec l’espérance de vie –, c’est la répartition des richesses produites : qu’une partie suffisante de la production totale soit assignée à l’entretien de la population inactive (quelle qu’elle soit). Actuellement, le PIB de la Belgique s’élève à plus de 300 milliards d’euros par an[8] ; divisés par 10 millions d’habitants (chiffre qui inclut tous les inactifs, enfants, vieux, invalides…), ça donne 30 000 euros par an et par personne. 120 000 euros par an pour une famille comptant deux enfants. De quoi faire vivre tout le monde plus qu’aisément… Mais où va l’argent ?
 
Des inactifs par choix

La société actuelle connaît une autre catégorie de gens qu’on peut qualifier d’inactifs, que par commodité nous appellerons les rentiers. Ce sont ceux que les revenus de la propriété – dividendes et toutes formes de rentes – mettent à l’abri de la nécessité de travailler ; la part de production qu’ils consomment ne vient pas de leur propre travail, mais d’une appropriation du fruit du travail des actifs. Cette catégorie, on le constate jour après jour, accapare une part de plus en plus importante de la production des actifs, au détriment du plus grand nombre[9].

Pourtant, s’il n’y a pas d’argent pour les travailleurs retraités, comment en trouve-t-on pour ceux-là qui n’ont jamais seulement dû songer à travailler[10] ?
Des inactifs par obligation

Les pensionnés sont donc une population inactive qu’il faut entretenir en partageant la production. Reste une autre population inactive que la société doit entretenir : ceux qui sont privés d’emploi et par conséquent contraints au chômage. Ayant vocation à être actifs, ils sont inactifs par obligation : la société leur refuse une place dans le système de production.

L’existence de cette catégorie amène logiquement la question suivante : pourquoi faudrait-il faire travailler les vieux plus longtemps – et donc cotiser pour entretenir les chômeurs –, alors que les chômeurs pourraient remplacer ces vieux au travail, et ainsi cotiser à leur tour pour payer les retraites ? Ce n’est que du bon sens : qu’on remplace les vieux par des sans emploi, à l’arrivée c’est le même nombre d’inactifs à nourrir ! Pourquoi cette apparente incohérence ?

Réponse : parce que cela réduirait le taux de chômage, ce qui placerait les travailleurs dans une meilleure position pour exiger de meilleurs conditions de travail et de revenus[11].

De plus, les pensions sont un prolongement du salaire, dont le paiement n’est pas soumis à condition : la pension est obligatoirement payée jusqu’à la fin de la vie. Les allocations de chômage, en revanche, ont un statut beaucoup plus précaire : de plus en plus soumises à des contrôles de « bonne volonté », elles ont aussi, dans la plupart des pays où elles existent, une durée limitée.
 
Du rapport de répartition du PIB

Enfants, vieux, invalides, travailleurs privés d’emploi, rentiers : le pain que fabriquent les actifs nourrit tout ce monde-là. Mais qui consomme le plus ?

Schématiquement, les salaires servent aux actifs et leurs enfants ; les cotisations – prélevées sur les salaires – font vivre les vieux, les invalides et les sans emploi ; aux rentiers vont… les profits (revenus de la propriété).

Quelle part est la plus grosse ?

En fait, le problème de nos caisses de retraites vient largement de l’évolution du rapport de répartition du PIB entre revenus du travail et revenus de la propriété. Ces derniers, on le sait, ne paient pas de cotisations. Or, ce rapport s’est inversé dans les dernières décennies.

On trouve ainsi, dans un article publié par Contreinfo, que « le rapport sur l’emploi publié par la Commission Européenne montre que la part des revenus du travail dans la richesse nationale est passée de 69,9% en 1975 à 57,8% en 2008 »[12]. Soit une baisse de 12% du PIB à l’échelle de l’Europe.

Une étude menée en France indique, quant à elle, que la part des revenus du travail dans le PIB est passée de 70% à 57% entre 1949 et 2004[13]. Pour les 30 dernières années, on cite en général, en ce qui concerne la France, une perte de 10 points du PIB.

On signalera également une étude de mars 2012 publiée par Econosphères[14] qui montre que l’évolution est sensiblement la même en Belgique.
La baisse du nombre d’emplois, mais aussi la baisse des rémunérations individuelles, sont bien évidemment à l’origine de cette régression ; or, on n’oubliera pas que le taux de prélèvement des cotisations sociales est progressif : des petits salaires cotisent proportionnellement beaucoup moins que des salaires moyens ou même des gros salaires. Par ailleurs, les très gros salaires ne compensent pas nécessairement ce manque à gagner, vu que le taux de cotisation est plafonné.
Il importe de ne pas perdre de vue que le salaire indirect, immédiatement dirigé vers les caisses de pensions, a souvent disparu en exonérations de « charges patronales »[15], bien mal nommées – sciemment – puisqu’il s’agit en réalité d’une partie du salaire du travailleur ; une cotisation payée par lui, donc, et non par le patron – bien que le prélèvement à la source serve opportunément à entretenir cette illusion !
Dès lors, si les caisses de pensions ne se remplissent pas comme elles devraient, c’est bien parce que le système de répartition a été perverti – et une partie du salaire littéralement captée.
 
De la productivité

L’année 1936 marque, avec le Front Populaire, le coup d’envoi de la limitation de la durée du travail. L’idée des 40 heures est née à ce moment[16]. Les gains de productivité, depuis la semaine de 40 heures, auraient dû logiquement se répercuter dans le salaire et dans la durée de travail : le travail réparti, les salaires augmentés.

S’il y a eu, pendant la brève période dite des « Trente Glorieuses », quelques améliorations significatives – et durement conquises –, ces améliorations n’ont pas été à la mesure des progrès de la productivité, et, depuis les années 80, ce mouvement s’est inversé : les salaires diminuent, la durée de travail augmente, le chômage également… et les profits explosent. Normal ?
Des implications du recul de l’âge de la retraite

Le recul de l’âge de la retraite est présenté comme l’unique solution : il n’y a pas d’alternative – la rengaine est connue.

C’est occulter le fait que reculer l'âge de la retraite, ça n’implique pas un engagement de continuer à employer effectivement les vieux jusqu'à cet âge : ceux-ci peuvent très bien se retrouver liquidés avant, et plonger ainsi dans le statut peu enviable de chômeurs âgés au lieu de pouvoir prétendre à la pension ; et, quand enfin ils y arrivent, ne toucher qu'une pension réduite à cause du manque à gagner dû à cette période de chômage. Un vieux de 50 à 65 ans mis au chômage pour cause de restructuration de son entreprise a, évidemment, encore moins de chances de retrouver un emploi qu'un jeune de 30 ou 40 ans. Et quand les entreprises licencient, par qui commencent-elles ? Par les plus âgés, car ils coûtent plus cher.

Le statut de chômeur âgé est d’autant moins enviable que, comme signalé plus haut, si le paiement des pensions est perçu comme une obligation institutionnelle et contractuelle – mais jusqu'à quand ? –, le versement d'allocations de chômage a quant à lui un statut beaucoup plus incertain ; notre pays est, à cet égard, un des plus sûrs au monde : même en France ou en Allemagne, les allocations de chômage n'ont qu'une durée limitée.
Au final, reculer l’âge de la retraite revient ainsi à remplacer, à tout le moins pour une partie des travailleurs âgés, des ressources dures et fermes – les pensions – par des ressources aléatoires et sous conditions – les allocations de chômage.
 
Du mode de calcul des pensions

Un point mérite une attention particulière : le mode de calcul des pensions. Celles-ci sont proportionnelles au salaire. Petit salaire, petite pension.
Que les pensions soient proportionnelles au nombre d'années travaillées (ou chômées), cela est normal, puisque c'est pendant ces années-là qu'on a contribué à l'entretien des générations précédentes. Mais chacun ayant eu, pendant sa vie active, une capacité d'épargne proportionnelle à son revenu, les gros salaires n'ont donc pas vraiment besoin d'une grosse pension, alors que les petits salaires peuvent se trouver acculés à une vraie pauvreté faute de réserves !

Ne serait-il pas plus juste que le montant de la pension soit, quant à lui, plus ou moins le même pour tous ?
Dès lors, si on cherche à « alléger » la « charge » des pensions, une piste pourrait être d'aller vers une harmonisation des pensions, par exemple aux alentours du salaire moyen (d’environ 1700 euros). Cette harmonisation rendrait de surcroît une meilleure lisibilité à la fonction des cotisations et des pensions de retraite, qui n'est pas d'être une forme d'épargne « forcée » individuelle, mais une forme de partage solidaire.
 
Du sens de la vie

Considérer qu’un allongement de la durée de vie doit se traduire en allongement de la durée de travail, c’est occulter les questions suivantes : ce dont on a besoin pour vivre ; ce qui est produit ; comment c’est réparti. C’est considérer que l’être humain est né pour travailler, le voir comme un instrument qui doit servir tant qu’il peut être utile – c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il soit trop usé pour pouvoir continuer.

Mais vit-on pour produire ? Est-ce notre vie qui sert à produire, ou la production qui sert à nous faire vivre ?

Tout l’enjeu du système des retraites tient dans les questions suivantes : quel modèle de société voulons-nous ? Qu’est-ce que la civilisation ? Le partage est-il un vice à combattre, ou une valeur à promouvoir ?


Yoann Mathieu – Marie-Claude Prévost

 

 

Source: Investig'Action – investigaction.net

Dessin: Goubelle


[2] Lire notamment à ce sujet l’article « Cohésion sociale et espérance de vie », de Jean de Kervasdoué, paru dans Le Monde le 19 mai 2005, disponible ici : http://www.santetropicale.com/burkina/drab0905.htm.

[3] Un témoignage parmi tant d’autres, celui de Sonia Mitralia, publié par le CADTM le 1er février 2012 : http://www.cadtm.org/Crise-humanitaire-sans-precedent. Voir aussi Peter Mertens, Comment osent-ils ?, Bruxelles, Éditions Aden, mars 2012, pp. 91-119 ; ce chapitre sur la situation grecque a été publié en ligne le 8 mars 2012 par Investig’Action, http://www.investigaction.net/Peter-Mertens-en-Grece-deux-mondes.html.

[4] « […] l'espérance de vie de la Russie a commencé à baisser dès 1980 (71 années). Cette baisse perdure. Il n'est pas besoin de se déplacer pour savoir que cette société souffre toujours : avec 67 années d'espérance de vie à la naissance en 2002, la Russie de ce début du XXIe siècle se situe après le Vietnam (69 années), l'Algérie (69,5 années), la Tunisie (72 années), qui pourtant ne disposent pas des mêmes infrastructures sanitaires. », Jean de Kervasdoué, loc. cit.

[7] Pour se faire une idée de l’augmentation de la productivité, voir par exemple les tableaux suivants, qui présentent l’historique de l’évolution du PIB de la Belgique sur plusieurs années et constituent de bons indicateurs :
voir également le tableau de la période 1995-2011, sur le site de la Banque Nationale : http://www.nbb.be/belgostat/PresentationLinker?TableId=656000098&Lang=F ;

[8] Il a même atteint 354,780 milliards d’euros en 2011, chiffre de la Banque Nationale : http://www.nbb.be/belgostat/PublicatieSelectieLinker?LinkID=656000098|910000082&Lang=F

[9] Lire notamment à ce sujet Fred Goldstein, « Le capitalisme et les racines de l’inégalité », publié en français par Investig’Action le 23 mars 2012, http://www.investigaction.net/Le-capitalisme-et-les-racines-de-l.html.

[10] Nous ne résistons pas à la tentation de citer cette parole que Bernardo Bertolucci fait dire à un paysan dans son très beau Novecento (1976) (citation approximative de mémoire) : « Des paysans, il en faut toujours, pour travailler la terre, pour la faire produire ; les paysans sont indispensables. Mais le patron ? À quoi il sert, le patron ? »

[11] Comme le fait très justement remarquer Nic Görtz, « Robin des pensions », Lalibre.be, 10 mars 2012, http://www.lalibre.be/economie/libre-entreprise/article/724981/robin-des-pensions.html.

[15] À ces exonérations il faut ajouter celles qui touchent l’impôt des sociétés ; voir notamment l’étude publiée en décembre 2011 par le PTB : http://www.ptb.be/nieuws/artikel/le-top-50-des-plus-grosses-ristournes-fiscales-104-dimpots.html. Sur l’impôt des sociétés, on pourra lire également l’article suivant : http://www.ptb.be/nieuws/artikel/impot-des-societes-la-feb-marque-un-auto-goal.html.

[16] Voir notamment l’article de Wikipédia sur la semaine des 40 heures : http://fr.wikipedia.org/wiki/Semaine_de_40_heures. On pourra également consulter les articles concernant les Accords de Matignon et le Front Populaire.

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