En Occident, nous n'avons plus de curiosité sur l'Histoire

20/05/2008. Un interview d' Elisabeth Martens à propos de son dernier livre "Histoire du bouddhisme tibétain, la compassion des puissants", L'Harmattan, 2007.

Q : Votre livre jette un éclairage inhabituel sur le Tibet et son histoire. Quels sont, selon vous, les enjeux géostratégiques du conflit sino-tibétain ?

R : Pour aborder ces enjeux, il faut comprendre que le conflit concerne moins la relation Chine-Tibet que la relation Chine-Occident.

Dès 1949, les E-U ont clairement signifié que le Tibet serait désormais leur atout majeur dans la lutte contre le communisme chinois (voir cit. des FRUS).

Ce qui leur importe, depuis cette époque, n’est pas le Tibet, ni les Tibétains, ni leur indépendance, mais l’attitude à adopter vis-à-vis de la Chine. Ceci d’abord dans le cadre de la Guerre Froide, et depuis que la Chine devient un moteur économique au niveau mondial, c’est son gigantesque marché qui intéresse l’Occident.

Le Tibet « à l’occidentale » et son représentant très médiatisé, SS-le-DL, ont été pris en otage par l’Occident pour servir ses propres intérêts. Le but est clair : il s’agit de déstabiliser la Chine et pour cela tous les moyens sont bons. Le plus efficace est le conflit ethnique, donc on nous présente ce conflit comme étant celui de deux ethnies, Chinois contre Tibétains. S’il est vrai que ceux-ci ont deux cultures différentes, cela fait déjà plus d’un millénaire qu’elles se côtoient, si bien qu’elles ont fini par se mélanger.

Bien sûr, la Chine a fait des erreurs dans sa politique vis-à-vis du Tibet, comme elle a fait des erreurs ailleurs. Cependant elle n’a jamais provoqué un génocide ethnique au Tibet comme on l’a dit chez nous, et elle ne vise pas le génocide culturel comme on le dit encore chez nous.

Q : Vous parlez de la naissance d’un mythe du Tibet en Occident au 19ème siècle. Pouvez-vous en resituer le contexte idéologique ?

R : En Europe, la révolution industrielle du 19ème a fait naître plusieurs courants de pensée contradictoires.

Le matérialisme historique, dont les pères sont Marx et Engels, propose une autre manière de réfléchir sur l’économie du monde que celle proposée par le capitalisme.

Cela n’a pas plu aux meneurs de ce système qui ont cru bon de détourner les esprits de l’intelligentsia européenne en soutenant le courant romantique, représenté e.a. par des mouvements spirites très en vogue dans les salons bourgeois de l’époque. L’un d’entre eux était mené par une dame de l’aristocratie russe, Helena Blavatsky dont les écrits font état de relations étroites avec le bouddhisme tibétain (répandu en Mongolie, Sibérie et jusqu’à la Volga).

« La doctrine secrète », son œuvre majeure, donna naissance à toute une constellation d’associations à vocation plus ou moins spirituelle qui constituent les bases du New Age. Ce vaste courant du New Age a repris de vigueur avec le désenchantement post-Mai-68, et avec l’arrivée de SS-le-DL sur le marché des spiritualités dans les années 70.

Ce personnage hautement charismatique et son histoire ont tout pour séduire les archétypes occidentaux : le roi-père ou roi-dieu, déchu de son trône par l’horrible démon rouge à queue fourchue, banni à tout jamais de son royaume, etc. Pas étonnant que les pouvoirs occidentaux se soient emparés de cette histoire pour faire compatir notre inconscient au sort de ce « pauvre peuple martyr » !

Pourtant, s’il y eut massacre du peuple tibétain, c’était plutôt pendant le millénaire de pouvoir théocratique, qui cumulait pouvoirs politique, religieux et économique, et qui était particulièrement cruel et répressif envers les 95 % de serfs et d’esclaves mis au service du haut clergé et de la noblesse tibétains. Actuellement, les Tibétains les plus âgés remercient encore la Chine pour leur réforme agraire des années 60.

Q : En quoi consiste la « bouddhomania actuelle » que vous dénoncez ? Comment analysez-vous cet intérêt contemporain de l’Occident pour le bouddhisme ?

R : Ce que j’appelle la « bouddhomania », c’est le manque de discernement et d’esprit critique dès qu’il s’agit du Tibet et du DL.

En Occident, nous ne cherchons plus à interroger les faits historiques, tellement nous avons été drillés, pendant 50 ans, à penser en termes dichotomiques : méchants Chinois contre pauvres Tibétains. Au point que la plupart d’entre nous, en toute bonne foi, ne distinguent plus entre sympathiser (ou adhérer) au bouddhisme et le message politique transporté par le bouddhisme tibétain. Qu’il y ait de plus en plus de bouddhistes en occident n’est pas le problème, mais qu’ils soient menés par le bout du nez pour faire grimper la xénophobie anti-chinoise, ceci surtout parmi nos intellectuels, les plus touchés étant ceux de gauche, progressistes, écolo, etc., c’est un comble !

En fait, le bouddhisme tibétain et le DL ont été utilisés à des fins d’endoctrinement « à l’occidentale » que personne ne dénonce parce que cela va à l’encontre du politiquement-correct à propos de la Chine.

Q : Quelle fut votre motivation pour écrire ce livre clairement à contre-courant, quelles sont les raisons qui vous ont poussée à l'écrire ?

R : Lors de mon séjour en Chine (1988-1991), j’avais entendu de la part de mes amis et professeurs chinois un point de vue radicalement opposé à ce que j’ai entendu à mon retour en Belgique et à ce qu’on entend encore partout en Occident à propos du Tibet.

Cette contradiction m’a poussée à creuser le sujet, à étudier plus à fond l’histoire du Tibet, de sa religion et de ses relations avec la Chine. Dès lors, il devenait clair pour moi que la propagande venait des deux côtés, l’une soutenue par une idéologie socialiste et l’autre par notre système néolibéral.

Ayant vécu en Chine, j’ai pu constaté que la vie quotidienne dans la Chine socialiste n’avait rien de l’enfer clos et stérile que l’on décrivait ici, bien au contraire (sans dire qu’il s’agit du paradis, bien sûr !).

Etant occidentale, je sais par contre combien notre système néolibéral provoque de catastrophes humaines et écologiques partout dans le monde. A choisir, j’opte pour la Chine socialiste, et encore plus depuis qu’elle accentue sa politique environnementale.

Je pense que le capitalisme, s’il a fait progresser l’Occident pendant un certain temps, est arrivé à son terme et vouloir maintenir ce système moribond n’a plus aucun sens.

Le socialisme, par contre, est loin d’avoir montré ses capacités de construction et d’évolution. Jusqu’à présent nous n’avons assisté qu’à quelques essais plus ou moins réussis, ou plus ou moins morbides. Si nous ne voulons pas d’une planète-catastrophe, il est temps de lui donner sa chance, tout en sachant qu’il s’agit d’un système comme un autre : une phase de transition.

Elisabeth Martens est l’auteure de « Histoire du Bouddhisme tibétain, la compassion des puissants », L’Harmattan, 2007

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