En France, tout finit, littéralement, par des élections

Ainsi donc, l’allergie viscérale dont font montre des anarchistes à

l’égard de la délégation de pouvoir à des politiciens professionnels,

témoignerait, si l’on en croit certains adeptes du « réformisme

révolutionnaire », d’une « indifférence à la stratégie de lutte ». Je

ne sais pas quelle signification ils donnent au terme « stratégie ».

Mais je doute qu’il puisse s’appliquer, quelle que soit l’acception

retenue, au pugilat électoral en cours.

En émiettant la voix collective des gens en lutte contre l’ordre capitaliste en bulletins de vote,

en les incitant à renoncer à la seule force, celle de la communication

directe entre eux dans l’action au profit d’une remise individuelle de

pouvoir à une vestale de « l’ordre juste » intronisée par la caste

médiatique et cornaquée par un staff d’apparatchiks, l’appel aux urnes

ne sert, comme toujours, qu’à désamorcer l’énergie de la révolte. En ce

sens, il y a bien « stratégie », mais c’est celle qui a permis depuis

plus de deux siècles à la classe dominante de continuer à dominer.

Une fois de plus, les « stratèges » d’une « gauche de gauche » qui

n’ose plus s’affirmer d’extrême gauche, de peur, sans doute, d’être

taxée de « gauchisme » ou d’« extrémisme », nous resservent le petit

chantage cent fois utilisé. Il ne s’agit évidemment pas de voter pour

un programme, devenu d’ailleurs de plus en plus flou et qui, de toutes

façons, ne sera appliqué que pour autant qu’il ne contrevienne pas aux

intérêts de la bourgeoisie, mais de « faire barrage à…». À la droite

« dure », aujourd’hui, incarnée par l’abominable Sarko — Bayrou le

doucereux incarnant une droite « molle » donc fréquentable —, une fois

écarté le « péril fasciste » représenté par l’horrible Le Pen. Si la

candidate « de gauche » est élue, on pourra toujours l’accuser, comme

on l’a fait avec ses congénères du PS lorsqu’ils étaient au pouvoir, de

faire la politique de la droite. Mais, en attendant, c’est à voter en

masse pour elle que l’on est convié. Avec le brillant résultat que l’on

peut en attendre.

Tout au long des calamiteuses années-fric du mitterrandisme, « faire

barrage au FN » était devenu l’ultime argument alors que le mot «

socialisme » achevait de se vider de tout contenu anticapitaliste. Le

sommet de cette stratégie défensive à la gribouille sera atteint avec

le psychodrame national auquel donna lieu le « séisme » électoral du

printemps 2002. Il était interdit, entre les deux tours de l’élection

présidentielle, d’ouvrir la bouche pour autre chose que d’appeler à

voter Chirac pour « faire barrage » à Le Pen. Quant à la minorité

d’inconscients du « péril fasciste » — dont j’étais — qui se

réjouissaient de voir cette canaille de Jospin débarrasser enfin le

plancher, ils devaient garder pour eux leur allégresse sous peine

d’être ipso facto relégués dans l’infâmante catégorie des «

rouges-bruns ». Autrement dit, « il n’était nul besoin que Le Pen

devienne Président pour que la liberté d’expression disparaisse :

c’était déjà fait, sous les auspices de la bonne conscience

républicaine et en vertu d’une sorte d’état d’urgence électoral ». Peu

importait, dès lors, que la bourgeoisie française, désormais

mondialisée, n’ait nul besoin, de nos jours, d’un régime ouvertement

fasciste pour venir à bout de la résistance des travailleurs. Dès les

années 80, « le plus jeune Premier ministre » dont cette fripouille de

Mitterrand s’était vanté d’avoir doté la France n’avait-il pas prouvé

que le « sale boulot » (« rigueur » et « modernisation ») pouvait être

effectué avec brio par un « socialiste » ?

Et l’on nous refait le coup aujourd’hui. Vouloir mettre le nez dans

leur merde gestionnaire aux caciques de la « gauche de gouvernement »

se heurte à cette unique consigne qu’ils se plaisent à ressasser,

relayés par les perroquets de la « gauche de gauche » : « il faut faire

barrage à… » Quiconque essaie d’ouvrir un débat sur son bien-fondé se

verra illico accusé de complicité objective, non plus avec l’extrême

droite, mais avec Sarkozy, le nouvel homme à abattre. On ne sait trop

pourquoi, d’ailleurs. Chantre du néo-libéralisme, il n’a pourtant rien

à envier, en effet, à un DSKac 40, ministre de l’Économie dans le

gouvernement Jospin et champion toutes catégories en matière de

privatisations et d’aplaventrisme devant les diktats de la Commission

européenne. Sur le front banlieusard, d’autre part, en tant que

ministre de l’Intérieur, le pourfendeur de la « racaille » n’a fait que

suivre la voie déjà tracée par l’un de ses prédécesseurs, J-P

Chevènement, dans la chasse aux « sauvageons ». Il est vrai que ce

dernier se montrait par là fidèle à toute une tradition « de gauche »

face au « problème de l’immigration ».

Qui a parlé en premier d’expulser les familles immigrées dont les

enfants défrayaient la chronique judiciaire ? Le maire PCF de

Vénissieux, en 1980, dont le parti s’était déjà illustré quelques

années auparavant en couvrant le nettoyage au bulldozer d’un foyer de

travailleurs africains par la municipalité « rouge » de Vitry. Qui, en

1984, a grossièrement calomnié la grève des OS immigrés de Talbot et

fait appel aux CRS pour la briser, en prétendant y voir — déjà ! — la

main diabolique d’imans intégristes ? Le Premier ministre « socialiste

» Pierre Mauroy. Et c’est sous le règne (éphémère) d’un autre Premier

ministre « socialiste», Michel Rocard, que des « jeunes des cités »

trouvèrent la mort, au cours des années 90-91, à Vaulx-en-Velin,

Sartrouville et Mantes-le Jolie, lors d’affrontements avec la police.

Et que dire, encore, de l’ex-LCR et manipulateur de SOS–racisme, Julien

Dray, devenu « royaliste » en rêvant de trôner bientôt Place Beauvau si

Travail-Famille-Poitou parvenait à se hisser à la Présidence ? Cette

crapule n’a pas craint de tresser des lauriers à Sarkozy en soutenant

la loi liberticide présentée par ce dernier sur la « sécurité

intérieure », qui parachevait la loi, non moins liberticide, sur la «

sécurité quotidienne » du « socialiste » Daniel Vaillant. Se

souvient-on aussi que l’énarque et ancienne ministre « socialiste »

Martine Aubry, ex-bras droit du patron Jean Gandois aux « ressources

humaines » chez Péchiney, a réclamé, en novembre 2006, depuis la mairie

de Lille où elle a pris le relais de Mauroy, de la « fermeté » contre

la jeunesse révoltée des quartiers paupérisés ? On pourrait allonger

la liste. Tout cela, pour « seulement rappeler à quiconque espère un

changement réel dans ce pays déconfit qu’il faudra, le jour où les

choses sérieuses commenceront, se montrer très « ferme » avec cette

valetaille social-libérale ».

À quoi rime, alors, d’appeler à voter pour un(e) quelconque hiérarque

du PS pour « faire barrage à Sarkozy » ? Certains naïfs se demandent

encore ce qu’est le crétinisme parlementaire. En voilà une preuve

supplémentaire. Les nationaux-républicains à la Chevènement ou à la

Jean-François Kahn n’ont, en effet, pas de leçons à recevoir de Sarkozy

pour ce qui est de réprimer les fils du peuple en rébellion contre une

société qui les rejette. Affublée d’un casque de CRS en lieu et place

du bonnet phrygien, leur Marianne est à l’image de leur citoyennisme,

emblème d’un néo-fascisme rampant où la collaboration entre la «

police de proximité », dont ils réclament le retour sur l’air des

lampions, et la population permettra au pouvoir exécutif de faire le

plein de ses exécutants. Depuis plus d’un quart de siècle, la gauche a

montré ce dont elle était capable face à la rébellion ouverte ou larvée

des jeunes parqués dans les « cités » voués au salariat précaire. Ou

plutôt ce dont elle était incapable. C’est-à-dire de s’attaquer aux

causes structurelles de cette rébellion. Il est vrai que cela eût

supposé de s’affronter à la bourgeoisie, au lieu de marcher sur les

plates-bandes de ses représentants politiques en matière de « lutte

contre l’insécurité ».

« La gauche », en France comme partout en Europe, n’est que l’héritière

d’un siècle de lâchetés, de mensonges et de trahisons. Elle a cassé net

les espoirs nés sur les barricades de mai 68, en faisant retourner 10

millions de grévistes sauvages au turbin, anéantissant toute

perspective de changement radical dans ce pays. On ne peut que

s’émerveiller, après le NON au projet de constitution européenne, après

la révolte de la jeunesse des cités, après la lutte contre le CPE, que

les couches populaires ne se voient pas proposé autre chose que d’avoir

à choisir entre Fabius et Ségolène, ou Strauss-Kahn et Buffet. « En

France, tout finit — littéralement — par des élections ». Mais quelle

élection mettra fin à l’exploitation sans cesse plus brutale de la

main-d’œuvre, à l’exode et à la délocalisation mondiales des

travailleurs sous l’effet du mouvement du capital, à l’empoisonnement

croissant de l’air, de l’eau et de la nourriture, à la manipulation

médiatique des foules solitaires abreuvées de propagande et publicité,

à la misère psychologique des individus atomisés, à la décomposition

sociale et à la désintégration urbaine dont les « émeutes » de l’an

passé n’ont fait que confirmer l’état avancé.

« “ La gauche ” n’est pas la solution au problème du maintien des

rapports de dominations capitalistes. Elle fait partie du problème.

Parce que, faute d’avoir été jamais révolutionnaire, elle n’a même plus

les moyens d’être réformiste, elle en est réduite, une fois de plus, en

guise de stratégie, à agiter des épouvantails pour mobiliser ses

troupes.

« Vous avez dit « stratégie » ?

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