Des Juifs comme nous les voulons

Dans un texte récent paru sur Investig’action, Rudi Barnet rappelait combien l’existence d’un « peuple juif », ethniquement pur, était une chimère largement instrumentalisée par le gouvernement israélien. Ainsi affirmait-il que vouloir faire des Juifs ce peuple particulier relevait de l’aberration raciste. Dans le texte qui suit, Paul Delmotte cherche à approfondir le sentiment d’appartenance des Juifs à leur culture. Il revient aussi sur la notion d’antisémitisme et sur les origines du sionisme. Autant de questions fondamentales adressées dans un esprit de débat et de refus de toutes les instrumentalisations.


 

Début avril, le «coup médiatique», fort douteux, de l’émission The Dead Famous DNA (Channel Four), avait très efficacement titillé les besoins de sensationnalisme de nos médias en annonçant qu’Eva Braun, épouse Hitler, «aurait eu des origines juives». Suscitant à juste titre une série de dénonciations. Certaines d’entre elles sont néanmoins à regarder de plus près.

Eva Braun, juive?! La belle affaire, en effet! L’important n’est-il pas ailleurs? Ne s’agit-il pas, plutôt, de savoir pourquoi le coup de pub de Channel Four s’est avéré si efficace? Tant par la couverture médiatique dont il a bénéficié qu’au vu des réactions passionnées qu’il a suscitées. Je me limiterai à ces dernières et à celle de Rudi Barnet sur Investig’action1.


Genetik


Parfaitement ignare en matière de génétique, je n’irai pas pour autant jusqu’à l’assimiler purement et simplement, comme d’aucuns, au «racisme». Ni à lui dénier tout intérêt, comme ce fut le cas après la 1e Guerre mondiale, avec la géopolitique (Geopolitik) parce que «trop allemande». J’ai, par contre, lu naguère dans des revues scientifiques qu’en effet, il y bien des chercheurs en Israël qui procèdent à des recherches génétiques sur les origines des Juifs…

D’où une PREMIÈRE et une DEUXIÈME QUESTION: 

Primo, cela serait-il absolument pervers et ne relèverait-il que de l’«absurdité raciste»?

Secundo, pourquoi les Israéliens ne pourraient pas, à l’instar des chercheurs de tout autre pays, faire des recherches sur ce qu’ils considèrent comme leurs origines? Ajoutons que ces recherches génétiques se pratiquent avant tout aux États-Unis…


J’ai lu aussi que certains de ces chercheurs israéliens avaient trouvé chez leurs concitoyens des séquences ADN que l’on retrouve chez les Turcs (vous avez dit Khazars?) et chez… les Palestiniens.


Ceci dit, il n’y a, à l’évidence, pas d’«ADN juif» dans le sens d’un ADN commun à tous les Juifs ou/et qui les distinguerait de tous les autres. Et je ne pense pas trop m’avancer en disant que ceci est le propre de toutes les communautés humaines.


Rudi Barnet: juif et antisioniste?

 

À moins de souscrire à cette escroquerie intellectuelle et morale consistant à y assimiler toute critique de la politique israélienne, il semble difficile d’accuser R. Barnet d’antisémitisme. Ne fut-ce que parce qu’il est lui-même juif (je suis bien conscient que ce critère n’est pas toujours décisif en la matière). D’autre part, ses propos condamnant le génocide nazi ou la misère que vivent en Israël des rescapés de la Shoah semblent explicites.

Le rappel des origines du terme «antisémite» auquel se livre M. Barnet ne lui permet cependant pas d’échapper à une entourloupette devenue classique chez certains militants «pro-palestiniens»: celle qui consiste à prétendre que, parce que lui aussi «sémite», aucun Arabe, aucun Palestinien ne peut être taxé d’antisémitisme. M. Barnet devrait pourtant savoir, primo, que le terme sémite relève uniquement de la linguistique, secundo, que lorsque Wilhelm Marr a forgé le terme antisemitismus, il s’en prenait à l’évidence aux Juifs, seuls «sémites» au demeurant présents à l’époque en Allemagne. Exclure, donc, toute possibilité d’antisémitisme – au sens ou le concevait Marr – chez un «sémite» palestinien ou arabe relève donc d’un jeu de mots dont on appréciera ou non l’ambiguïté. C’est d’ailleurs au nom de ce «sémitisme» partagé que R. Barnet accuse B. Netanyahu d’antisémitisme: pas seulement parce qu’il laisserait croupir – «consciemment», précise-t-il – dans la misère quelque 50.000 rescapés des Camps de la mort, mais parce qu’il s’en prend aux Palestiniens. Donc à des «sémites»…

L’on notera aussi dans les propos de M. Barnet, une certaine propension à parler de «peuple élu», un terme qui semble susciter chez lui une irritation particulière. Je voudrais ici demander – TROISIÈME QUESTION – à M. Barnet de montrer une citation de B. Netanyahu dans laquelle celui-ci se présente, avec ses concitoyens, en tant que «peuple élu». Herzl et ses proches ne voulaient-ils pas, précisément, faire des Juifs «un peuple comme les autres»? L’on pourrait d’ailleurs ici, considérer – avec amertume – que ce projet s’est, hélas, concrétisé… Mais là n’est pas la question: le reproche d’un comportement de «peuple élu», a, comme on le sait, longtemps fait partie de la panoplie des griefs de l’antijudaïsme catholique. Il me semble donc étrange de le voir repris avec autant d’insistance par M. Barnet à propos de la question israélo-palestinienne. Voilà qui, à coup sûr, ne clarifie pas les débats.


Faut-il donc simplement considérer M. Barnet comme un Juif farouchement hostile au sionisme et à la politique menée par l’État d’Israël?


Tous fils de… convertis?


Les juifs, estime à juste titre R. Barnet, «qu'ils soient d'Europe, d'Asie – d’Israël aussi? – ou d'Afrique sont nos frères humains». Et «toute injure faite à un concitoyen pour son appartenance à la culture et/ou à la religion hébraïque est ignoble». Fort bien, mais apparemment à une condition: que ces «frères» se définissent en tant qu’adhérents à une religion. Si les Juifs se considèrent comme «un peuple particulier», l’on tombe là dans l’«aberration raciste»…

«Tous les juifs du monde sont des descendants de convertis d'Europe et d'Afrique», poursuit Rudi Barnet. Je ne crois pas me tromper en décelant là une certaine influence de l’historien israélien Shlomo Sand, qui a récemment défrayé la chronique avec son best-seller Comment le peuple juif fut inventé (Fayard, 2008). Une certaine influence, mais aussi une interprétation abusive de Sand. Et ce sera ma QUATRIÈME QUESTION: où Sand a-t-il écrit que la quasi-totalité des descendants des anciens Hébreux ont disparu de la Planète et du monde juif? C’est ce qu’implique, en effet, le commentaire cité ci-dessus2. Ce qui induit une CINQUIÈME QUESTION: qu’implique le «verdict» selon lequel «tous les juifs du monde» seraient des descendants de convertis au judaïsme? Certes, Sand a eu le mérite de rappeler, à la suite d’un Hobsbawm, d’un Benedict Anderson ou d’une Anne-Marie Thiesse3, que tout nationalisme émane d’un processus de fabrication. Le mérite, aussi, de démonter des croyances encore trop répandues, comme celle d’un judaïsme immuablement rétif au prosélytisme; ou celle d’un exode ou même d’une expulsion massifs des Juifs de la Palestine antique suite aux victoires de Titus, au Ier siècle. Ceci dit, l’on peut certes admettre qu’une majorité des anciens Hébreux sont restés en Palestine/Eretz Israël. Ce qui faisait dire métaphoriquement à Maxime Rodinson4 qu’il y avait probablement plus de «sang juif» chez les paysans palestiniens d’aujourd’hui que chez nombre d’immigrants sionistes. L’on peut aussi admettre que dans un Empire romain en quête d’unité et confronté à une pléthore de divinités, des milliers de sujets de cet Empire se soient convertis à un judaïsme d’autant plus attirant qu’il s’était hellénisé. Tout ceci n’autorise toutefois pas à refuser à toute communauté juive ou à tout sujet juif de par le monde une filiation directe – et génétique – par rapport aux Hébreux. J’en reviens donc à ma quatrième question – quelle serait la fonction d’une telle généralisation? Je pense qu’elle a pour objet de cantonner irrévocablement «les Juifs» dans la catégorie de communauté religieuse. Et, partant, de leur interdire toute réalité ethnique ou nationale. M. Barnet est d’ailleurs parfaitement intransigeant à ce sujet: «il n'y a pas, écrit-il, ethniquement parlant, de peuple juif».


Religion ou nationalité?


Pour commencer, faisons donc comme M. Barnet, consultons le dictionnaire… Ethnique, «relatif à l'ethnie», se dit, écrit le Larousse, «de tout caractère ou de toute manifestation propres au groupement culturel d'une population, par opposition aux caractères des individus

La question de «définir» les Juifs – religion ou ethnie, – a été posée par la Révolution française. Aux yeux de Bonaparte, la citoyenneté pleine et entière ne pouvait être accordée aux Juifs de France – dans le Sud-Ouest et en Alsace – qu’à la condition que ceux-ci renoncent à tous leurs attributs «communautaires» et «ethniques». Faut-il aussi rappeler combien à l’époque, dans une Europe centrale en proie aux délices de l’Aufklärung (les Lumières), les Ostjuden étaient vus comme des «Orientaux», pas forcément venus d’aussi loin que le Proche-Orient, mais des fins fonds d’un Empire tsariste obscurantiste et «asiatique»? SIXIÈME QUESTION: faut-il à nouveau imputer à nos commentateurs une lecture lacunaire de S. Sand, qui nous parle, non pas d’un peuple «juif», mais d’un peuple yiddish? En tout état de cause, donc, d’un peuple, au sens de nationalité (narodnost) ou d’ethnie. C’était là la caractéristique de ces Ostjuden, les Juifs de l’Empire russe, dans lequel ceux-ci avaient – contrairement à d’autres communautés juives dans le monde – réuni tous les «ingrédients» susceptibles de les faire s’auto-percevoir en tant que nationalité: langue et culture communes et spécifiques, concentration territoriale etc. Cette réalité, maintes fois décrite et par des auteurs aux vues aussi opposées qu’un Ilan Halevi et un Elie Barnavi5, est irréfutable6. Et la négation de ce «peuple yiddish» repose sur des présupposés politiques évidents: «si les Juifs – en l’occurrence ceux qui formèrent la majorité des rangs des «pionniers» – constituaient une nation, le sio-nisme cesserait d’être, ou du moins ne serait plus exclusivement ce mouvement politique organique-ment lié à l’impérialisme» écrit non sans raisons le premier. «L’inexistence d'un peuple juif menait non seulement à conclure à l’inexistence d'un peuple israélien», écrit le second.


En conséquence, une SEPTIÈME QUESTION: ne sommes-nous donc pas ici confrontés à des dénis d’évidence?


Une vision «génétique»

Le premier – et le plus grand peut-être – des mythes fondateurs de l’Etat d’Israël, écrit l’historienne israélienne contestataire Idith Zertal7, est celui de l’existence d’un peuple uni et homogène, qui est le peuple juif: un peuple qui serait vieux de plusieurs millénaires, une entité continue, dans le temps et dans l’espace. Mythe énorme, qui veut que nous soyons les descendants directs des Hébreux du temps du roi David. Et la prétention à être les descendants de ce peuple hébreu antique nous conférerait un héritage et des privilèges historiques sur Israël».

Certes. Et l’on conviendra de ce que «descendants directs» signifie «par le sang». Le mythe fondateur que réfute I.Zertal se base donc sur une conception génétique du «peuple juif». HUITIÈME QUESTION: mais n’est-ce pas aussi ce que fait M. Barnet – et aussi Shlomo Sand – en postulant en quelque sorte qu’un «peuple juif» ne se concevrait que sur une telle base génétique?


Je conçois fort bien que la réalité – plurinationale, «multiraciale», multiculturelle, multilinguistique et dispersée de par le monde – du monde juif incline à percevoir celui-ci davantage en termes de communauté religieuse. Mais c’est là faire abstraction de tous les laïcs, non-croyants, non-pratiquants et athées que compte ce monde et qui se sentent juifs. Plus, et ce sera ma NEUVIÈME QUESTION: mis à part l’éparpillement géographique et l’estampille nationale, la diversité, par exemple, des Français – que ce soit au point de vue «racial», de leur culture d’origine, de leur langue maternelle –

peut-elle conduire à nier un ressenti national commun des citoyens de l’Hexagone? Et qui songerait à considérer les Français comme génétiquement unis?


Je conçois aussi que cette diversité du monde juif – que ne semblent souder, au-delà de la confession, que l’attachement à l’État d’Israël (et pas forcément à la politique de M. Netanyahu) et la mémoire du judéocide – cadre difficilement avec l’idée que nous nous faisons d’un Nation. Il reste qu’un sentiment d’appartenance commune et qui, on vient de le dire, ne relève pas que de la religion, existe incontestablement. Je laisserai à d’autres la tâche de lui conférer une appellation «scientifique».


Pour répondre à M. Barnet, répétons donc que s’il n’y a pas à proprement parler de peuple juif en termes ethniques, il y a en l’occurrence la réalité du sentiment d’appartenir à un peuple, toute subjective qu’elle soit – mais c’est là le cas de tous les sentiments d’appartenance de type national – est aujourd’hui difficilement contestable. Et que, de plus, il y a bien eu un «peuple yiddish» et il y a bien, aujourd’hui, un peuple israélien.


Tout cela me semble utile à rappeler si l’on veut se défaire d’une tendance à traiter cette question de façon binaire et rigide, en perdant de vue les évolutions historiques que peuvent subir la perception extérieure et l’auto-perception d’une communauté humaine donnée. Qui, au demeurant, réfuterait d’emblée comme fondamentalement illégitime le droit à un État des Assyro-Chaldéens en argüant que ceux-ci ne seraient qu’une communauté confessionnelle?


L’«ogre» occidental


Il existe une prédisposition très ancrée en Occident depuis bientôt quatre siècles: celle d’engloutir et de digérer tout ce qui peut servir à confirmer ses valeurs. Et ses présupposés.

Pour ce faire, l’orientalisme, au sens où l’entendent e. a. un Edward Saïd et un Thierry Hentsch8, apparaît comme un outil idéal. Il nous permet en effet de «classer» et de décréter quelles communautés humaines sont exclues de l’«Occident». Et, partant, de LA Civilisation. Et quelles autres, par contre, en font partie où sont susceptibles d’être cooptées comme «occidentales», moyennant, bien sûr, d’indispensables transformations. Ces mutations imprescriptibles ont été imposées aux Ostjuden, aux Juifs de l’empire tsariste, à la fin du XIXe siècle. Elles l’ont été plus tard aux Juifs d’Afrique du Nord. Elles sont exigées aujourd’hui, sous peine d’exclusion sociale, des «communautés issues de l’immigration», comme l’a récemment rappelé Alain Gresh9.


Pour ce qui est de l’attitude orientaliste occidentale vis-à-vis du monde juif, Sophie Bessis10 a déjà mis le doigt sur la triple fonction du terme «judéo-chrétien» dans son emploi actuel: primo, une fonction d’occultation consistant à faire passer à la trappe des siècles d’hostilité plus ou moins intense aux juifs; secundo, une fonction d’appropriation consistant à «annexer le juif au seul espace occidental», à «s’assurer la propriété exclusive de la part d’universel dont il est crédité», et à escamoter dans celui-ci tout ce que «l’on faisait venir d’un lointain ailleurs oriental»; enfin, tertio, une fonction d’exclusion: par la grâce du «judéo-christianisme», l’islam devient, en effet, «le tiers exclu de cet universel monothéiste dont on a fait l’annonciateur des droits profanes et de la modernité» (tout en occultant le fait que l’islam soit – en termes de pratiques religieuses et d’interdits – plus proche du judaïsme qu’aucun des deux, l’islam et le judaïsme, ne l’est du christianisme)…


De la même manière, Enzo Traverso11, nous montre comment l’Occident s’est en quelque sorte «approprié» jusqu’à la mémoire du judéocide. La façon que «nous» avons de commémorer ce dernier, écrit-il en effet, est désormais à ranger parmi les liturgies d’une «religion civile» occidentale. Traverso écrit bien: «occidentale». Ces commémorations ne visent-elles pas, en effet, avant tout à encenser un Occident libéral-démocratique dont la grandeur se voit soulignée «en négatif» par une dénonciation répétée ad nauseam du nazisme et de ses horreurs? Qu’importe ici, dès lors, que la participation à ces commémorations de Bush, de Blair, de Berlusconi ou autres Poutine, puisse semer le trouble? Qu’importe aussi qu’une telle «religion civile» ait pour effet d’effacer toute paternité dudit Occident dans les pratiques génocidaires et les origines du nazisme? Qu’importent, enfin, ce que Traverso appelle «les effets négatifs d’un excès de mémoire» qui finissent par «embaumer» cette dernière et à en «neutraliser le potentiel critique»? Et, plus encore, à susciter une «concurrence des victimes» aux effets délétères? Voilà qui me pousse à oser une DIXIÈME QUESTION: face à cette liturgie avant tout occidentale, cela fait-il encore sens de reprocher «aux Juifs» ce que d’aucuns ressentent comme une stratégie de culpabilisation (à laquelle certains réduisent d’ailleurs toute réminiscence du génocide)? Dit autrement: a-t-on encore vraiment «besoin» des Juifs (et des Israéliens) pour que la mémoire du génocide, au demeurant vidée de toute substance subversive, nous soit prêchée au risque de ne plus susciter qu’indifférence, agacement et hostilité?


Israël: un «peuple de colons», sans plus?


Le sionisme politique est l’une des formes – avec le Bund – du nationalisme juif/yiddish éclos sur ce terreau du Yiddishland. Produit, lui aussi, des Lumières, ce nationalisme sioniste a résolument «opté» pour l’Occident. Rappelons-nous le fameux «rempart» de Herzl… Rappelons-nous aussi la gêne que suscitaient les immigrants «orientaux» – yéménites, marocains… – «montant» en Israël chez les «pionniers» sionistes ashkenazes12.

D’autre part, le sionisme politique a accouché d’une autre réalité nationale, tout aussi mal perçue… et tout aussi difficile à accepter: le fait d’une nation israélienne. Dans la logique de commentateurs comme M.Barnet et de bien d’autres, en effet, l’on pourrait croire qu’une nation ne peut surgir d‘un processus colonial. À vrai dire, même au-delà des cas des États-Unis, de l’Australie ou de l’Afrique du Sud, l’on peut même se demander pour quelle nation historique ce ne serait pas le cas!


Autre chose:  il se fait que, comme bien d’autres nationalismes «jeunes et un peu fous» (Pierre Vidal-Naquet13), de surcroît en proie à des doutes identitaires, souvent niés dans leur existence et, de plus, plongés dans un long conflit armé, sionisme politique et nationalisme israélien ont indiscutablement donné lieu à des formes de racisme. Avec lesquelles, toutefois, il me semble hasardeux et imprudent de les confondre.


Mais il y a plus: c’est, écrit R. Barnet, l’affirmation même d’un «peuple juif» qui serait raciste, l’État d’Israël, poursuit-il, se résumant à un «régime de colons».


Voilà qui me semble assez sommaire. Contenons-nous ici de citer deux personnalités dont l’honnêteté et la sympathie envers la cause palestinienne ne fait pas de doute: la journaliste israélienne Amira Hass et feu l’helléniste Pierre Vidal-Naquet. La première nous rappelle en effet que «ce qui a amené les Juifs en Palestine n'est pas simplement le colonialisme […] Il ne s'agit pas que de colonialisme ou de profit. De plus, avant les années 1930, la majorité des Juifs préféraient vivre dans la diaspora plutôt qu'en Palestine. Quand les Juifs ont dû partir, les autres pays n'en voulaient pas: l'Europe, le Canada, l'Amérique latine, les Etats-Unis. Donc on ne peut pas expliquer la présence juive en Palestine simplement en termes d'impérialisme14

 

Quant à Vidal-Naquet, éminent intellectuel juif français et fort critique à l’égard du sionisme, il observait qu’«une chose est de constater que le triomphe du sionisme ne pouvait se faire qu'aux dépens d'un autre peuple et en prenant appui sur la capitalisme occidental; une autre est de comprendre pourquoi ce mouvement a pu entraîner et convaincre des centaines de milliers de Juifs d'Europe puis des pays arabes… qui n'étaient pas par vocation ni plus ni moins impérialistes – et souvent même plutôt moins – que d'autres».

 

ONZIÈME QUESTION: seraient-ce là des rappels surfaits?


«Pacifisme»


La tragédie qui ensanglante le Proche-Orient résulte, à mon sens, du fait que le sionisme n’a pu – et pour cause – réaliser son projet que sur une terre déjà habitée et dont la population autochtone était elle-même animée de sentiments nationaux. C’est cela qui a fait de la réalisation du projet sioniste un «fait colonial». Plus grave encore, un fait colonial tardif. La contemporanéité de cette tragédie doit-elle pour autant nous faire perdre de vue que d’autres faits coloniaux – et d’épuration ethnique – nous semblent aujourd’hui relever de «l’ordre des choses», que ce soit aux États-Unis, en Australie ou en Afrique du Sud. Est-ce dire qu’il suffit de laisser passer le temps? Non, bien sûr que non. Et cela d’autant plus que le temps ne travaille ni pour les Palestiniens ni pour les Israéliens, quoiqu’en pensent certains.


Un apparent sympathisant de M. Barnet présente ce dernier comme «un pacifiste juif défenseur de la paix et de la justice»… DOUZIÈME QUESTION: ne retrouve-t-on pas ici ce subtil distingo orientaliste entre les juifs «acceptables» et les autres? En l’occurrence entre ceux qui, d’une part, parce qu’ils se cantonnent à leur seule définition culturelle ou religieuse, soutiennent, «naturellement» pourrait-on dire, «la paix et la justice»? Et, à l’opposé, ceux qui, parce qu’ils ne se plient pas aux diktats définitoires occidentalo-laïcs, en seraient incapables et sont immédiatement suspectés d’alignement sur toutes les positions du «régime de colons» israéliens?

Voilà qui, à mon sens, relève à nouveau d’une vision binaire et simpliste peu susceptible de convaincre le juif lambda (et éventuellement disposé à critiquer, voire dénoncer la politique extrême et suicidaire d’un Netanyahu) à ouvrir l’oreille aux discours en faveur de la cause palestinienne. Si le public que veut atteindre M. Barnet semble être celui des «concitoyens de religion et/ou de culture judaïque, pourtant progressistes, opposés à la politique criminelle du régime israélien, solidaires de la cause palestinienne et militants des droits humains», je crains fort que ce public – dont M. Barnet craint de surcroît qu’il ne «conserve encore certains réflexes communautaristes» – demeure extrêmement limité, voire ne rétrécisse encore comme une peau de chagrin devant de telles ambiguïtés.


Une solution à la tragédie palestinienne me semble par contre également dépendre de notre capacité à cesser de plaquer de façon rigide nos catégories occidentales et laïques (laïcardes?) sur les réalités proche-orientales et de forcer j/Juifs et Israéliens, Arabes, Palestiniens et musulmans à s’y conformer. Pour le plus grand malheur des uns et des autres.


Paul DELMOTTE

Juin 2014



1 Le Golem est catholique!, Investig’action, 7 avril 2014. Nous nous pencherons aussi sur un autre article de R. Barnet, Netanyahu est antisémite, diffusé sur Internet le 15 mai


2 Barnet précise toutefois et de façon anachronique: «hormis une minorité d'Israéliens (sic) (± 10.000) qui vivaient déjà dans cette région avant le 20ème siècle». Feu Ilan Halévi nous rappelle pourtant que nombre de juifs ont émigré de Palestine à la faveur de la conquête arabe, se muant de paysans en commerçants à travers une transformation à la fois géographique et sociale… (I.Halevi, Question juive, Ed. de Minuit, 1981). Par ailleurs, et pour en revenir aux recherches génétiques, certaines semblent démontrer l’existence de migrations de juifs proche-orientaux vers l’Europe via l’Italie


3 Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La

Découverte, 2002 – Eric J. H OBSBAWM, Nations et nationalismes depuis 1780. Programme, mythe, réalité,

Gallimard, 1992 –Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Europe XVIIIe–XIXe siècle, Le

Seuil, 1999


4 Peuple juif ou problème juif?, Maspéro, 1981


5 Elie BARNAVI, Lettre d’un ami israélien à l’ami palestinien, Flammarion, 1988


6 Notons aussi en passant que tous les dirigeants israéliens que cite à l’appui de sa thèse M. Barnet ont bel et bien leurs origines au Yiddishland


7 Auteure de Des rescapés pour un Etat. La politique sioniste d’immigration clandestine en Palestine (1945-1948), Calmann-Lévy, 2000 et de La Nation et la Mort, éd. Dvir, 2002. Interview à Libération, 24 septembre 2003


8 Edward Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Le Seuil, coll. La couleur des idées, 1997 – L’Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen, Editions de Minuit, coll. Arguments, 1988


9 L’islam, la République et le monde, Fayard, 2004


10 L’Occident et les autres. Histoire d’une suprématie, La Découverte, 2003


11 Le passé, mode d’emploi. Histoire, mémoire, politique, La Fabrique, 2005


12 Un ouvrage indispensable à ce sujet est Israël et ses juifs. Essai sur les limites du volontarisme, Maspéro,1982,

de Haroun Jamous


13 Les Juifs, la mémoire et le présent *, Le Seuil, coll. Points Essais, 1995


 

14 Courrier international, 21 novembre, interview à Carole Lyon

 

Source: Investig'Action


Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.