De l’Egypte au Wisconsin, les luttes sociales nous concernent tous

Aux USA une majorité d’extrême droite veut la suppression du droit d’association des travailleurs. C’est une attaque en règle contre les conquêtes sociales du 20ème siècle. Cela nous concerne tous, bien plus encore que ce qui se passe aujourd’hui dans les pays arabes. Pourquoi alors la résistance sociale aux USA et ailleurs est-elle passée sous silence par les grands médias ?

Il était une fois il y a 100 ans

Le 25 mars 1911, à New York, 146 couturières périrent dans un incendie aux 8, 9 et 10ème étages d'un immeuble de Greenwich Village. La plupart des victimes avaient immigré depuis peu, c'étaient des juives et des Italiennes, presque toutes entre 16 et 23 ans. Il n'y avait aucun système d'alarme. Escaliers et issues normales étaient, comme tous les jours ouvrables … fermés. Ceci pour empêcher des vols par le personnel. L'unique escalier de secours s'effondra immédiatement sous le poids des premières qui cherchèrent à fuir. La construction métallique de 30 mètres de haut était tout juste fixée au mur par quelques rivets. Un certain nombre d'autres femmes choisirent alors de mourir en se jetant dans le vide plutôt que de brûler vives. Après l'incendie, on retrouva aussi des cadavres entassés sur l'ascenseur à l'arrêt au rez-de-chaussée. L'incident eut pour conséquence une législation plus stricte sur le danger d'incendie et de meilleures conditions de travail. Les syndicats sortirent plus forts du conflit et purent arracher plusieurs lois sur le droit à des conventions collectives


Le 1 mai, c'est dans presque tous les pays du monde la Fête du Travail, mais pas aux Etats-Unis (ni au Canada, ni en Afrique du Sud),  alors que le 1er mai a son origine aux Etats-Unis. Mais rares sont ceux qui savent encore que depuis 1884, nous commémorons le 1er mai, la lutte pour la journée de huit heures de la Federation of Organized Trades and Labor Unions. La journée de travail était alors en moyenne de 12 heures. Le mouvement s'appela Mayday Movement car la revendication de la journée de huit heures commençât le 1er mai 1886.

 

Le cœur de la lutte était dans l'Illinois, et surtout dans la plus grande ville de l'Etat, Chicago. Le 1 mai 1886, la mesure était appliquée pour les tailleurs, les cordonniers et les magasiniers. Le 3 mai, trois manifestants furent abattus par la police. Le lendemain on appela à une manifestation de masse pour protester contre la brutalité de la police. A la fin de la manifestation, qui s'était déroulée dans le calme toute la journée, dans des circonstances jamais élucidées, une bombe fut jetée sur les policiers, qui se bornaient à regarder, tuant un agent et en blessant 70 autres.

 

Huit des dirigeants les plus radicaux du mouvement social furent condamnés à mort, sans qu'aucune preuve n'ait été apportée de leur implication dans l'attentat. Quatre d'entre eux furent pendus, le 11 novembre 1887. Un autre s'était suicidé. A la suite de protestations nationales et internationales, le procès fut révisé et les trois accusés encore en vie furent libérés six ans plus tard. Le gouvernement fédéral refusa de reconnaître le 1er mai comme la Fête du Travail et la fixa au premier lundi de septembre, un jour ouvrable ! Dans les medias des Etats-Unis vous n'entendrez pas un mot sur le 1er mai, leur propre histoire sociale.

 

Contrairement à ce que pensent ici bien des syndicalistes progressistes, la lutte sociale aux Etats-Unis ne fut pas seulement plus intense, elle fut aussi des décennies en avance sur les luttes sociales en Europe. En revanche, la répression fut aussi bien pire. De plus, la répression ne fut pas interrompue par deux guerres comme en Europe. Après la Première Guerre mondiale et surtout après la seconde, les hommes au pouvoir en Europe ont du faire bien des concessions sociales pour préserver leur position. Un problème que l'élite économique états-unienne n'a pas connu.



Retour vers le futur

L'histoire sociale des Etats-Unis est plus que jamais d'actualité. Le 14 décembre 2010, à Dacca au Bengladesh, 26 couturières ont péri dans un incendie aux 10 et 11ème étages de l'immeuble où elles travaillaient ; 36 autres ont été grièvement blessées. Quand l'alarme incendie s'est déclenchée, il n'y a d'abord pas eu de panique. Chacun s'est dirigé vers les sorties de secours indiquées. Mais la fumée et les flammes se sont si rapidement propagées qu'ils n'ont pas pu atteindre les sorties de secours d'un côté du bâtiment. La panique a éclaté quand il est apparu que les sorties de secours de l'autre côté du bâtiment étaient fermées.

 

Les images de couturières sautant dans le vide et de leurs collègues étouffant derrière les barreaux des sorties de secours fermées sont poignantes. Les secours au sol regardaient impuissants. Il apparut après coup que la direction gardait toujours les portes fermées « pour empêcher que le personnel ne commette des vols ». Des témoins ont déclaré que les vols se produisaient surtout quand il y avait une alarme « parce que les travailleurs déclenchaient souvent l'alarme pour pouvoir s'encourir avec des vêtements volés ». L'alarme se déclenchait en effet souvent dans la chaleur étouffante de l'atelier où les machines peu sûres tournaient sans interruption entre les ballots entassés

 

La direction paya aux familles des victimes 2080 $ de dédommagement. En 1911 les couturières américaines gagnaient 0, 14 $ à l'heure ; avec l'inflation cela fait aujourd'hui 3,18 $. Les couturières du Bengladesh gagnent aujourd’hui 0,28 $ à l'heure. Les couturières américaines travaillaient 14 heures par jour et avaient un jour de congé par semaine. Les couturières du Bengladesh travaillent 12 heures par jour, sept jours sur sept.

 

Après l'incendie de New York, la pression des syndicats aboutit à une enquête et à une nouvelle législation sociale. Au Bengladesh le propriétaire de l'entreprise déclara que l'incendie avait été provoqué par un sabotage des ouvrières. Il l'affirma sans l'ombre d'une preuve – et sans être contredit – dans son propre journal et sur sa propre chaîne télé. Il n'y eut aucune enquête. L'atelier concerné fabrique des vêtements d'enfant de la marque GAP.

 

90% des vêtements du monde entier sortent aujourd'hui d'ateliers semblables. Au Bengladesh, plus de 2,5 millions de personnes travaillent dans ces sweatshops, dont 80% de jeunes femmes. Dans les semaines qui précédèrent l'incendie, il y avait eu des grèves pour réclamer en vain une hausse des salaires. La revendication de 0,35 $ à l'heure, une augmentation qui affecterait à peine les bénéfices des entreprises concernées, n'a pas été accordée. Les manifestants ont été brutalement dispersés par la police anti-émeute. Les auto-pompes de la police utilisaient de l'eau avec un colorant pour que les manifestants puissent être reconnus et arrêtés.

 

 

 

« Il n'y a plus d'ouvriers »

 

Les grands medias, ceux des Etats-Unis et de l'Union Européenne en tête, donnent au public occidental l'impression que l'époque des « ouvriers » appartient au passé, tout comme les syndicats, et que nous vivons dans une économie de services, une économie de la connaissance. La vérité est tout autre. Il y a aujourd'hui plus d'ouvriers que jamais auparavant depuis la vague d'industrialisation du 19ème siècle. Mais nous ne les voyons plus… Ils sont passés au Bengladesh et dans d'autres pays où les multinationales, au courant de l'histoire des révolutions sociales en Europe et aux Etats-Unis, font de leur mieux pour y étouffer dans l'œuf tout mouvement social.

 

Pendant ce temps nous vivons dans l'illusion auto-fabriquée que nos vêtements, nos chaussures, nos ordinateurs, les jouets de nos enfants, une bonne partie de notre alimentation, des fleurs que nous achetons pour la fête des mères, nos meubles et notre essence à la pompe apparaissent par miracle dans les grandes surfaces, tandis qu'un des plus grands mouvements sociaux jamais vus au monde, de 2,5 millions de femmes bengalis, est ignoré des grands medias. Aucun appel à l'intervention, aucun appel à la « responsabilité de protéger » – cela se passe aujourd'hui.

 


En avant pour le Wisconsin

Comme nous l'avons montré, les luttes syndicales aux USA étaient des dizaines d'années en avance sur celles des « camarades » européens, qu'il s'agisse des revendications ou de compréhension de la vraie nature du capitalisme. La combativité était telle que le gouvernement des USA se vit contraint d'adopter le New Deal des années 30. Cet accord social est présenté dans les grands médias et les manuels d'histoire comme le résultat de la vision d'un grand homme d'Etat F.D.Roosevelt. En réalité, ce partisan de la suprématie blanche, ce farouche adversaire des syndicats se vit contraint de conclure cet accord parce que les magnats de l'économie de son entourage craignaient la mainmise « communiste » (qu'ils disaient) sur l'appareil économique

 

Le New Deal accordait aux travailleurs états-uniens des années 30 plus de droits que n'en avaient alors leurs collègues européens. Entre autres, les droits sociaux des travailleurs des services publics furent concédés à cette époque, y compris le droit d'association en syndicats pour la défense de leurs intérêts et le droit de faire défendre leurs revendications par ces mêmes syndicats : les conventions collectives.

 

Après 1945, la plupart des droits sociaux furent préservés, mais ceci alla de pair avec une répression brutale des syndicats, qui étaient en même temps minés de l'intérieur par l'infiltration de la mafia. Des enquêtes des années 70 ont montré que cela s'était fait avec la collaboration active/passive du FBI dirigé alors par J. Edgar Hiiver. Cinquante années de propagande de guerre froide ont fait le reste.

 

Aujourd'hui il y a des conventions collectives dans les services publics et les grandes entreprises. Mais la plupart des salariés du secteur privé travaillent dans les moyennes et petites entreprises où les conventions collectives sont inconnues. La politique actuelle de démantèlement social du gouvernement Obama a son origine chez un autre Démocrate Jimmy Carter, poursuivie il est vrai avec bien plus de punch par le Républicain Ronald Reagan et ses successeurs. Il s'agit en fait d'un patient grignotage du New Deal

 

L'élection récente de candidats du Tea Party aux parlements de certains Etats a accéléré le processus. Le gouverneur Républicain du Wisconsin a été le premier à déposer un projet de loi interdisant les conventions sociales collectives. Ce projet a été glissé dans un plan d'économies. Les syndicats des services publics avaient pourtant déjà accepté les diminutions de traitement qu'il avait proposées. Ils furent bien surpris de voir les articles sur les conventions sociales inclus dans le projet de loi.


 

Le Wisconsin est traditionnellement un état socialement avancé. D'après les normes américaines, les syndicats des services publics y sont relativement forts – ce qui par comparaison avec l'Europe signifierait plutôt faibles. Pourtant, la direction des syndicats a hésité à passer à l'action. La réaction est venue des cadres inférieurs qui, à leur propre surprise, ont réussi à occuper le Capitole (le siège du gouvernement) dans la capitale de l'Etat de Madison.

 

Fox News a annoncé que le projet du gouverneur Walker supprimait l'affiliation obligatoire et la déduction obligatoire du traitement de la cotisation syndicale. Cela a été continuellement répété (et continue à l'être). Les autres chaines n'ont guère fait mieux. Il y avait pourtant là un problème de fond : il n'y a pas d'affiliation obligatoire, ni de cotisation obligatoire au Wisconsin (cela n'a d'ailleurs jamais été réclamé par les syndicats). VRT et VTM ont répété l'argument dans leurs informations sommaires sur la protestation syndicale qui s'est élevée entre-temps en Ohio, en Illinois et dans d'autres Etats industriels.

 

D'autres Etats suivent maintenant l'exemple du Wisconsin. C'est peut-être une dernière attaque pour démanteler les droits sociaux d'une population qui a vu son pouvoir d'achat baisser continuellement depuis les années 70. Pendant qu'on offre aux banques, qui ont frôlé la faillite, un énorme 'New Deal' d'impôts qui leur permet de distribuer sans problème des bonus à leurs dirigeants

 


Il s'agit aussi de nous

Les employés de services publics de l'Ohio et du Wisconsin n'ont pas encore baissé les bras. Mais les lois antisociales sont votées et le parti Démocrate ne fait rien pour s'y opposer. Pour le moment, les travailleurs semblent avoir perdu la partie. Pendant leur action, les dirigeants syndicaux égyptiens ont exprimé leur solidarité avec les collègues du Wisconsin. Ne luttent-ils pas pour conquérir les droits que les travailleurs américains sont menacés de perdre ? L'attention exclusive concentrée par les grands médias sur la Lybie nous ferait presque oublier que les luttes sociales se poursuivent avec la même intensité en Egypte et en Tunisie.


Pendant ce temps les syndicats européens affichent un manque flagrant d'initiative et de maîtrise des évènements. Lors des récentes manifestations à Bruxelles, il n'y avait aucun intérêt, ni pour les peuples arabes, ni pour les services publics américains. L'analogie entre les luttes d'ici et de là-bas saute pourtant aux yeux. Cette indifférence pourrait presque décourager un participant de bonne foi. La toute puissance des mass media et des grandes entreprises semble vraiment invincible

 



La lutte sociale a TOUJOURS un sens

« Il y a une tendance générale à croire que tout va continuer comme aujourd’hui. Nous oublions combien de fois nous avons été surpris par l'effondrement soudain d'institutions, par des changements extraordinaires dans les opinions, par l'explosion inattendue de révoltes contre des tyrannies, par l'écroulement rapide de systèmes de pouvoir qui paraissaient invincibles. » (Howard Zinn, 2007)

 

Il n'y a pas de pire obstacle au progrès qu'une population passive, fataliste, qui accepte d'être dominée. Les détenteurs du pouvoir économique en sont bien conscients et font donc tout pour maintenir la population dans la passivité et le fatalisme. Les grands médias se sont à peine intéressés aux luttes sociales de Etats-Unis (et du Bengladesh). L'histoire nous apprend pourtant qu'il ne faut pas rester spectateurs

 

Ce qui se passe aux USA, au Bengladesh, en Egypte nous concerne tous.

Le système économique actuel n'est pas éternel. Ne rien faire apporte juste la certitude que rien ne changera, ne rien faire est à vrai dire approuver. Faire quelque chose, mener une action, quelle qu'elle soit, si limitée soit-elle, donne une chance au changement.

 

Prenons exemple sur les travailleurs de Madison, Wisconsin, d'Egypte, de Tunisie, de Haïti, du Bengladesh qui poursuivent la lutte. Ils combattent en effet aussi pour que nous conservions nos droits sociaux.

 

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