Colombie : la vraie histoire des négociations

Sollicité par la sénatrice colombienne Piedad Córdoba, le président vénézuélien Hugo Chávez vient de s’engager à jouer un rôle de facilitateur dans la recherche de l’Échange humanitaire de prisonniers en Colombie. Chávez entretient des relations cordiales avec le président colombien Uribe Vélez malgré des visions, politiques et stratégiques, diamétralement opposées.

Colombie – Les Insurgés colombiens prêts au dialogue

Jeudi 6 septembre 2007.

http://www.legrandsoir.info/article.php3?id_article=5422

Par principe Chávez souhaite entretenir des relations cordiales avec tous les pays du monde, même si avec la Colombie uribiste la diplomatie bolivarienne a dû montrer davantage de patience, davantage de nerfs. Les provocations et les insidieuses invitations à l’affrontement n’ont pas manqué ces dernières années, mais Chávez considère raisonnablement que rien ne serait pire qu’un affrontement ouvert, l’interpénétration entre les deux pays voisins étant si forte.

Le vendredi 31 août 2007 Chávez s’est donc rendu à Bogotá, pour converser longuement avec le président Uribe Vélez. À l’issue de cette rencontre les deux présidents de ce qui fut la Grande Colombie ont donné une conférence de presse conjointe. Cette rencontre fut l’occasion pour le président Chávez de recevoir le feu vert du président Uribe Vélez et cette rencontre constitue dans le même temps le premier pas concret de ce qui s’annonce comme un long pèlerinage vers la paix colombienne pour le président Chávez. Rapidement les présidents de la région ont manifesté leur soutien au président Chávez : Lula, le président ex-guérillero Daniel Ortega, etc.

Chávez est lui-même un militaire qui a combattu les guérillas vénézuéliennes dans les années 1970, avant d’assister à la pacification. Dans le gouvernement de Chávez il y a des ex guérilleros. Chávez a lui-même connu la prison, à la suite du soulèvement civico-militaire de février 1992. Chávez a lui-même été séquestré lors du coup d’État fasciste d’avril 2002 au Venezuela. Son vécu personnel explique certainement sa perception emplie d’humanité et de sensibilité sur ces questions.

Cette initiative diplomatique a vite dépassé la dimension régionale. Le mercredi 5 septembre 2007 la famille de l’un des trois mercenaires états-uniens détenus par les FARC-EP a visité l’ambassadeur du Venezuela à Washington Bernardo Álvarez. Ces personnes lui ont manifesté leur satisfaction de l’implication du président Chávez et ont fait connaître leur souhait de rencontrer ce dernier.

Malgré la grande quantité d’articles sur le thème colombien, certaines vérités élémentaires ne sont jamais données à connaître au public francophone, supposé disposer de la science infuse dès qu’il s’agit d’une information qui pourrait peu ou prou contribuer à donner une lecture rationnelle au comportement de la guérilla. Avec l’information dont dispose le citoyen moyen il est fatal qu’il considère les guérilleros des FARC-EP comme des personnes insensibles et irrationnelles. Le conflit colombien, comme tous les conflits, se joue aussi dans la présentation du conflit, et ce n’est pas par hasard qu’une part importante du budget du Plan Colombie est spécifiquement orientée aux relations publiques, aux questions d’image et de propagande. Les FARC-EP ne peuvent hélas pas, ou quasiment pas, accéder à l’ample dispositif culturel dominant, médiatique et universitaire, qui diffuse nouvelles et analyses dans le monde.

Chávez et Marulanda

Chávez, qui a toujours manifesté la tristesse que lui provoque la perpétuation de l’affrontement armé dans le pays frère, a déclaré ces derniers jours qu’il serait très intéressé de connaître personnellement Manuel Marulanda et qu’il avait sur ce point reçu le feu vert du gouvernement colombien. La parenté politique entre la Révolution bolivarienne du Venezuela et la guérilla colombienne des FARC-Ejército del Pueblo, armée bolivarienne luttant pour le socialisme, est un fait assez facilement perceptible.

Manuel Marulanda ne s’est pas prononcé personnellement, mais Raúl Reyes -responsable de la Commission Internationale des FARC-EP-, dans une interview donnée à Jorge Enrique Botero le 4 septembre 2007 (La Jornada, Mexique), dit que cela serait une heureuse rencontre. Dans la tradition chevaleresque du paysannat colombien, Manuel Marulanda avait au demeurant reçu la fascinante reine Noor de Jordanie venue du lointain Orient arabe jusqu’au Caguán pour lui rendre visite en juin 2001.

Dans le Document de Santa Fe IV, rendu public en 2000, on peut lire que les « négociations successives entre le gouvernement colombien et les FARC n’ont jamais eu de signification réelle parce qu’elles n’ont aucun véritable agenda (…) » mais ailleurs on peut lire qu’il est « raisonnable de supposer que quand elles parviendront au pouvoir, si elles y parviennent, leur système de gouvernement sera totalitaire (…) », ça va sans dire. Bref, non seulement les FARC-EP n’ont pas d’idées mais en plus elles ont de mauvaises idées. Ce document donne les linéaments stratégiques du clan Bush vis-à-vis de l’Amérique latine et les orientations pour le travail de propagande. C’est donc naturellement cette présentation, binaire et bancale, qui est le plus souvent reprise dans le dispositif culturel dominant. Précisons que les FARC-EP ont un programme et une proposition politique : c’est la Plateforme en dix points pour un Gouvernement de Réconciliation et de Reconstruction Nationale rendue publique en 1993.

Qualifiées en octobre 2001 par Francis X. Taylor -alors coordinateur du Bureau antiterroriste du département d’État des États-Unis- comme « le groupe terroriste international le plus dangereux basé dans notre hémisphère », les FARC-EP ont toujours manifesté leur solidarité avec Cuba socialiste, avec le Venezuela bolivarien, aujourd’hui avec la Bolivie émancipée, et avec la gauche latino-américaine de façon générale. Les FARC-EP ont des relations fraternelles avec les organisations qui partagent leurs idéaux et leurs principes, comme le FPLP palestinien, et des relations amicales avec l’ensemble du mouvement anti-impérialiste.

Le discrédit du gouvernement Uribe Vélez

Chávez entre en scène à un moment bien particulier de la vie socio-politique colombienne. Le thème de l’Échange humanitaire est de plus en plus présent dans le débat public, notamment de par la mobilisation des familles, mais aussi par les prises de positions, favorables, il y a quelques mois, de quatre ex-présidents colombiens, déjà signe d’un changement de climat. La tendance au renforcement de la clameur citoyenne pour la réalisation de l’Échange complique le discours uribiste qui voudrait faire porter à la guérilla la responsabilité de l’impasse sur cette question.

Le mois passé le professeur Gustavo Moncayo a attiré l’attention en effectuant une grande marche à travers le pays pour donner de l’écho à la cause des séquestrés. Arrivé à Bogotá le professeur Moncayo a pris la parole sur la Place Bolívar devant un public en rien sympathisant de la guérilla, puis, lorsque le président Uribe Vélez s’est adressé au même public il a été hué et quelques adjectifs colorés lui ont été lancés. Un rassemblement qui en d’autres temps aurait été l’occasion d’alimenter la propagande anti-guérilla a tourné à la déconvenue d’Uribe Vélez et des tenants de l’intransigeance. La distance s’est accentuée entre ceux qui sont intéressés par la propagande et ceux qui ont des objectifs concrets -la libération de leurs proches- et sont donc plus pragmatiques. Le vent tourne.

De plus, l’image du régime d’Uribe Vélez se trouve gravement endommagée. Bien des choses que l’on pouvait savoir depuis longtemps, mais qui n’étaient guère commentées dans le cadre du dispositif culturel dominant, s’étalent aujourd’hui sur la place publique. Le pacte qui liait le gouvernement Uribe Vélez et les paramilitaires a été brisé à la suite de zigzags hasardeux dans le système judiciaire. Les paramilitaires qui devaient logiquement être blanchis se considèrent floués, et donc parlent. Uribe Vélez est un représentant de la néo-bourgeoisie enrichie dans le narcotrafic. Bien des proches d’Uribe Vélez, amis politiques, membres du gouvernement, se trouvent aujourd’hui en prison ou en fuite.

On ne peut plus cacher, quoi qu’en disent d’étranges intellectuels de cour, que l’armée colombienne a organisé et maintenu les escadrons de la mort paramilitaires. La nécessité de donner des gages, y compris vis-à-vis de certains secteurs démocrates aux États-Unis qui se prennent à gronder publiquement Uribe Vélez, conduit à certains remaniements dans l’armée, ce qui naturellement provoque une crise de confiance dans l’institution.

Pourquoi la lutte armée ?

La répression de l’armée et des escadrons de la mort paramilitaires a en effet marqué la société colombienne. À la fin des années 1980 un génocide politique comme on en a peu vu s’est produit en Colombie, accompagné du silence de rigueur du dispositif culturel dominant. Un rassemblement politique de gauche, l’Union patriotique, a été supprimé physiquement : ses deux candidats présidentiels, Jaime Pardo Leal et Bernardo Jaramillo, ses élus à tous les niveaux, et des milliers de militants ont été assassinés l’un après l’autre avec une persistance méticuleuse. [1]

Durant les années 1990 les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie-Armée du Peuple, vieille guérilla paysanne commandée par le légendaire Manuel Marulanda, ont dû absorber des centaines de militants fuyant le génocide entre traumatisme et fureur. Combien de jeunes garçons, aujourd’hui guérilleros intraitables, ont vu leurs parents disparaître dans les tourbillons de la répression ? Le massacre des dignes et limpides militants de l’Union patriotique ne pouvait se produire sans conséquences – ce serait mal connaître le peuple colombien. La fraternité entre les paysans vétérans de la résistance héroïque de Marquetalia et les militants issus du mouvement populaire urbain a alors été revivifiée.

Voilà le facteur principal de la puissance des FARC-EP aujourd’hui – on ne saurait cacher la lumière du soleil avec quelque doigt que ce fût. Jorge Enrique Botero rappelle par exemple incidemment que Raúl Reyes a travaillé chez Nestlé et qu’il a été dirigeant communiste dans le département du Caquetá. Autre exemple : Simón Trinidad, jeune cadre en vue dans la banque, garçon d’origine huppée, lecteur passionné de l’œuvre de Simón Bolívar, était devenu militant de l’Union patriotique, avant de devoir rejoindre le maquis pour échapper au massacre.

Une guérilla invincible

En 1996 les FARC-EP ont pris la grande base militaire de Las Delicias dans le sud du pays, faisant alors la bagatelle de 67 prisonniers. Ces derniers ont été libérés l’année suivante, remis au président Samper qui avait à cette fin accepté de démilitariser brièvement la municipalité de Cartagena del Chairá dans le département du Caquetá.

En décembre 1997 la guérilla a pris dans le sud du pays le Cerro de Patascoy, sommet qui s’élève à 4200 mètres et où se trouvait l’une des plus importantes bases de communication de l’armée. Une quarantaine de guérilleros, soutenus par une arrière-garde de quelque 100 compañeros, ont remporté une victoire totale sur les 34 militaires qui gardaient la base. Les guérilleros étaient venus des régions tropicales, où la température est toujours aux alentours de 30 degrés, pour remporter une surprenante victoire juste avant Noël sur un sommet où la température n’est jamais loin de 0 degrés. Les guérilleros transis ont pu se retirer sans dommage avant que l’aviation n’ait le temps d’intervenir.

Ce n’est donc pas complètement par hasard que la diplomatie états-unienne a rapidement voulu rencontrer les FARC-EP. En décembre 1998 le responsable de la Commission Internationale des FARC-EP Raúl Reyes a rencontré au Costa Rica Philip Chicola, responsable de la région andine au département d’État des États-Unis. Rencontre sans lendemain, certes, mais le régime états-unien fait preuve d’un toupet stupéfiant quand il se permet de stigmatiser d’autres gouvernements qui acceptent de rencontrer officiellement des représentants de la guérilla colombienne.

Négociations et libérations unilatérales

En 1998 le président Andrés Pastrana avait annoncé qu’il souhaitait entrer en négociation avec les FARC-EP. Les FARC-EP pour engager le Processus de Paix avaient réclamé la démilitarisation de cinq municipalités rurales dans le sud du pays. Les commentateurs du dispositif culturel dominant avaient aussitôt jugé cette demande extravagante. Les municipalités de San Vicente del Caguán (dans le département du Caquetá), Vistahermosa, La Macarena, Uribe et Mesetas (ces quatre dernières dans le département du Meta) ont néanmoins bien été démilitarisées, soit une région d’environ 42 000 kilomètres carrés – cinq fois la Corse. Le Processus de Paix a donc commencé en janvier 1999 dans cette région qu’on a pris l’habitude d’appeler le Caguán.

Ce Processus de Paix entre Andrés Pastrana et les FARC-EP avait ses ennemis, plus ou moins déclarés, au sein de l’oligarchie colombienne. Les positions de départ étaient assez distantes : le gouvernement souhaitait une pacification sans concession politique ; les FARC-EP voulaient des changements politiques substantiels, ou pour le moins des signes clairs d’une réorientation de la politique de l’État sur des questions aussi élémentaires que le paramilitarisme, les richesses nationales, la répartition de la terre, etc. Malgré les difficultés et les réticences à aborder les questions politiques, la bonne volonté commune quant à la nécessité de l’humanisation du conflit maintenait le contact, et l’espoir…

En juin 2001, geste concret quant à l’humanisation de la guerre, et porte ouverte à la réconciliation des Colombiens, les FARC-EP ont libéré de façon unilatérale 242 militaires ou policiers. Ils étaient pour la plupart détenus depuis les retentissantes batailles de la fin des années 1990, c’est-à-dire depuis plusieurs années. La guérilla a cependant gardé en détention, séquestrés selon le langage du dispositif culturel dominant, les officiers militaires. Le fils du professeur Moncayo, officier fait prisonnier au Cerro de Patascoy en décembre 1997, n’a donc pas été libéré. Le dirigeant des FARC-EP Jorge Briceño (« el Mono Jojoy ») fit alors savoir que les FARC-EP avait pris la décision de capturer des membres de l’oligarchie, à seule fin d’infléchir se perception de la question de l’Échange humanitaire.

En février 2002 le gouvernement Pastrana, en bout de course, sans résultat concret, harcelé par les courants bellicistes au sein de l’armée, mit brutalement un terme au Processus de Paix. Aussitôt la Zone démilitarisée du Caguán fut intensément bombardée pendant de longues heures. Les guérilleros, vieille habitude, se sont cependant dispersés sans dommage notable.

Quelques mois plus tard Uribe Vélez est porté au pouvoir par les secteurs qui rejettent radicalement le Processus de Paix et qui préconisent la victoire militaire contre les FARC-EP.

Deux départements pour le Processus de Paix

Le 15 mai 2002, soit moins de trois mois après la brutale rupture de février 2002, les FARC-EP émettent un communiqué officiel dans lequel sont précisées les trois conditions pour la reprise du Processus de Paix : 1) les départements de Caquetá et Putumayo seront démilitarisés ; 2) les personnes représentant officiellement l’État et le gouvernement s’abstiendront d’employer les termes de « terroristes » et de « narcoterroristes » pour parler des FARC-EP ; et, 3) la politique gouvernementale sera clairement orientée vers l’élimination du paramilitarisme. Ce communiqué, qui n’a été ni remplacé ni modifié, garde toute sa validité. Le Caquetá fait presque 89 000 kilomètres carrés et le Putumayo fait un peu moins de 25 000 kilomètres carrés ; il s’agit donc de près de 115 000 kilomètres carrés (un peu plus grand que la Bulgarie) demandés pour la reprise du Processus de Paix. Ce territoire a de plus la caractéristique particulière de se trouver sur une longue zone frontalière au sud du pays, ce qui serait une nouveauté dans l’histoire des Processus de Paix en Colombie. Cette demande est bien entendu jugée extravagante par le dispositif culturel dominant – dans les cas où le sujet ne peut être évité, s’entende, parce que le plus courant en l’affaire c’est la loi du silence.

Deux municipalités pour l’Échange humanitaire

En mai 2003, soit l’année suivante, les FARC-EP font connaître à l’opinion publique les noms des trois guérilleros officiellement chargés de l’Échange humanitaire : Carlos Antonio Lozada, Simón Trinidad et Domingo Biojó. El Tiempo, le seul quotidien de dimension nationale, le 3 mai 2003, explique que Domingo Biojó avait été chargé de la question des Négritudes durant le Processus de Paix achevé l’année antérieure. Carlos Antonio Lozada avait été lui responsable de la guérilla urbaine à Bogotá et, toujours selon le quotidien unique El Tiempo, sa présence dans ce trio de contact doit être comprise comme le « quota » de « Jojoy », sans toutefois préciser quels quotas représentent Domingo Biojó et Simón Trinidad.

En janvier 2004, Simón Trinidad est capturé à Quito, en Équateur, où il réalisait des contacts propres au rôle qui était le sien. Il est aussitôt transféré en Colombie, hors de toute légalité, avec dans le meilleur des cas la complaisance du gouvernement de Lucio Gutiérrez. Telle est la réponse d’Uribe Vélez à la proposition publique faite par les FARC-EP. Cela n’est pas pour construire la confiance.

En septembre 2004 les FARC-EP demandent la démilitarisation de San Vicente del Caguán et de Cartagena del Chairá, deux municipalités rurales du département du Caquetá, une zone d’environ 31 000 kilomètres carrés pour la réalisation de l’Échange humanitaire. L’armée oligarchique prétend que cette demande des FARC-EP est déloyale parce que c’est dans ces deux municipalités justement que se déroule le gros de la confrontation dans le cadre du Plan « Patriota », étape du Plan Colombie, étape peu originale en cela qu’elle doit être la énième offensive finale contre les rebelles. La guérilla est donc accusée de vouloir obtenir un avantage militaire en effectuant un odieux chantage basé sur la sécurité des personnes séquestrées. Le vice-président Santos, membre de la famille propriétaire du quotidien unique El Tiempo, déclare aussitôt qu’aucune zone démilitarisée n’est nécessaire pour réaliser un Échange humanitaire, et que « ce qu’il faut c’est de la volonté et nous pensons que les FARC n’en ont pas ».

Début décembre 2004, dans un geste de bonne volonté, signal d’une flexibilité constructive, les FARC-EP demandent alors que soient démilitarisées les municipalités de Pradera (403 kilomètres carrés) et Florida (395 kilomètres carrés). Ces deux municipalités rurales, 800 kilomètres carrés en tout, proposées pour servir de théâtre à l’Échange humanitaire, se trouvent dans le département du Valle del Cauca dont le gouverneur Angelino Garzón est réputé pragmatique et constructif en la matière. Cette proposition remplace la proposition antérieure qui portait sur San Vicente del Caguán et Cartagena del Chairá, mais non la demande de démilitarisation des départements de Caquetá et Putumayo pour la reprise du Processus de Paix. La zone démilitarisée dans les municipalités de Pradera et de Florida, dans le Valle del Cauca, serait près de 40 fois mois étendue que la zone de San Vicente del Caguán et Cartagena del Chairá.

Le périmètre de la zone démilitarisée de Pradera et Florida, certainement le facteur le plus important pour la réalisation de ce genre d’opération, serait environ trois fois inférieur à celui de la première proposition. Ce qui importe pour les guérilleros, dans le cas d’une zone démilitarisée, c’est de pouvoir y accéder sans s’offrir en cibles sur plateau d’argent ; et les forces armées ne manqueraient pas de tisser un dispositif militaire sur le périmètre de la zone démilitarisée (dans le meilleur des cas). Alors qu’elle ne demandait la démilitarisation que pour trois jours dans le premier cas, la guérilla demande une période de plusieurs semaines dans le cas de la zone de Pradera et Florida, le déplacement des personnes retenues étant nécessairement une procédure complexe. Cette période doit en plus permettre la dispersion des guérilleros libérés ; certains prisonniers depuis de longues années sont assez diminués quant aux capacités de déplacement.

Vers un dénouement ?

La guerre colombienne entre l’armée et la guérilla a parfois été décrite comme une guerre de paysans pauvres contre des paysans pauvres, ce qui pourrait bien expliquer l’insensibilité et l’intransigeance de l’oligarchie colombienne sur la question de l’Échange de prisonniers. Les gens de la haute société colombienne savent au demeurant se montrer pragmatiques lorsque l’un des leur vient à se trouver dans une situation inconfortable. Ainsi, exemple parmi tant d’autres, lorsque le frère du président César Gaviria, Juan Carlos Gaviria, avait été séquestré par le groupe Jega en 1996, les démarches pour la négociation avaient instantanément démarré au plus haut niveau.

Presque toutes les guerres ont donné lieu à des échanges de prisonniers, et y compris en Colombie il existe en effet une riche expérience de ce genre de démarche. Tout ce qui est nécessaire c’est un minimum de volonté et la construction de mécanismes sûrs et loyaux à même de donner confiance aux deux protagonistes qui se trouvent par ailleurs dans une situation de confrontation militaire.

Les FARC-EP, qui détiennent moins de cinquante personnes -la plupart sont des officiers militaires-, demandent la libération de plusieurs centaines de guérilleros et militants injustement emprisonnés. D’aucuns se scandalisent de ce cas manifeste d’Échange inégal. Il est courant dans les conflits que la disproportion des forces militaires en présence se reflète au moment des échanges de prisonniers, un officier israélien contre plusieurs dizaines de résistants palestiniens ou libanais, par exemple – même s’il est au demeurant vrai que dans le cas colombien les forces en confrontation tendent à s’équilibrer à mesure que les années passent.

Les FARC-EP détiennent aussi trois citoyens états-uniens, capturés le 13 février 2003, quand leur avion est tombé dans le département du Caquetá. Le 26 février 2003 le holding états-unien Northrop Grumman Corporation a déclaré que ces trois personnes capturées travaillaient pour l’entreprise California Microwave Systems, entreprise spécialisée dans l’installation de senseurs et de radars pour la surveillance aérienne. Cette entreprise agit en Colombie en vertu d’un contrat qui la lie au Département de la Défense des États-Unis, a fait savoir le Commandement sud (SouthCom) de l’armée des États-Unis, responsable des opérations en Colombie. Selon les informations apportées par le quotidien The Baltimore Sun, le 27 février 2003, ni l’entreprise ni le Pentagone n’ont souhaité offrir davantage de commentaires quant à la nature des activités de l’entreprise en Colombie. Évidemment le dispositif culturel dominant considère ces trois personnes comme des séquestrés victimes de l’arbitraire et de l’inhumanité des guérilleros. En 2002, un Français, Pierre Galipon, et deux Canadiens avaient été détenus par les FARC-EP dans le sud de la Colombie. Vérification faite, les trois personnes avaient été libérées le 30 juillet 2002. Le dispositif culturel dominant n’avait guère donné d’écho à cette affaire : le Français racontait qu’il avait été très bien traité, que leurs biens leur avaient été rendus, etc.

L’oligarchie colombienne entravait par tous les moyens possibles les avancées qui pouvaient se produire sur le thème de l’Échange de prisonniers. Au début du gouvernement Uribe Vélez toute idée de zone démilitarisée était proscrite et l’antienne uribiste était : « En Colombie il n’y a pas de conflit, il y a des terroristes et nous luttons contre le terrorisme, comme le font nos amis dans le monde… » Pour signaler son refus de l’Échange humanitaire Uribe Vélez est allé jusqu’à déporter aux États-Unis le guérillero Simón Trinidad, capturé à Quito en janvier 2004, et qui était l’un des trois porte-parole désignés par la guérilla pour réaliser les contacts nécessaires à l’Échange humanitaire.

Or le temps passe et la victoire ne vient pas. La guérilla a aujourd’hui achevé son déploiement stratégique sur l’ensemble du territoire colombien et il est donc très difficile, à qui veut conserver quelque crédibilité, de parler d’une bande de terroristes débandés. La confrontation militaire pourrait s’éterniser encore pendant de longues années faute d’un retour au Processus de Paix qui donnerait une issue négociée au conflit colombien. Même s’il s’agit de deux procédures clairement distinctes, la réalisation de l’Échange peut être une étape vers la reprise du Processus de Paix souhaité par tous.

Les arguments d’Uribe Vélez pour refuser l’Échange humanitaire ont l’un après l’autre été pulvérisés par la réalité et l’entrée en scène du président Chávez est venue donner un souffle nouveau aux défenseurs de l’Échange. Uribe Vélez n’a certainement pas changé de point de vue – mais le fait est qu’il cède. Nous ne sommes plus à l’époque ou celui qui se voyait déjà comme le Sharon des Andes allait faire enlever à Caracas, en plein jour, un membre de la Commission Internationale des FARC-EP. Le fait qu’Uribe Vélez soit contraint de donner son feu vert à Chávez est aussi, au-delà de la question de l’Échange de prisonniers, le signe que le camp progressiste prend le dessus dans la région. Imaginons le cœur des Palestiniens quand les États-Unis ne pourront plus s’imposer comme médiateur entre eux et Israël. On ne peut pas dire que Jérusalem la Sainte soit en vue mais, sans doute, on avance.

Le président Chávez, qui a souvent montré sa patience, dispose aussi d’une qualité nécessaire ici : il sait hiérarchiser les problèmes, délaisser ce qui n’est que l’écume décorative de la vie et appréhender sincèrement, concrètement, la profondeur des choses.

Contre-culture – Cinéma :

Il est possible de connaître un peu de la réalité socio-politique des FARC-EP en regardant un film, objectif et réaliste, qui raconte l’histoire d’une jeune colombienne qui entre dans la guérilla. La guerrillera novice Isabel est accueillie par un commandant de l’Armée du Peuple et commence à côtoyer ses jeunes camarades. Le film (1h14, septembre 2005) est en espagnol sous-titré en anglais. Accès direct sur le site de l’hebdomadaire du Parti communiste vénézuélien : www.tribuna-popular.org

Numancia Martínez Poggi

[1] N.d.l.r. En 1984, des négociations de paix entre les FARC et le président conservateur Belisario Betancur avaient donné une année à la guérilla pour abandonner la lutte armée, créer un parti politique et réintégrer la vie démocratique. De là était née l’Union Patriotique, avec les FARC, le Parti communiste et des forces de gauche, dont les résultats électoraux ont été prometteurs au plan local. Cependant, dans la période suivante, 3000 à 4000 membres de ce parti ont été assassinés. Il faut garder cet épisode en mémoire pour comprendre la méfiance et la dureté des FARC dans les négociations. Il faut rappeler aussi qu’entre 1987 et 1992, quatre candidats présidentiels ont été tués par les paramilitaires….

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