Colombie : Uribe, fraudes électorales, paramilitaires et mafia

Elections truquées, Etat infiltré par les paramilitaires et les « narcos », assassinats de militants, plan pour renverser Chávez… les accusations d’un ancien des services secrets mettent le président en difficulté.

Le Courrier de Genève, jeudi 13 avril 2006.

Colombie : Alvaro Uribe affronte sa pire crise à six semaines du scrutin, par Benito Perez.

« Le plus grave scandale vécu par la Colombie depuis l’affaire Samper [1]. » Depuis presque deux semaines, l’hebdomadaire colombien Semana suivi de ses confrères font souffler un vent de tempête sur le gouvernement d’Alvaro Uribe. Alors que le président pensait voguer vers une tranquille réélection le 28 mai prochain, un ancien cadre des services secrets s’est mis à table, dépeignant un Etat infiltré par les paramilitaires et la mafia. Nerveux, le président a nié en bloc, s’attaquant durement à une presse « frivole » et « irresponsable ».

Rafael García, qui fut jusqu’en 2004 directeur informatique du Département administratif de sécurité (DAS), affirme notamment que Jorge Noguera, chef de ce service de renseignement directement rattaché à la présidence, a rencontré d’importants leaders paramilitaires et des opposants vénézuéliens, afin de concocter un « plan de déstabilisation » du gouvernement d’Hugo Chávez. Selon M. García, six ministres d’Uribe étaient au courant de cette manoeuvre qui pourrait être à l’origine de l’assassinat du juge vénézuélien Danilo Anderson en 2004 (lire ci-dessous).

300 000 voix détournées

Plus grave encore, M. García aurait eu connaissance d’une liste de syndicalistes et d’intellectuels livrée par le DAS aux milices d’extrême droite. Certaines des personnes citées sur ce document ont été assassinées depuis ou ont dû s’exiler. Dans un cas au moins – celui de l’universitaire pacifiste Andrea Correa de Andreis – le DAS aurait lui même exécuté la cible.

Et ce n’est pas tout ! Depuis sa cellule – il est détenu pour avoir effacé des mafieux des listes du DAS – M. García raconte comment les services secrets ont appuyé, en 2002, des fraudes électorales massives. Ingénieux, le système de triche aurait été utilisé pour les législatives puis pour la présidentielle. Selon M. García, il consistait en l’achat frauduleux de listes électorales – en principe secrètes – qui étaient ensuite insérées dans un programme informatique permettant de repérer les abstentionnistes de chaque local de vote. En fin de scrutin, avec la complicité de jurés, les bulletins non utilisés étaient versés aux favoris des paramilitaires. Charge aux miliciens d’intimider un maximum de Colombiens pour qu’ils renoncent à se rendre aux urnes et grossir ainsi les rangs des faux électeurs.

A en croire M. García, pas moins de trois cent mille voix auraient été détournées lors du scrutin présidentiel en faveur d’Alvaro Uribe. L’ancien fonctionnaire affirme en outre que son élection doit beaucoup au soutien financier et pratique de « nombreuses personnes liées au trafic de drogue ». Il cite notamment Nestor Caro, un actif supporter du président soupçonné d’appartenir au cartel de Casanare.

Services secrets pour amis

Enfin, M. García affirme que son supérieur et ancien ami Noguera entretenait des liens constants avec « Jorge 40 », alias Rodrigo Tovar, un narco-paramilitaire recherché par Washington. Le chef des services secrets lui aurait notamment livré des renseignements sensibles, ainsi qu’à un second groupe armé et au « narco » Diego Montoya… Une proximité d’autant plus troublante que « Jorge 40 » a pu retourner librement à la vie civile grâce au « plan de paix » et de démobilisation impulsé par le président et ratifié par le Congrès… « Jorge Noguera était le Montesinos d’Alvaro Uribe », résume Rafael García, en référence à l’éminence grise de l’ex-président péruvien Fujimori [2]. Une sentence en forme de menace à peine voilée. Car l’ex-cadre du DAS assure n’avoir pas tout dit, exigeant une protection policière pour ses proches avant d’ouvrir (ou de refermer ?) les vannes…

La presse confirme

On le devine, ces accusations ont fait l’effet d’une bombe en pleine campagne électorale. D’autant que la presse colombienne, pas toujours très curieuse, a pris cette fois l’affaire au sérieux. Semana affirme ainsi avoir pu vérifier sur le terrain nombre d’accusations portées par l’ex-fonctionnaire.

Les révélations de la presse font d’autant plus mal qu’en octobre 2005, des accusations de vente d’informations secrètes à des paramilitaires avaient déjà ébranlé le DAS. Alvaro Uribe s’était alors contenté de retirer la direction des services à Jorge Noguera sans pour autant désavouer son lieutenant qui se voyait offrir le consulat de Milan ! Dès les premières déclarations de M. García, la même ligne de défense a été reconduite. Montant aux barricades, le président a disqualifié les propos d’« un détenu qui cherche à obtenir des bénéfices juridiques ». Sentant la pression monter, il rappelait toutefois d’urgence Jorge Noguera d’Italie pour qu’il vienne « s’expliquer ». Mardi, il contre-attaquait encore, s’en prenant cette fois aux journalistes « qui passent leur temps à pester (despotricar, ndlr) contre tout » et mènent campagne « con re les institutions démocratiques ».

Une tirade à la Berlusconi qui démontre l’embarras croissant d’Alvaro Uribe, jouant sa réélection sur son image d’homme de fer capable de résister aux groupes armés illégaux… Ses adversaires n’ont d’ailleurs pas hésité longtemps à s’engouffrer dans la faille. Parlant d’un« Etat délinquant », le leader du Mouvement pour la réconciliation Alvaro Leyva a même réclamé la démission de M. Uribe. Plus prudent, le libéral Horacio Serpa, principal adversaire du président, a noté qu’il était « difficile de croire » que les sombres manoeuvres du DAS n’aient été que des « initiatives personnelles ».

Etat criminel ou pommes pourries ?

Toutefois, au vu du peu d’empressement de la justice à enquêter, l’impact réel du scandale demeure incertain. Mais si d’autres acteurs devenaient aussi bavards, le coup porté à la crédibilité de la démocratie colombienne – souvent décriée par le mouvement social – serait massif. « Dans cette affaire, il ne s’agit plus de quelques fonctionnaires qui nagent en eaux sales ou de simples pommes pourries. Ce sont d’abondants indices que le plus important service d’intelligence du pays a été capturé par des criminels », relève l’éditorialiste de Semana. Avant de s’interroger sur « qui assumera la responsabilité politique du pire scandale de l’histoire du DAS ? » .BPZ

Qui a assassiné le Procureur Danilo Anderson ?

Mai 2004. La police vénézuélienne pénètre dans un ranch de la périphérie de Caracas appartenant à un riche opposant et arrête plus d’une centaine de Colombiens1. Selon les enquêteurs, ces hommes devaient attaquer une garnison dans le cadre plus vaste d’une offensive visant à renverser Hugo Chávez.

Cinq mois plus tard, le procureur vénézuélien Danilo Anderson, chargé de l’enquête sur le putsch manqué de 2002, meurt dans l’explosion de sa voiture.

Le point commun entre ces deux affaires ? L’implication supposée des groupes armés colombiens d’extrême droite. Selon le témoignage de Giovanni Vázquez, un ancien agent du DAS infiltré au sein des paramilitaires et actuellement détenu en Colombie, les paramilitaires auraient préparé l’assassinat de M. Anderson, en collaboration avec un groupe d’antichavistes.

On comprend dès lors pourquoi le procureur Isaías Rodríguez, chargé de l’affaire, tente activement de rapatrier Giovanni Vázquez vers le Venezuela.

Ainsi, désormais, que Rafael García. Car si l’ancien responsable informatique du DAS assure n’avoir pas eu vent du projet d’assassinat de M. Anderson, il affirme que les services colombiens ont participé à l’élaboration d’un plan de meurtres de personnalités vénézuéliennes, dont le propre président Chávez. Mieux, selon García, six ministres colombiens étaient au courant du projet !

Quant à ses maîtres d’oeuvre, ils n’étaient autres que l’inévitable Jorge Noguera et son compère paramilitaire « Jorge 40 », dont la milice contrôle justement la zone frontalière. Une complicité qui permet de mieux saisir comment une centaine d’hommes armés ont pu franchir sans coup férir l’une des frontières les mieux contrôlées du continent.

Depuis l’éclatement de l’affaire – et contrairement à ses habitudes -, Hugo Chávez est resté très discret, ménageant son important voisin. Mardi, le vice-président José Vicente Rangel a toutefois réclamé des « éclaircissements » à Bogotá. De son côté, le Parlement vénézuélien a annoncé l’envoi d’une commission d’enquête en Colombie.

Benito Perez

Le Courrier www.lecourrier.ch

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