« Chávez a compris que la critique est nécessaire à la révolution »

Interview de Thierry Deronne, vice-président de Tele Vive (Venezuela)

Source : Le Courrier.ch Paru le Mardi 25 Avril 2006

Solidarité MÉDIAS AU VENEZUELA – La chaîne nationale culturelle et éducative Vive TV fait partie de ces nouveaux médias participatifs en pleine expansion au Venezuela. Rencontre avec son vice-président, le Belge Thierry Deronne.

Etonnante trajectoire que celle de Thierry Deronne. Happé par le continent sud-américain depuis les années 1980, ce journaliste belge a d’abord vécu au Nicaragua, avant de s’installer il y a onze ans au Venezuela. Auteur notamment du Passage des Andes, un documentaire sur le processus bolivarien, M. Deronne est aujourd’hui vice-président de la chaîne citoyenne Vive. Ce canal télévisuel a été créé en novembre 2003 comme un espace médiatique participatif et national. Bien que rattachée au service public, Vive s’inspire dans son fonctionnement des expériences associatives décentralisées qui fleurissent dans le pays. Lui-même est issu de la chaîne communautaire de Maracay, Teletambores. Pour Le Courrier, Thierry Deronne évoque ces médias d’un genre nouveau, leur rôle dans la transformation du pays, et la liberté de parole que ceux-ci gardent, selon lui, vis-à-vis de l’action du gouvernement.

Le Courrier : Les médias associatifs se multiplient au Venezuela, comment expliquer un tel essor ?

Thierry Deronne : Jusqu’il y a trois-quatre ans, les médias privés exerçaient un véritable monopole au Venezuela. Ils nous vendaient un mode de vie très américain, auquel 80% de la population ne pouvait s’identifier car l’information délivrée ne reflétait pas ce que les gens vivaient. Le peuple vénézuélien a toujours été très rebelle, et à un moment, la majorité a fini par occuper l’espace qu’elle méritait. C’est le premier pays qui apporte ainsi une réponse au problème médiatique. Nous avons l’avantage d’avoir un appui de l’Etat en terme de légalisation du cadre associatif. Cette loi se traduit à travers la formation permanente de groupes de production parmi les citoyens, la séparation message/média, ou des conditions précises concernant la diffusion de la publicité.

La position des médias dominants pendant la tentative de coup d’Etat de 2001 a-t-elle été le détonateur de cette prise de conscience ?

Non, les médias associatifs avaient déjà un cadre législatif et constitutionnel. Mais pendant le coup d’Etat, ceux-ci ont continué d’informer et ont acquis une nouvelle aura. Durant cette période, ils ont eu la possibilité de faire valoir un autre point de vue que les médias privés, majoritaires et opposés à Chavez. Les médias associatifs ont montré qu’ils étaient les plus aptes à résister. Aujourd’hui, on en dénombre entre 300 et 400, légalisés et qui fonctionnent avec des appuis de l’Etat, mais sur lesquels, j’insiste, celui-ci n’a pas de contrôle idéologique.

Dans cette émulation, Vive tient une place particulière, en étant accessible à 80% de la population. Qu’est-ce qui différencie un tel support des médias « traditionnels » ?

Premièrement, il n’y a pas de division du travail. On applique le concept de la formation permanente du personnel. Par exemple, les gens de la sécurité ou du nettoyage peuvent devenir cadreurs. Chacun peut assumer ses envies. On arrive à casser le schéma dominant du travail. Vive ne pourrait parler de démocratie participative si elle ne l’appliquait pas elle-même. Deuxièmement, les mouvements sociaux sont présents et constituent un organe de décision. Par exemple, les paysans ont réagi à notre traitement de la réforme agraire. Nous avions évoqué le problème des grands propriétaires, mais ils souhaitaient que l’on insiste d’avantage sur la manière dont ils avaient repris possession de terres et mis en valeur celles-ci. On a pris en compte leur réflexion. A Vive, les gens participent à la conception des sujets et se reconnaissent en eux.

De quelle autonomie dispose Vive pour critiquer les institutions et l’action de l’Etat ?

Lors de la création de Vive, Blanca Eekhout, la présidente de la chaîne, avait interrogé Chávez en lui demandant jusqu’où elle pouvait aller. Celui-ci a répondu par une boutade, en lui affirmant qu’il y avait besoin de critiques mais que si l’une d’elles pouvait faire tomber son gouvernement, il lui demandait juste de le prévenir une heure avant. Il y a bien sûr dans ces propos une pointe d’humour, mais cela veut surtout dire que, selon lui, la critique est nécessaire à la révolution. Chávez est un expert en judo, qui a compris qu’on peut compter sur la puissance d’un mouvement social pour faire avancer les choses. C’est son concept de « démocratie révolutionnaire ». Après, s’il y a une tentative de contrôle, on a l’arme de la constitution. Il n’y a jamais eu autant de liberté dans les médias associatifs et publics qu’au Venezuela. Non seulement on peut dénoncer la corruption mais aussi critiquer des politiques en général.

On a dû mal à concevoir qu’une chaîne financée en totalité sur des fonds publics n’ait jamais de pression de la part des autorités…

Il y a des tensions avec certains secteurs de l’Etat, parfois des ministres, parfois des députés. Mais nous devons ramener l’Etat à son devoir de prendre en compte l’avis des gens. Je citerais deux exemples. Le premier concerne des indigènes dont nous nous sommes faits les porte-voix. Ceux-ci protestaient contre l’exploitation du charbon sur leurs terres1. A la suite du traitement de cette affaire, Blanca Eekhout a reçu des coups de fils. Ce problème précis suscite des positions diverses dans le gouvernement. Cela montre la lutte entre le vieil et le nouvel Etat. Vive, c’est le nouvel Etat qui est en train de se construire. On y retrouve la volonté de Chávez de bouger les vieilles structures. On agit pour faire valoir les voix de l’intérieur, et l’on renforce ainsi les courants révolutionnaires. Un autre exemple est celui de la répression de paysans par des représentants de la garde nationale soudoyés par des grands propriétaires terriens. Chávez a vu le reportage que nous y avons consacré, et a fait mener une enquête. A la suite de celle-ci, le général responsable a été destitué. C’est d’autant plus significatif que Chávez est militaire.

Mais vis-à-vis d’Hugo Chavez même, la critique est-elle possible ?

Mais les gens n’ont aucun problème à critiquer les politiques et ne tombent pas dans le culte de la personnalité de Chávez ! Même lors des manifestations contre le coup d’Etat, les gens ont avant tout défendu un processus, une Constitution. Il serait bon que des « intellectuels de gauche » qui nous répètent « oui, oui mais on nous disait la même chose sur Cuba, et puis ces militaires tout de même, etc. » enquêtent sur l’immense arsenal de la démocratie participative mis en oeuvre en six ans de gouvernement Chávez.

Ces médias ne dépendent-ils pas de la présence de Chávez ? Que se passerait-il en cas d’alternance ?

S’il y a un changement de régime, il faudrait un changement de Constitution. A moins d’un coup de force, je doute très fort que la population vénézuélienne laisse faire. Quelque part, le génie est sorti de la bouteille.

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