Cauchemar grec pour les sans-papiers mineurs

Parmi les migrants retenus contre leur volonté dans une Grèce devenue la zone tampon de l’Europe forteresse, une catégorie se révèle particulièrement précaire : celle des enfants non accompagnés. Témoignage et analyse.

 
A l’entrée de Makrinitsa, petit village perché au flanc du mont Pélion (Magnésie, centre-est de la Grèce), le panorama offert laisse rêveur : l’immense baie azurée du golfe Pagasétique ouverte sur la mer Egée, les toits grisâtres de la ville portuaire de Volos, les imposantes montagnes escarpées clairsemées de forêts – dans lesquelles auraient vécu les légendaires centaures – et les collines semi-désertiques qui s’étendent à perte de vue s’articulent dans une harmonie qui invite à la contemplation sereine. La splendeur mythique du Pélion contraste cependant avec une autre réalité : celle de la vie quotidienne de la trentaine d’occupants d’une demeure située en contrebas, tous immigrés âgés de 12 à 18 ans.

En dépit de l’emplacement idéal de la bâtisse, en fait un foyer géré par l’association humanitaire grecque Arsis, bien rares sont les pensionnaires à s’extasier devant les charmes des campagnes helléniques. Et pour cause : ce pays qui ne devait être qu’un point de passage vers l’eldorado européen est devenu pour beaucoup une prison à ciel ouvert. Si peu partagent la langue ou le pays d’origine, tous ont en commun d’être venus sans parents, souvent dans l’idée de rejoindre des proches en Europe. Arrêtés par la police après une périlleuse traversée de la frontière gréco-turque, les migrants mineurs isolés sont ensuite relâchés – la loi grecque interdisant les expulsions de mineurs non accompagnés de leur famille – ou envoyés dans des structures d’accueil comme le foyer de Makrinitsa.

En les recueillant, Arsis, basée à Thessalonique, entend favoriser l’autonomie et l’intégration des mineurs. Vaste tâche, quand on les sait résider contre leur volonté dans ce pays bien loin de l’idée qu’ils se faisaient du rêve européen. « Il est difficile de promouvoir l’intégration quand on sait qu’aucun d’entre eux ne désire réellement rester en Grèce. Beaucoup de problèmes en découlent », déplore Iola, psychologue du centre. En outre, la barrière de la langue rend les projets de l’association difficilement compréhensibles pour le plus grand nombre, et beaucoup ont, dès lors, le sentiment d’être abandonnés et de n’avoir d’autre perspective qu’une attente aussi interminable que vaine.

Sous-financement et surpopulation

L’Etat Grec, qui s’appuie sur le secteur associatif pour se conformer aux normes humanitaires qui impliquent de prendre en charge les mineurs isolés, semble dépassé par l’ampleur du problème. Les associations comme Arsis qui recueillent les enfants sont trop peu nombreuses au regard de l’urgence humanitaire, ce qui conduit à une surpopulation chronique dans la plupart des foyers. Déjà fréquents avant la crise, les retards de payement de la part du gouvernement se sont multipliés ces dernières années, parfois pendant plusieurs mois. Cela conduit à un sous-financement qui prend des proportions inquiétantes à mesure que le nombre de migrants augmente.

Ainsi, malgré le volontarisme des gestionnaires du camp de Makrinitsa, le manque criant de moyens génère de nombreux problèmes et frustrations. Si les besoins essentiels des pensionnaires sont globalement assurés (commodités, trois repas quotidiens, approvisionnements fréquents en fruits et légumes) par les subsides européens, les besoins spécifiques aux enfants et adolescents sont loin d’être satisfaits. Ceux-ci se voient par exemple refuser tout financement pour la location et l’achat de livres qui leur permettraient de parfaire leurs connaissances scolaires. « On a refusé de me payer l’inscription de 10 € pour la bibliothèque de Volos, la seule à disposer d’ouvrages en français», se plaint Amale, originaire du Burkina Faso et passionné de philosophie.

De même, les dépenses consacrées aux loisirs, bienvenus pour faire face à la morosité quotidienne, sont généralement refusées faute de budget suffisant. Tout ceci génère du ressentiment à l’encontre des gestionnaires du camp. « Beaucoup ne comprennent pas qu’ils se trouvent dans une situation qui les oblige à grandir plus vite », souligne le secrétaire du foyer, qui tout en comprenant les griefs de ses pensionnaires, souligne son impuissance. Pour pallier l’insuffisance de moyens, les adolescents qui le désirent sont donc encouragés à chercher du travail, ce qui n’est pas sans poser problème dans la mesure où beaucoup sont encore en âge d’être scolarisés. L’accès aux formations professionnalisantes leur étant interdit, ils sont souvent condamnés à des petits boulots ingrats.[1]

Pour les mêmes raisons financières, le foyer a récemment dû supprimer les cours de grec. Les animateurs du centre encouragent désormais les pensionnaires à poursuivre l’apprentissage de la langue nationale (nécessaire avant de rejoindre l’enseignement officiel) dans un centre situé à Volos géré par le Réseau pour les droits politiques et sociaux (Ditkio). Cette association antiraciste d’aide aux migrants procure également une assistance juridique, organise des collectes de vêtements de seconde main ainsi que des animations culturelles et éducatives. Les virées vers ce centre constituent pour les enfants une des rares occasions de rompre de façon constructive avec la monotonie quotidienne des foyers. « Au-delà des distractions, on essaye de faire connaître aux migrants leurs droits, et de leur apporter une certaine conscience politique et citoyenne. Beaucoup ignorent par exemple qu’ils peuvent prétendre au statut de réfugié politique », explique Costa, directeur du centre.

Comme dans d’autres foyers, la santé psychologique des migrants constitue un problème de taille à Makrinitsa. Beaucoup sont traumatisés par les drames qui jalonnent bien souvent leur parcours (conditions de voyage extrêmement précaires, perte de proches, agressions racistes, etc.), tandis que l’oisiveté à laquelle ils sont condamnés quotidiennement s’avère destructrice pour leur mental. Des chocs auxquels la psychologue du centre tente de répondre, souvent avec peu de succès : la méconnaissance du grec, la difficulté matérielle de recourir à des interprètes, voire la méfiance des migrants envers les responsables du centre constituent autant de défis pour établir une relation de confiance durable. Si l’entente entre ces enfants issus d’horizons parfois très différents est globalement bonne, la barrière de la langue constitue un frein au sentiment d’appartenance à un groupe, à un âge où celui-ci est pourtant essentiel.

En dépit des problèmes rencontrés, les occupants des lieux sont conscients de faire figure de privilégiés. Quelques kilomètres plus bas, le camp d’Agria situé dans la banlieue de Volos n’offre pas les mêmes possibilités. Les occupants sont entassés dans des chambres surpeuplées et insalubres, avec un encadrement minimal. « On a de quoi manger, mais uniquement pour ne pas mourir », se plaint Moussa, Guinéen de 18 ans, obligé de chercher du travail au noir pour un salaire dérisoire qui lui permet de varier occasionnellement son alimentation.  De manière générale, et en dépit de droits fondamentaux bafoués quotidiennement, ils se savent bien mieux lotis que leurs compagnons d’infortune qui n’ont pas été enregistrés, et qui errent en Grèce sans existence légale, et donc sans droit ni protection juridique.

Migrants ou enfants ?

Comme beaucoup de pays occidentaux, la Grèce peine à concilier le caractère ultra-répressif de sa politique migratoire avec les normes humanitaires qu’elle est tenue de respecter. Cette contradiction est poussée à son paroxysme dans le cas des mineurs non accompagnés. Bien que le droit international et communautaire prône dans l’application des politiques nationales une prise en compte de l’ « intérêt supérieur de l’enfant » (qui implique que le statut d’enfant prime sur celui de clandestin)[2], celui-ci n’est pas toujours respecté avec rigueur. Lors de leur arrivée en Grèce, les enfants sont détenus dans les mêmes pièces surpeuplées que les adultes, et se retrouvent parfois séparés de leur famille.[3] Il n’est pas rare que la police des frontières détienne les mineurs non accompagnés plusieurs mois avant de les placer dans des structures d’accueil, contrevenant ainsi à la convention de Genève sur le droit des enfants et aux recommandations du HCR.[4] L’extrême précarité des conditions de détention est telle que la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas hésité à assimiler la détention d’enfants en Grèce à une violation de l’article 3 de la convention européenne des droits de l’homme, qui prohibe les châtiments cruels et dégradants.[5]

L’Etat grec déploie par ailleurs d’intenses efforts pour ne reconnaître le statut de mineur non accompagné qu’au compte-goutte, quitte à travestir la réalité. L’affaire Eivas Rahimi, jeune Afghan de 15 ans dont les parents ont été assassinés dans son pays natal, est à ce titre éloquente : arrêté et placé en détention à son arrivée sur l’île de Lesbos, il sera enregistré sous la charge d’un autre Afghan décrit comme son cousin, personne qui s’avérera être un parfait inconnu sans aucun lien de parenté.[6] Saisie pour l’occasion, la Cour européenne des droits de l’homme a dénoncé vertement une « procédure aléatoire qui n’était entourée d’aucune garantie permettant de conclure que [Eivas Rahimi] était de fait un mineur accompagné ».[7]Loin de constituer un cas isolé, l’attribution fausse d’un « cousin » à un mineur non accompagné en vue de permettre son expulsion semble monnaie courante, de même que leur enregistrement en tant qu’adultes.[8]

De la même manière, l’incapacité de la Grèce à faire respecter les directives européennes relatives aux procédures d’asile est patente. Garantie par la convention de Genève sur les réfugiés, le droit d’asile nécessite des mesures particulières pour pouvoir bénéficier aux mineurs non accompagnés. Des directives européennes allant dans ce sens ont été édictée en 2003, 2004 et 2005,[9] mais elles ont été largement ignorées par certains Etats-membres, en particulier par la Grèce, qui ne dispose toujours pas à ce jour de procédure d’asile spécifique aux mineurs.[10] Ainsi, l’obligation de désigner un représentant légal pour les mineurs de moins de 16 ans qui ne disposent pas de tuteur ou d’un avocat n’est que rarement respectée lorsqu’une demande est faite. « Dans les rares cas où un entretien est mené, il dure environ 10 à 15 minutes pendant lesquels la police pose des questions très générales tendant à faire dire au demandeur qu’il a migré pour des raisons économiques », note Miltos Pavlou de l’Institute for Equal Right and Diversity.[11] Au final, très peu de mineurs non accompagnés entament les démarches pour bénéficier de l’asile, le gouvernement grec n’accordant le statut de réfugié qu’au compte-goutte (180 réponses positives sur 8670 demandes en 2011)[12].

Quelles solutions durables ?

En l’absence de recensement et de statistique fiables, le nombre exact de mineurs non accompagnés qui ne sont pas enregistrés comme tels est impossible à déterminer. Cela s’avère hautement problématique dans la mesure où seuls les rares demandeurs d’asile peuvent bénéficier de la protection sociale, au demeurant très insuffisante.[13]  Outre le fait d’être privés de leurs droits et des besoins spécifiques aux enfants, ces mineurs isolés qui ne sont pas reconnus comme tels sont soumis aux mêmes risques que les adultes, à un degré évidemment plus élevé.  En vue de mettre fin à cette situation intenable d'un point de vue humanitaire qui ne concerne pas que la Grèce, la Commission européenne a mis en place en 2010 un plan d’action quinquennal pour les migrants non accompagnés.[14] Organisé autour du triptyque « prévention-protection-solution durable », ce plan vise à harmoniser les politiques européennes et à les faire converger vers une pratique qui fait prévaloir « l'intérêt supérieur de l'enfant, indépendamment de son statut de migrant ».[15]

Si légitime et nécessaire qu’il soit, ce distinguo entre enfants et adultes ne devrait pas faire oublier que beaucoup de difficultés rencontrées par les sans-papiers mineurs concernent l’ensemble des sans-papiers, quel que soit leur âge. Au-delà des changements marginaux destinés à adoucir les effets humainement désastreux des politiques migratoires pour les plus vulnérables, c’est une réorientation radicale de celles-ci qui est nécessaire. « Les défaillances du système d’asile grec se répercutent sur les enfants », dénonce un travailleur social dans un rapport pour le HCR.[16] De fait, toute solution durable devra passer par une révision profonde des politiques d’asile à l’échelle européenne, dans lequel l’élément humain s’efface trop souvent devant l’impératif de maîtrise des flux migratoires. En particulier, il importe de réviser les accords Dublin II qui prévoient de renvoyer les illégaux présents en Europe dans le premier pays où celui-ci a été enregistré, et responsable du rejet massif des réfugiés vers une Grèce qui ne leur offre guère de perspective d’avenir.

En attendant ces réformes aussi indispensables qu’improbables, le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant reste largement théorique en Grèce. Les mineurs sont dès lors bien souvent forcés d’affronter la rudesse du quotidien en comptant sur leurs propres forces, souvent avec un courage sans faille. Amale, revenu dépité au foyer de Makrinitsa après une tentative infructueuse de quitter le pays par les Balkans, reste plus déterminé que jamais à s’en sortir. « Chaque nouvelle épreuve me transforme davantage en soldat pour atteindre mon but ». Une image forte, reflet d’une réalité quotidienne : pour beaucoup, c’est bien d’une guerre pour leurs droits et leur survie dont il s’agit. Et ils sont bien seuls pour la mener.
 
 




[1] Delbos, Laurent (dir.), « L’accueuil et la prise en charge des mineurs non-accompagnés dans huit pays de l’Union européenne », p. 127, http://www.france-terre-asile.org, décembre 2010.

[2] Delbos, Laurent, loc.cit., p.27


[3] "Rapport de la Ligue Hellénique des Droits de l'Homme (délégation de Thessalonique) pour les conditions de détention de migrants sans documents officiels dans les locaux de détention de Fylakio Kyprinou dans le nord de l'Evros", www.hlhr.gr, décembre 2010


[4] UN High Commissioner for Refugees,  "Note sur les politiques et les procédures à appliquer dans le cas des enfants non-accompagnés en quête d'asile", p.2, http://www.unhcr.org, février 1997


[5] Voir entre autre CEDH, " Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga contre Belgique ", Affaire n° 13178/03 , 12 octobre 2006, et CEDH, " Mushkhadzhieyeva et autres contre Belgique ", Affaire
n° 41442/07, 19 janvier 2010.

[6] Hervieu, Nicolas, "Mineurs isolés étrangers en Grèce : des conditions « si graves qu’elles portaient atteinte au sens même de la dignité humaine »", http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr, 7 avril 2011

[7] CEDH, "Rahimi contre Grèce ", affaire n° 8687/08, 5 avril 2011


[8] Amnesty International, « Grèce : des immigrés irréguliers et des demandeurs d’asile
régulièrement détenus dans des conditions déficientes », amnesty.org, juillet 2010

[9] Directive « Accueil » : 210212210 Directive 2003/9/CE du Conseil du 27 janvier 2003, Directive « Qualification » : 211 211 Directive 2004/83/CE du Conseil du 29 avril 2004, Et directive « Procédure » 212 Directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005,

[10] "Grèce : les migrants mineurs sont "en danger"", Lemonde.fr, 4 juillet 2012

[11] Delbos, Laurent, loc.cit. p.63

[12] Eurostat, communiqué de presse, "Le nombre de demandeurs d'asile enregistrés dans l'UE27 en hausse à 301 000 en 2011", p.3, 23 mars 2012, http://epp.eurostat.ec.europa.eu

[13] Delbos, Laurent, loc.cit. p.103

[14] Commission européenne, "Plan d’action pour les mineurs non accompagnés (2010-2014)", http://europa.eu, 15 juillet 2012

[15] Commission européenne, "Asile et migration: l'UE doit faire davantage pour protéger les enfants non accompagnés ", 28 septembre 2012http://europa.eu

[16] UNHCR, Unaccompanied Minors Seeking Asylum in Greece, p. 7, Avril 2008, unhcr.org

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