Bolivie : le choix des mots, le poids des faits

Actuellement, « on » parle, ou plutôt les médias parlent beaucoup de ce pays oublié. La manière dont sont présentés les événements – sans être fausse – occulte néanmoins certaines réalités, comme un arbre peut cacher la forêt des faits.

Ainsi, le 11 septembre, des « affrontements » entre partisans et opposants au gouvernement auraient fait entre 4 et 8 morts, selon les organes de presse. En vérité, on dénombre une trentaine de décès. Une marche de paysans indigènes, qui utilisaient leur droit d’exprimer et de manifester leur opinion, a été prise en embuscade. L’assemblée permanente des Droits de l'Homme de Bolivie détient les preuves de la présence de tueurs à gages brésiliens et péruviens, parmi les attaquants, financés et équipés par l’opposition.

16 septembre 2008

Les départements « riches », surnommés « Media Luna », s’« opposent » au gouvernement de « gauche », nous explique-t-on. Pareille présentation des choses – vraiment simpliste – occulte cependant la réalité sociologique. Nous avons voyagé dans ces régions, mais nous y avons rencontré bien plus de familles démunies que de nantis.

Certes, ces zones recèlent d’importantes ressources naturelles, des terres en abondance, des hydrocarbures. Mais à qui et à combien de personnes profitent-elles ? Une centaine de clans familiaux contrôlent l'économie, l'industrie agro-alimentaire, les banques, le commerce extérieur, la plupart des moyens de communication, 25 millions d'hectares de terre … tandis que deux millions de paysans se serrent sur 5 millions d'hectares . De plus on estime que 250.000 familles ne possèdent pas de terre.

Dans le Chaco, là où se trouvent les plus gros gisements de gaz, des centaines de familles indigènes vivent dans une situation de servage, elles travaillent dans les latifundia, sans contrat de travail, sans salaire, sans papier d'identité dans leur propre pays, sans la possibilité de s’en échapper.

Par ailleurs, ce ne sont pas les « masses populaires » qui se mobilisent spontanément. Les actions, souvent très violentes, sont réalisées par de petits groupes, bien préparés et très organisés. Ceux-ci sont équipés de casques, gourdins, armes blanches et même d’armes à feu, qui sont de plus en plus souvent utilisées. Leurs « manifestations » (terme employé par les médias), s’apparentent à des opérations de commandos, dont l'ensemble semble parfaitement cohérent, planifié, et obéit à une véritable stratégie militaire. Ces groupes de choc se sont emparés de la plupart des aéroports, ont coupé des routes importantes, avant d’occuper les bâtiments des institutions publiques. Ils saccagent les rares stations de radio ou de télévision qui ne soutiennent pas l’opposition. Ce dernier élément illustre la nature fondamentalement anti-démocratique de ce mouvement. Nous assistons au déroulement des classiques phases d’un coup d’état, mais dont « on » ne dit pas le nom.

Auparavant, l'opposition « libérale » avait réussi à paralyser les principales institutions démocratiques. Les magistrats de « droite » ont démissionné de la Cour constitutionnelle, de la Cour Suprême. La Cour Nationale Électorale ne compte plus que 3 membres sur 5. Des remplaçants doivent être désignés par le Congrès, où le gouvernement détient une large majorité. Mais celui-ci est lui aussi bloqué, en raison du boycott des sénateurs de droite qui ne permet par d'atteindre le quorum requis. Ou comment saboter un régime démocratique en toute légalité…

Sur le terrain, les méthodes appliquées sont les mêmes que celles des fascistes en Europe dans les années 1930. Elles visent à faire régner la terreur. Les agressions contre les militants des mouvements indigènes et sociaux, des partis de la majorité, contre les représentants de l’État et les élus du peuple, deviennent systématiques : menaces de mort, y compris de leur famille, bastonnades, destruction de maisons, attentats à la dynamite… Des responsables, de plus en plus nombreux ont abandonné leur domicile, leur ville, et vivent dans la clandestinité. À Santa Cruz, une liste de « traîtres à abattre » (parmi lesquels figurent même des « centristes »), a été distribuée et affichée sur la place principale. Lors des grèves dites « civiques » décrétées par ces opposants, des bandes de jeunes patrouillent dans les rues, afin de contraindre la population à suivre leurs mots d’ordre. Les boutiques des récalcitrants sont incendiées. Même les marchés populaires sont attaqués. Les actions sont accompagnées d'actes de vandalisme, de l'aveu même de sources favorables à l'opposition.

Dans ces régions « riches » et « développées », les libertés élémentaires d’expression et de manifestation sont bafouées. Les assemblées ou marches des partisans du gouvernement sont réprimées violemment, non pas par les forces de l’ordre, mais par des bandes qui ressemblent de plus en plus à des organisations paramilitaires.

Bien ancré en Amérique latine, le vieil héritage culturel raciste anti-indien, débouche sur de nouvelles dérives allant du harcèlement verbal à la persécution physique. Les insultes fleurissent jusque dans les discours des responsables politiques de l’opposition (« mal nés, macaques, ordures… »). Comme au bon vieux temps des colonies et jusque dans les années 1950, les Indiens ne peuvent plus traverser la « Gran plaza » de certaines villes. À Sucre on a même pu assister à des scènes d’humiliation publique, avec coups et blessures, devant un rassemblement de foule. Les plus extrémistes appellent à expulser les « indiens de merde », et appellent ouvertement au meurtre. Avant que les choses ne s’aggravent encore, il faut dénoncer un risque d'épuration ethnique dans la Media Luna.

Facteur d’autant plus inquiétant : certaines autorités locales (municipalité de Sucre), départementales (Santa Cruz par exemple), des magistrats, des responsables politiques d’opposition, voire certains recteurs d'université, laissent faire, tandis que d’autres incitent, voire financent ou participent aux agressions et attentats.

La passivité de la police, des autorités judiciaires, est sidérante. Les auteurs de ces agressions et actes de vandalisme ne sont quasi jamais poursuivis, alors que des témoignages, des photos de presse, des reportages permettent de les identifier clairement.

Dans les faits, on peut en conclure que l’état de droit y a disparu dans cinq départements sur neuf. « On » parle d’un risque de « dictature » en Bolivie, qui serait instaurée par le président indien Evo Morales Ayma, reconduit dans ses fonctions lors d’un référendum révocatoire le 10 août dernier avec… plus de 67 % des suffrages. Toutefois, ce n’est plus un risque, c’est déjà une réalité, mais dans des zones contrôlées par l’opposition qu’« on » dit « libérale ».

« On » parle d’Autonomie. Ce terme, a priori suscite plutôt la sympathie. Il s’agirait apparemment de la principale revendication des départements des plaines. « On » sous-entend par la même occasion que le gouvernement est hostile à la décentralisation. Or le projet de nouvelle constitution, violemment rejeté par l’opposition (y compris par de véritables batailles de rues et un climat insurrectionnel), instaure quatre niveaux d’autonomie : départementale (comme l’exige l’opposition), provinciale (des subdivisions des départements), municipales, et des territoires de peuples premiers, c’est à dire des gens qui vivaient dans ce pays avant son invasion par les Européens. Ce texte reconnaît l’existence de territoires autochtones autogérés. Nous sommes donc en présence non pas de revendications d’autonomie face à l’« étatisme » du gouvernement, mais en présence de deux modèles différents d’autonomie : celui de la nouvelle constitution, riche et fondé sur la diversité culturelle, et celui de l’opposition « libérale », qui équivaut à réintroduire un nouveau centralisme, départemental.

Il reste à définir à qui profiterait ce dernier. Très symboliquement, les locaux de l'INRA (l'Institut national de la Réforme agraire), sont pris d'assaut. Concrètement cela signifie que les premiers acquis de la réforme agraire et la délimitation des terres indigènes sont enterrés.

Significativement aussi, le principal « front » se situe dans le Chaco (département de Tarija, sud), où se trouvent les principaux gisements de gaz. Les préfets en exigent le versement des revenus aux départements, sans toutefois préciser leur future affectation. Le gouvernement quant à lui les utilise déjà, entre autre, pour financer une rente aux personnes âgées, dans un pays où la sécurité sociale est inconnue pour la plupart des gens.

Nous assistons donc en réalité à une guerre pour la terre, les territoires autochtones , et les hydrocarbures. Voilà ce que masquent les revendications d’« autonomie départementale » avancées par l'opposition : bloquer les réformes sociales, la redistribution des richesses et des terres. Bref, défendre les privilèges de l'oligarchie qui détenait tous les pouvoirs.

Pour terminer, nous ne pouvons ignorer le contexte international, car l'affaire dépasse largement les frontières de la Bolivie. Là où se trouve du pétrole, les États-Unis ne sont jamais bien loin… Certes, nous ne détenons nous-même pas les preuves d'une implication directe de l’ambassadeur américain dans le déclenchement des troubles, même s'il a tenu des réunions avec les principaux leaders de droite ces dernières semaines. Ce qui est cependant certain, c'est que les États-Unis soutiennent et conseillent des organisations proches de l’opposition à travers l’USAID (agence américaine pour l’aide au développement) et une multitudes d’ONG. Le président Correa de l’Équateur vient de déclarer que les pays d'Amérique du Sud, solidaires avec le gouvernement légitime de Bolivie, ne toléreront pas une balkanisation de la région. Du point de vue historique, les tentatives de séparatisme en Bolivie rappellent en effet dangereusement les manœuvres qui ont conduit à l’éclatement de la Yougoslavie, et son cortège de guerres civiles, massacres et atrocités.

Certes, il ne nous appartient pas de juger la politique du gouvernement bolivien. Nous constatons simplement que, depuis plus d'un an, il a refusé de recourir à la force et ce jusqu'au 5 septembre dernier, (instauration de l'état de siège dans le département du Pando, pour stopper le massacre des paysans indiens). Depuis le mois d'août 2007, la droite utilise des méthodes de plus en plus violentes, pour bloquer le fonctionnement des institutions démocratiques, dont l'Assemblée Constituante élue par la population. Après avoir subi un net revers électoral, elle tente à présent un coup d'état fascisant. Belle leçon de "libéralisme"…

En espérant, comme les Républicains espagnols en 1936 que : "no pasaran". Car l'histoire nous enseigne que, chaque fois qu'ils sont passés, les conséquences ont été dramatiques.

Claire Heukemes et Albert Verschueren, historien.

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