Aux rayons des produits frais

Le rapport CASH[1] a clairement démontré qu’en ce qui concerne le marché de l’habillement, les pratiques d’approvisionnement des grands distributeurs ont des conséquences désastreuses sur les conditions de travail de milliers de travailleurs du Nord et du Sud. Des pratiques qui sont loin de ne concerner que cette seule filière…

 

 

David et Goliath

Avant d’être joliment exposés sous la lumière tranquillisante des rayons de nos supermarchés, tous nos produits de consommation font l’objet de multiples tractations entre une série d’acteurs qui sont concernés par leur production, leur transformation, leur acheminement et leur vente. Tout au long de la filière, chacun d’eux tente évidemment de négocier à son avantage un prix intermédiaire qui le rémunère pour son travail, et lui dégage un certain profit de son activité.

Un jeu difficile entre acteurs qui n’ont pas tous la même capacité à imposer leurs pratiques dans le cadre de ces transactions commerciales (prix, délais de livraison, standards de production…) et à orienter à leur avantage les politiques qui régissent leurs secteurs de production au niveau national et international.

Impossible aujourd’hui de ne pas évoquer les grandes enseignes de la distribution dans l’analyse de ces transactions commerciales. Un simple regard à leurs chiffres d’affaires[2] suffit pour comprendre que ce sont des géants économiques. Toutefois, ce n’est pas tant par leurs tailles de mammouths que par la mainmise qu’ils ont sur l’accès à toute une gamme de produits qui font d’eux des acteurs incontournables. En Belgique, par exemple, ce sont les 87.2% de nos produits de consommation qui transitent par les 7 principaux distributeurs du pays.

La dictature du pouvoir d’achat

Cette mainmise sur la distribution des produits s’explique notamment par le fait que nos supermarchés ont depuis toujours cherché à répondre à la demande des consommateurs : augmenter leur pouvoir d’achat en proposant des produits aux meilleurs prix[4]. Un simple regard sur quelques dépliants publicitaires suffit pour convaincre que cela reste l’argument principal pour capter l’attention des ménages. Et, avec le ralentissement de l’économie que nous connaissons, ces communications sont d’ailleurs plus agressives que jamais…

Une exigence qui ne sera toutefois pas assumée directement par les actionnaires de ces distributeurs qui, de leur côté, attendent d’eux l’optimalisation de leur profit. Dans un  contexte de financiarisation croissante de leurs activités[5], les gérants de ces entreprises doivent, en effet, tout faire afin de dégager des marges bénéficiaires importantes pour toutes les personnes détentrices de leur capital. Cette injonction se traduit dans les faits par la recherche des produits les moins chers possible pour les revendre le plus cher possible. Il faut donc diminuer au maximum le coût de ces produits moins chers !

Les grands distributeurs ne grandissent donc que parce qu’ils réussissent à préserver la chèvre (le consommateur) et le chou (les actionnaires) et surtout parce qu’ils parviennent à leur cacher les conséquences qu’a cette double demande de prix écrasés sur les acteurs qui se retrouvent en amont de la chaîne des produits vendus dans les grandes surfaces.

Concrètement dans la chaîne agroalimentaire

Les chiffres montrent que la mainmise des grands distributeurs est également très importante partout en Europe en ce qui concerne le marché de l’agroalimentaire[6]. Dans 8 pays européens, plus de 70% des produits de l’agroalimentaire transitent par seulement 5 grands distributeurs !

Un atout que nos supermarchés vont utiliser à leur avantage pour exercer une pression maximale sur toute la chaîne de production et répondre à cette double attente de prix écrasés[8]. Evidemment, ce sont les maillons faibles de la chaîne qui en feront directement les frais. Or, sur ces marchés, ce sont paradoxalement les producteurs qui pèsent le moins face aux fournisseurs d’intrants, les négociants, les transformateurs et autres acteurs de la chaîne. Une situation illustrée[9] dans le tableau ci-dessous et que les Jeunes Agriculteurs français mettent en évidence dans leur campagne de dénonciation des abus de pouvoir de nos distributeurs.

Ce pouvoir vis-à-vis des producteurs ne se limite par ailleurs pas simplement aux prix d’achat fixés par les distributeurs. En effet, il existe des mécanismes multiples[10] utilisés par les distributeurs pour faire des économies énormes en transférant sur les producteurs toute une série de coûts qui ne se reflètent pas sur le prix d’achat : l’entreposage du produit, sa mise en rayon, son référencement, son annonce dans les catalogues, sa promotion dans les rayons, sur les têtes de gondoles, le partage des pertes occasionnées, le payement pour les retards de livraison,… Au total, tous ces innombrables mécanismes peuvent représenter une diminution de 40 à 50% du prix payé au producteur !

« Ce n’est plus le client qui vient vers le magasin, c’est le magasin qui va à sa rencontre »[11]

Alors oui, le traditionnel épicier du coin de la rue, c’est manifeste, offre généralement des produits plus chers que les grands distributeurs. Mais, lui ne dispose pas des mêmes marges de manœuvre pour faire pression sur ses fournisseurs… Pas étonnant que, dans ce contexte, les petits commerces indépendants disparaissent à une vitesse fulgurante[12].

Une évolution qu’il ne faut pas confondre avec l’explosion de ces nouveaux petits espaces commerciaux de proximité – citons par exemple proxi-Delhaize, GB-express,… – qui, sous des statuts juridiques différents (la franchise le plus souvent), ont des liens évidents avec les enseignes de la grande distribution[13]. D’une part, le réinvestissement de ces espaces permet de désamorcer les perceptions négatives vis-à-vis des grands centres commerciaux installés en périphérie des villes, et d’aller chercher le consommateur là où il vit. D’autre part, l’opération est également économiquement gagnante dans la mesure où la gestion de ces espaces de vente s’avère moins coûteuse et permet de s’affranchir de toute une série d’obligations sociales fondamentales vis-à-vis des travailleurs[14]. Le pouvoir de domination des marchés de nos supermarchés s’accroît donc tranquillement…

Marche ou crève !

Face aux exigences de prix de la grande distribution, il n’existe que deux options pour le producteur: soit s’adapter en trouvant les moyens de produire à moindre frais, soit abandonner en limitant au maximum les pertes liées à la revente de son installation agricole. En Wallonie, selon Thierry Laureys, auteur du livre « Changer le modèle agricole en Wallonie », cette situation conduit à la perte de pas moins de 1000 emplois par an dans l’agriculture.

Ceux qui parviennent néanmoins à résister à la pression des grands distributeurs s’engagent, eux, sur des modes de production moins coûteux, mais volumineux, intensifs et industrialisés. Ceux-ci n’ont plus rien à voir avec ceux des petites exploitations paysannes. Sur le plan environnemental, ces modes de production s’avèrent être particulièrement nuisibles puisqu’ils dépendent d’intrants pétrochimiques – engrais, pesticides, etc. -, épuisent les sols en ne leur permettant pas de se régénérer et détruisent les écosystèmes. En outre, on assiste à un appauvrissement général des produits tant au niveau de la qualité que de la diversité, les producteurs misant uniquement sur ce qui est rentable à grande échelle! Sur le plan social, la concentration des terres et l’utilisation accrue de machines ont pour conséquence une diminution drastique du nombre d’emplois dans le secteur. Par ailleurs, la main d’œuvre encore employée dans l’agriculture travaille dans des conditions précaires et pour une très faible rémunération. Enfin, comme en témoigne Patrick Herman[15], il s’agit de plus en plus de travailleurs immigrés, les seuls à encore accepter de travailler dans l’agriculture…

On ne prête qu’aux riches

Le pouvoir des grandes enseignes de la distribution ne serait toutefois jamais aussi important si leurs représentants ne se faisaient pas également les ardents défenseurs de la libéralisation des marchés et de la libre concurrence. Leur avenir est souriant : les marchés des consommateurs du monde entier restent encore à conquérir et elles ne peuvent que bénéficier des luttes que se livrent les producteurs entre eux pour leurs proposer toujours plus, pour toujours moins cher… Un avenir où ne persisterait finalement plus que la seule concurrence entre grands distributeurs.

Sur le plan agroalimentaire, l’Union Européenne s’est ainsi parfaitement approprié ce discours néolibéral en faisant de la Politique Agricole Commune (PAC) l’outil privilégié pour rendre sa production plus compétitive sur les marchés mondiaux. Pourtant, la PAC avait été créée à l’origine pour garantir un cadre assurant des revenus décents pour les producteurs et un accès à une alimentation de qualité aux consommateurs. Aujourd’hui, l’alignement de la production agricole européenne sur les prix mondiaux prime sur ces objectifs premiers.

Rien d’étonnant donc d’apprendre que ce sont les plus grandes exploitations agricoles industrielles d’Europe (1% des fermes européennes) qui récoltent près d’un tiers des soutiens publics de la PAC et que l’écrasante majorité (80%) se partage un peu moins du sixième du gâteau[16]. Dans la logique néolibérale, il ne faut, en effet, soutenir que les acteurs économiques qui sont susceptibles de devenir les plus compétitifs sur les marchés. Les autres…

Et, toute tentative de réglementer la relation entre producteur et distributeur – comme l’a déjà tenté la France, par exemple[17] – est, dans ce contexte, proscrite par le droit européen car cela interfère sur le bon fonctionnement du libre marché.

La survie de nos fermes (et de nos sociétés) dépend du prix d’achat de notre lait ! [18]

En décembre 2008, Oxfam-Magasins du monde déposait l’étude « Une agriculture sans paysans ?  L’exemple du secteur laitier européen »[19] sur les conditions dans lesquelles vivent les agriculteurs européens du secteur laitier. Elle démontre clairement que dans la manière de fixer les prix d’achat du lait aux producteurs, les coûts de production des agriculteurs ne font pas partie des critères pris en compte. A l’heure actuelle, leur lait est acheté par les distributeurs à approximativement 18,5 cents/l alors qu’à la production il coûte entre 30 et 35 cents/l[20].

Une évolution des prix dramatique qui, d’après l’étude, menace à terme 85% des producteurs de lait d’Europe et dont les distributeurs sont en grande partie responsables. Certes, la moitié de la production laitière n’est pas vendue en grande surface et passe dans les mains de nombreux transformateurs. Mais la concurrence qu’ils se livrent entre eux a largement précipité les choses durant ces derniers mois. Alors que les coûts de production augmentaient, les distributeurs tiraient les prix vers le niveau le plus bas pour un prix de vente aux consommateurs qui est pourtant resté stable ! Des économies qui ne font qu’accroître les marges de manœuvres des distributeurs pour se développer davantage…

A la fin du mois de juin et en juillet, nos agriculteurs, aux abois, ont bel et bien tenté de former un front commun pour recréer un rapport de force avec les grands distributeurs. Des rencontres ont eu lieu avec la fédération des distributeurs (FEDIS). Mais elles n’auront pas débouché sur des mesures garantissant des conditions de production qui leur permettent de vivre décemment dans le long terme. L’engagement de la FEDIS, consciente pourtant des difficultés que traversent les producteurs, ne porte en effet que sur des mesures temporaires via la création de fonds de solidarité sans grands lendemains. Ceux-ci n’augmentent que très légèrement le prix d’achat du lait au producteur et restent toujours inférieurs aux coûts de production.

La faiblesse de ces engagements met clairement en évidence que les agriculteurs n’ont d’autre choix que de s’adapter à un marché mondial du lait et d’alimenter aux meilleur prix l’industrie agroalimentaire. L’Union Européenne veut, en effet, mettre en œuvre une politique qui lui permette d’augmenter sa part dans les échanges mondiaux du lait. Il faut donc produire plus – et donc supprimer les quotas – tout en s’alignant sur les coûts de production mondiaux.

Pour Oxfam-Magasins du monde, la crise du lait soulève, pour les consommateurs et citoyens que nous sommes, une véritable question sur le modèle de société que cache le modèle de la grande distribution[21]. Premièrement, la logique du plus bas prix favorise une concurrence effrénée entre producteurs qui rognent de plus en plus sur leurs marges bénéficiaires et sur leurs conditions de travail. Une détérioration grave de leur situation économique qui ne se traduit pas même en une réduction significative du prix pour les consommateurs. Deuxièmement, cette logique favorise des modes de productions concentrés et peu générateurs d’emplois. A notre société de devoir finalement prendre en charge ces pertes d’emplois, un coût que n’assument évidemment pas nos distributeurs. C’est, de fait, la question que soulèvent certains producteurs de lait venus symboliquement s’inscrire au Forem. Troisièmement, la libéralisation du marché du lait conduira vraisemblablement à une surproduction générale du lait et donc à des exportations massives vers des pays du Sud, déstabilisant fortement leurs marchés locaux et produisant les mêmes ravages qu’en Europe pour les producteurs locaux. Quatrièmement, les modes de production industrielle posent également la question du respect de l’environnement et de la préservation de ressources dont nous disposons. Ils sont, en effet, extrêmement polluants et génèrent d’énormes gaspillages.

Aujourd’hui, pas de doute, c’est le lait. Mais déjà se profile à l’horizon la question du porc[22]… Et demain, que voulons nous ?

Corentin DAYEZ
Service politique Oxfam

Source: Oxfam

Source illustration: Esp

 

Pour aller plus loin :

1. « L’économie supermarché : la grande distribution, métaphore du capitalisme », Politique, décembre 2008, numéro 57
2. Superette et le pot de lait, Dossier ATTAC France, 3ème édition Août 2004
3. Dossier sur la grande distribution, ATTAC Bruxelles 2
4. http://www.omdm.be/matieres-premieres-agricoles/une-agriculture-sans-paysans-lexemple-du-secteur-laitier-europeen.html
5. www.fugea.be
6. www.quisengaveleplus.com
7. Christian Jacquiau, Les coulisses de la grande distribution, Ed. Albin Michel, 2000
8. « Voyage au pays des homes invisibles – Fruits et Légumes au goût amer » – Le monde diplomatique, Avril 2003
9. Global Retail Concentration, Planet Retail, 2006
10. http://www.responsible-purchasing.org

Notes:

[1] Rapport qui constitue le point de départ de la campagne Meilleur Marché : cfr. http://www.meilleurmarche.be

[2] En 2007: Carrefour, 82.2 milliards, Lidl, 52 millards, Aldi, 47 milliards, Le groupe Delhaize, 19 milliards,… cfr. : Carole Crabbé et Jean-Marc Caudron : « Une chaine d’approvisionnement globale » in Politique décembre 2008, numéro 57

[3] M.Baus, « Colruyt, Lidl et Aldi gagnent des parts », La Libre Belgique, 26 juin 2008.

[4] Christian Jacquiau, Les coulisses de la grande distribution, Ed. Albin Michel, 2000

[5] Voir l’analyse « La financiarisation de l’économie », Oxfam-Magasins du monde, décembre 2008. www.omdm.be

[6] Par agroalimentaire, on entend le secteur d’activité correspondant à l’ensemble des entreprises des secteurs primaires et secondaires qui participent à la production de produits alimentaires finis. Cela regroupe l’agriculture et l’industrie alimentaire qui transforme des produits vivants elevés, des plantes, des légumes ou des fruits en produits finis.

[7] Source: Global Retail Concentration, Planet Retail, 2006

[8] Caricature à la une du Monde du 22 et 23 février 2009

[9] http://www.quisegaveleplus.com/

[10] Christian Jacquiau, op.cit.

[11] http://www.carrefourbelgium.be/Emgbexpress.cfm?lang=fr

[12] Christian Jacquiau souligne que la moitié des communes françaises ne dispose plus d’aucun magasin de proximité!

[13] Que signifie encore « mon épicier est une personne formidable ! » sur les enseignes CASINO en France, quand celui-ci est devenu un indépendant franchisé de cet hypermarché qui l’a pratiquement privé de son réel commerce de proximité ?

[14] Rachid Bouchareb, « Et voici l’entreprise sans patron… », in Politique, décembre 2008, numéro 57

[15] « Voyage au pays des hommes invisibles – Fruits et Légumes au goût amer » – Le monde diplomatique, Avril 2003

[16] Stephane Parmentier et Thierry Kesteloot, « A l’ombre du rayon alimentation », in Politique décembre 2008, numéro 57

[17] Christian Jacquiau, op.cit.

[18] Titre faisant référence au slogan des grèves récentes des producteurs de lait, largement diffusé dans la presse

[19] http://www.omdm.be/matieres-premieres-agricoles/une-agriculture-sans-paysans-lexemple-du-secteur-laitier-europeen.html

[20] « Pas de vacances pour les tracteurs » La libre Belgique 01/07/09

[21] Voir à ce sujet le communiqué de presse : http://www.omdm.be/presse/un-prix-juste-pas-juste-un-prix.html

[22] Des éleveurs de porcs bloquent l’accès à des centres de distribution et exigent un prix juste pour la viande de porc… Information de l’agence Belga relayée sur le site du soir le vendredi 17 juillet.

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