Allemagne : les bas salaires, un danger pour tous les travailleurs européens

Alors que l’Allemagne semble épargnée par la crise économique qui frappe l’Europe, beaucoup de voix s’élèvent de Rome à Bruxelles en passant par Paris, pour ériger le modèle économique d’outre-Rhin comme exemple à suivre. Mais les travailleurs allemands sont-ils vraiment plus chanceux que leurs collègues du reste de l’Europe? Pas sûr: Volker Metzroth nous explique comment l’élite économique a démantelé les droits sociaux des salariés en Allemagne pour créer une main d’oeuvre compétitive. Un exemple à suivre, vraiment? (Investig’Action)

Il y a plusieurs années déjà, les médias danois nous ont avertis du danger provenant de ce « pays de bas salaires qu’était l’Allemagne ». À ce moment-là, il s’agissait de l’industrie de transformation de la viande qui embauchait des bouchers polonais pour un salaire de 4 deutsche marks l’heure. Les plus récentes statistiques démontrent que les coûts du travail en Allemagne — 30,90 euros l’heure — sont inférieurs à ceux de tous ses voisins, sauf les pays autrefois socialistes.

On constate également le paradoxe suivant : malgré la baisse des salaires nominaux et surtout réels l’an passé, les « coûts du travail » ont augmenté de 4,1 %, faisant remonter l’Allemagne dans le classement selon le coût salarial. La cause en est l’introduction massive du travail à temps partiel suite à la crise, celui-ci n’étant qu’une réduction du temps de travail aux dépens des intérêts des travailleurs : réduction de leurs salaires, utilisation de leurs contributions à l’assurance-chômage et des impôts sur leurs salaires comme source de financement principal des impôts directs et indirects. Des « coûts de rémanence » qui restent prétendument presque identiques en cas de temps partiel influencent aussi le calcul des coûts du travail. Entre également en compte la baisse massive des coûts du travail dans les pays de l’Union européenne hors de la zone euro ainsi que la dévaluation de leurs devises.

 

Le fait que les coûts salariaux par « unité produite » en Allemagne sont restés stables ou ont même baissé lors des vingt dernières années et ont par contre augmenté dans les autres pays de l’Union européenne explique que le rouleau compresseur d’exportation allemand ait pu aplatir d’autres pays comme la Grèce, avec les conséquences que l’on sait. Tandis que les coûts salariaux par unité produite de l’industrie allemande ont baissé de 14 % dès l’introduction de l’euro, ils sont restés les mêmes en Grèce, ont augmenté de 5 % au Portugal, de 28 % en Espagne et de 46 % en Italie.

 

Les données du bureau allemand des statistiques conduiraient à salaire brut moyen de 23,4 euros par heure, mais c’est une estimation trop élevée, car elle prend en compte le salaire payé pour les congés, les jours fériés et les jours de maladie. Une estimation plus fiable est fournie par les salaires marginaux (salaire horaire fixé par convention pour un groupe de travailleurs qualifiés moyen) qui sont de 14 à 17 euros pour des ouvriers qualifiés dans l’industrie et de 9 à 13 euros pour des emplois dans les services et les transports.

 

Il y a 30 ans, ces chiffres auraient été encore plus éloquents. Dans les premières décennies de la RFA, marquées par la nécessité de rattraper le retard après la Seconde Guerre mondiale et par la concurrence entre deux systèmes, c’étaient des accords tarifaires qui déterminaient les salaires, et, à quelques exceptions près, c’était le cas même dans des secteurs presque inorganisés. Cela a changé lors de la crise économique de la moitié des années 1970 et ce changement est apparu encore plus nettement dès le changement de gouvernement en 1982, quand la politique gouvernementale est devenue ouvertement la libéralisation, la déréglementation et le démantèlement social.

 

Bien que les syndicats aient encore eu dans les années 80 suffisamment de force et d’appui dans la société pour obtenir, après de dures luttes, une semaine de travail de 35 heures dans quelques secteurs centraux, cela a changé dès l’écroulement du socialisme en Europe parce que le rôle de la RFA comme vitrine vers l’Est n’était plus nécessaire et que les ornements de cette vitrine pouvaient être remisés au placard.

 

Dès le 1er juillet 1990 et l’unification des économies de la RFA et de la RDA ainsi que de leurs devises, la plus grande partie de l’économie de la République démocratique allemande s’est rapidement effondrée, vu que sa devise n’était plus protégée et que son niveau de productivité était inférieur. Lors du processus d’élimination de 6 millions d’emplois, les syndicats du DGB[[Deutscher Gewerkschaftsbund (confédération allemande des syndicats).]] ont perdu, sur un court laps de temps, une grande partie des 5 millions de membres de l’ancien FDGB[[Le Freie Deutsche Gewerkschaftsbund (FDGB) était le syndicat des salariés de la République démocratique allemande, affilié à la Fédération syndicale mondiale.]] qui s’étaient réorganisés après la dissolution des syndicats de la RDA. Ainsi, l’Est est devenu un terrain d’expérience pour le dumping salarial et social et pour toute sorte de violation et de fraude relatives aux conventions collectives, aux lois de protection du travail, etc.

 

Faisons remarquer en passant que la propagande des médias de l’Ouest d’alors concernant les Ossis (Allemands de l’Est) — paresseux, trop gâtés, pas habitués à un vrai travail, etc. — était très analogue à celle utilisée aujourd’hui pour justifier les mesures prises dans le cadre de la crise grecque.

 

Depuis 2005, les lois Hartz sont en vigueur en Allemagne ; Hartz IV a la pire réputation, car il s’agit d’un programme officiel d’appauvrissement des chômeurs de longue durée. À Remich (Luxembourg), une camarade du DKP[[Deutsche Kommunistische Partei (parti communiste allemand).]] a expliqué en détail la teneur de ces lois aux participants de la conférence des quatre partis communistes d’Allemagne et du Benelux. Mais la loi Hartz IV a aussi pour effet que la peur d’un recul social et économique complet rende les gens prêts à sacrifier une partie de leur salaire et d’autres avantages fixés par les conventions collectives en échange d’une sécurité d’emploi imaginaire. Des chômeurs sont notamment forcés d’accepter des emplois mal payés, souvent avec un salaire inférieur à celui des conventions collectives.

 

La loi Hartz II introduit une libéralisation du travail temporaire et intérimaire ainsi qu’une déréglementation de la protection contre le licenciement. Le travail temporaire et intérimaire a ouvert de nouvelles possibilités au dumping salarial, surtout par la fondation par les entreprises de leurs propres agences d’intérim. Ainsi, une agence nommée ProServ a recherché des ouvriers qualifiés pour travailler dans une usine de pneus pour un salaire de 7,38 euros l’heure. ProServ possède son bureau sur le terrain de la filiale de Michelin à Bad Kreuznach, où les ouvriers à contrat à durée indéterminée gagnent 15 euros l’heure. L’emploi temporaire, qui peut désormais se répéter plusieurs fois, constitue pour les travailleurs un obstacle à la revendication de leurs droits, par exemple celui d’avoir un salaire conforme aux conventions collectives. Ceux qui osent revendiquer ne reçoivent pas de prolongation de leur contrat et se voient contraints d’accepter les « minijobs » prévus par la loi Hartz IV. Ces minijobs contribuent à éliminer des emplois à horaires réguliers et constituent un vol légal des cotisations aux caisses de sécurité sociale. Ils préprogramment également la pauvreté des personnes âgées. En outre, il existe encore des conventions collectives conclues avec des syndicats membres du DGB qui prévoient pourtant des salaires de misère. Ceci pour deux raisons : dans les secteurs concernés, du salon de coiffure au service de gardiennage, presque personne n’est organisé. De plus, les patrons menacent de conclure des conventions avec de petits syndicats séparatistes, par exemple avec le soi-disant syndicat chrétien, et ces conventions seraient alors pires encore.

 

Actuellement, 6,5 millions de personnes en Allemagne travaillent dans des secteurs à bas salaire. Environ 2,5 millions de personnes gagnent tellement peu pour vivre malgré un emploi à temps plein qu’ils ont le droit de toucher l’indemnité de chômage complémentaire prévue par la loi Hartz IV. Dans le secteur des call centres qui, lors de la privatisation des télécommunications, a été présenté comme le secteur du futur et un moteur pour l’emploi, des salaires de 700 euros nets par mois sont habituels, même pour des travailleurs employés depuis des années. Le secteur des bas salaires exerce une pression croissante sur la structure des salaires en général, y compris sur les branches de l’industrie traditionnellement bien organisées syndicalement.

 

Dans la dernière décennie, les premières revendications d’un salaire minimum légal sont apparues dans le mouvement des chômeurs et dans les nouveaux mouvements sociaux. Au début, elles ont été rejetées par les syndicats qui y ont vu une violation de leur autonomie dans le domaine des conventions collectives et craignaient une perte de leur influence. En outre, il existait une inquiétude, en rien justifiée mais largement répandue, selon laquelle le salaire minimum pourrait niveler vers le bas le niveau des salaires en général. Ce sont les syndicats Ver.Di[[Vereinte Dienstleistungsgewerkschaft]] (prestation de services) et NGG[[Gewerkschaft Nahrung-Genuss-Gaststätten.]] (secteur alimentaire et restauration), deux syndicats couvrant à la fois des secteurs bien organisés et des secteurs à bas salaire, qui ont, avec le temps, pris conscience du fait que, dans différents secteurs, l’autonomie en matière de convention collective ne suffit pas et qu’un salaire minimum doit être fixé par la loi.

 

Après que ces revendications aient reçu l’assentiment de la majorité du DGB, on a avancé le chiffre concret de 7,50 euros par heure. D’autres ont revendiqué un montant plus élevé, car celui-ci était considéré comme encore un salaire de misère. Le DKP soutient la revendication d’un salaire minimum légal et nous considérons comme secondaire la discussion de son montant, car l’obtention d’une solution législative nécessitera d’abord de grands efforts politiques et syndicaux. Le montant du salaire minimum fera de toute façon l’objet d’une lutte permanente. Dans la proposition du DKP pour un programme de revendications orienté vers l’action, préparée dans le cadre de notre 19e Congrès, nous nous prononçons pour un salaire minimum de 10 euros par heure.

 

Bien entendu, une résistance contre ces revendications est en train de se former, surtout de la part du capital qui est le bénéficiaire de la situation actuelle. On affirme hypocritement que cela conduirait à une augmentation du chômage, car les chômeurs et les personnes peu qualifiées ne trouveraient alors plus d’emploi. Le FDP[[Freie Demokratische Partei, parti allemand souvent appelé Parti libéral-démocrate en français (Wikipédia).]] qui participe actuellement au gouvernement partage bien sûr cette opinion. La CDU[[Christlich Demokratische Union Deutschlands.]] est également opposée à un salaire minimum général fixé par la loi. Au SPD[[Sozialdemokratische Partei Deutschlands (parti social-démocrate d’Allemagne). ]] aussi, lorsque celui-ci était au gouvernement, il y a eu, à côté d’un accord verbal partiel, un refus dans la pratique. La Grande Coalition[[L’expression Grande Coalition (große Koalition) est traditionnellement réservée en Allemagne à la coalition gouvernementale des « deux grands », la CDU et le SPD. Les autres formules de coalition sont dites petites (kleine Koalitionen).]] n’a introduit le salaire minimum que dans quelques secteurs comme la construction, les services de nettoyage et les services de courrier.

 

En règle générale, le consentement des différentes parties prenantes à l’égard d’une convention collective est nécessaire pour fixer un salaire minimum, comme cela était déjà le cas pour pouvoir donner aux conventions collectives un caractère contraignant. Cela peut, dans certains cas concrets, coïncider avec les intérêts de certains capitalistes individuels qui veulent se protéger de la concurrence de l’étranger, où les salaires sont inférieurs. Ainsi, un salaire minimum pour les services de soins ambulants sera bientôt fixé par la loi : environ 2,5 millions d’employés de ce secteur recevront donc un salaire minimum spécifique à ce secteur en Allemagne.

 

Les expériences dans l’Union européenne où 20 pays sur 27 ont un salaire minimum légal contredisent les arguments des adversaires de celui-ci. Nulle part, des emplois n’ont disparu à cause de lui. Pour l’Allemagne, on a calculé que, grâce à la croissance du pouvoir d’achat engendrée par un salaire minimum général de 8,50 euros (comme le DGB souhaite le revendiquer à son congrès du mois de mai 2010), 225 000 emplois nouveaux pourraient être créés.

 

L’obtention d’un salaire minimum légal constituera aussi une question cruciale pour l’avenir des syndicats, tout comme l’obtention d’un temps de travail maximum. Elle a aussi une importance internationale, c’est pourquoi nous voulons mettre en avant ce thème lors de notre conférence des quatre partis communistes. À ce propos, notre vice-président Leo Mayer a déclaré devant notre Comité central au mois de mars 2010 : « Nous n’avons pas un problème grec, mais un problème allemand. » C’est ce que disait déjà Heiner Flassbeck, directeur de la division sur la mondialisation et les stratégies de développement à la Conférence pour le commerce et le développement des Nations Unies (CNUCED) à Genève. Le reproche que faisait Flassbeck est le suivant : le dumping salarial systématique de la part des entreprises produisant en Allemagne facilite l’écrasement d’autres pays de l’Union européenne par le rouleau compresseur des exportations allemandes.

 

Mais l’Allemagne n’a pas seulement un excès d’exportations vers ces pays : les pays d’Europe du Sud et de l’Est se sont en outre endettés auprès des banques allemandes afin de pouvoir payer leurs importations… Ainsi, cet excès d’exportations allemandes provoque la crise des finances de l’État dans les pays voisins de l’Allemagne au sein de l’Union européenne avec des conséquences en Allemagne même. La ministre des Finances française, Christine Lagarde, exige donc ce que les syndicats réclament parfois, mais sans agir dans ce sens : il faut aujourd’hui faire davantage pour augmenter la demande intérieure en Allemagne.

 

En tant que DKP, nous nous sommes prononcés, lors de la campagne électorale pour le parlement européen, en faveur d’un salaire minimum européen et nous en avons revendiqué l’introduction partout. Celui-ci doit se calquer sur les conditions économiques respectives de chaque pays avec un montant correspondant à 60 % du salaire moyen de chaque pays. La liaison au salaire moyen créerait une communauté d’intérêt de tous les travailleurs ; le montant du salaire minimum ne pourrait plus faire l’objet des manipulations politiques des partis capitalistes, mais bien être influencé directement par les luttes syndicales. Si les travailleurs reconnaissent qu’ils seront tous bénéficiaires d’un salaire minimum garanti par la loi ainsi que des augmentations salariales, les chances de développer un ample mouvement pour la réalisation de ces objectifs par la lutte augmenteront également.

 

Source: Etudes Marxistes, n°91

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