A Bâle, les banquiers préparent… leurs futurs banquets

C’était en 2007 ; les banques, acteurs majeurs des marchés financiers, s’étaient rendues largement responsables de la crise. Tandis que certaines contractaient de manière parfaitement irresponsable des crédits auprès de ménages insolvables, et titrisaient leurs crédits en les envoyant se faire voir sur les marchés financiers, d’autres spéculaient allègrement avec l’argent de leurs épargnants sur ces mêmes marchés financiers – dont l’opacité et l’hystérie avaient atteint des sommets.

La logique voudrait sans doute qu’on prenne acte des extrémités auxquelles l’appât du gain des grandes banques d’investissement a mené. Cela supposerait de s’assurer que les banques participent à éponger les dommages qu’elles ont causé d’une part, et de prendre des mesures pour encadrer sévèrement les activités des établissements bancaires de l’autre. Comme le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, les dirigeants du G20 ont appelé courant 2009 à la mise en place de nouvelles règles pour le secteur bancaire.

 

Il en appelait ainsi à ce que des recommandations soient formulées par le comité de Bâle, composé des représentants des grandes banques centrales et des autorités prudentielles de 27 pays. Ces recommandations seraient la base des réglementations mises en place dans l’Union européenne et les Etats-Unis. Tremblez, banquiers ! Le comité de Bâle est à l’œuvre. Les Dessous de Bruxelles ont suivi de près les travaux des « Incorruptibles » de la régulation bancaire.

 

Nous sommes en juillet 2010 ; après avoir publié ses propositions en décembre 2009, le comité déclare avoir abouti à un accord sur la régulation du secteur bancaire. Après la déroute financière et bancaire de 2007, il était essentiel pour les autorités chargées de la régulation du secteur bancaire, poussées contre leur gré à se lancer à la rescousse d’un système bancaire en faillite, de taper un grand coup sur la table.

 

« L’accord conclu est une étape clef pour le renforcement de la résistance du secteur bancaire », se réjouit Jean-Claude Trichet, président de la Banque Centrale européenne, à la tête de l’instance de supervision du comité de Bâle. Il n’est certes pas le seul à partager cet enthousiasme : « Le comité de Bâle donne des ailes aux valeurs bancaires » titrait l’article des Echos du 27 juillet 2010, au lendemain de l’accord. Le résultat : « Crédit Agricole a gagné 10,14% et la Société Générale 10,59 %. Non loin derrière, Dexia s’est adjugé 8,10 % et BNP Paribas 5,49 %. Natixis a fini sur un gain de 3,82 % » note Les Echos. Une euphorie partagée par l’ensemble du secteur bancaire.

 

Les investisseurs se seraient-ils subitement convaincus des bienfaits de la régulation ? Comment expliquer leur enthousiasme non-dissimulé ? D’une certaine manière, celui-ci récompensait en fait le travail bien fait des banques : partant d’un ensemble de propositions qui présentait certains points à la fois contraignants et contrariants (le texte présenté par le comité en décembre 2009), elles ont finalement obtenu, à force de lobbying, moultes concessions. Le comité de Bâle a beau se composer de représentants des banques centrales et des autorités prudentielles, cela ne l’empêche pas d’être dans une large mesure sous la pression du lobbying intense des « experts » de l’industrie bancaire – ou du moins ça ne l’empêche pas de leur prêter une oreille attentive…

 

Donner le change après la déroute… et des années de laxisme

Les banquiers sont rassurés ; pourtant, un grand coup de balai n’aurait pas été un luxe, tant les défaillances de la régulation du secteur bancaire, dévoilées par la crise financières, ont été considérables ; cette régulation qui avait été mise en place… dans une large mesure lors des précédentes rencontres du comité de Bâle.

 

Les régulateurs avaient de quoi se faire pardonner ; plutôt que d’empêcher les banques de prendre des risques inconsidérés, les règles laxistes des précédents accords de Bâle ont au contraire favorisé le développement de comportements dangereux de la part des banques. Avec le résultat qu’on connaît : grand n’importe quoi du marché des produits dérivés, opacité totale sur le véritable niveau des fonds propres des banques, faillites en série, et intervention de la puissance publique afin d’éviter l’effondrement du système bancaire.

 

La dérégulation du système bancaire opéré ces vingt dernières années, et dont le comité de Bâle fut un des éléments moteur, a notamment affecté les règles encadrant la gestion des fonds propres des banques, et notamment le ratio de solvabilité bancaire. De quoi s’agit-il ? Lorsqu’elles prêtent ou investissent, les banques sont tenues de garder un volant de liquidité, l’équivalent d’un certain pourcentage de leurs fonds : c’est le ratio de solvabilité bancaire.

 

Celui-ci doit permettre de faire face aux impondérables (retournement de la conjoncture et augmentation des impayés de la part de ménages les moins solvables, retraits soudains aux guichets de la banque), et d’éviter au secteur bancaire de se retrouver dans des situations périlleuses (banqueroutes, crise de liquidité). Une telle régulation a cependant le mauvais goût de nuire au retour sur investissement des actionnaires des banques. Sur le court-terme, celles-ci ont tout intérêt à ce que le ratio de solvabilité bancaire soit réduit à son strict minimum, afin de leur permettre d’augmenter le volume de leurs crédits. Cela vaut d’une manière générale pour la régulation prudentielle, qui entrave leurs activités en les soumettant à des contrôles au regard des risques encourus.

 

L’irrépressible chute du ratio de solvabilité bancaire

Pour le plus grand plaisir des banques et de leurs actionnaires, jusqu’en 2007, le ratio de solvabilité bancaire réglementaire n’avait cessé de baisser depuis deux décennies ; il devenait difficile de tomber plus bas.

 

A l’origine, en 1988, le comité de Bâle qui rassemblait alors les banquiers centraux du G10 avait proposé d’appliquer un ratio fixe à hauteur de 8% (dit « ratio Cooke »), mis en place à partir de 1992 dans la plupart des pays de l’OCDE. On avait reproché à ce ratio de ne prendre que très grossièrement en compte le risque plus ou moins élevé des différents prêts accordés, et d’avoir permis l’émergence de l’arbitrage prudentiel : le volume de leurs fonds propres limitant leur capacité de crédit, les banques ont alors tendance à se tourner vers les prêts les plus rémunérateurs, c’est-à-dire les plus risqués afin de gonfler leur chiffre d’affaire.

 

Les banques pouvaient par ailleurs faire passer en dehors de leur bilan une partie de leurs emprunts, par l’intermédiaire des nouveaux produits financiers dits « produits dérivés », et qui ont tant fait parler d’eux lors de la crise des subprimes.

 

En 2006, dans le cadre de la réforme dite des accords de Bâle II, le ratio McDonough a succédé au ratio Cooke. Censé permettre de mieux appréhender les risques bancaires et principalement le risque de crédit ou de contrepartie, son calcul repose sur une analyse du risque (« risk assessment ») des activités de crédit de la banque.

 

Une analyse conduite sous la responsabilité… des banques elles-mêmes ; elle suppose en effet la prise en compte de la qualité de l’emprunteur, par l’intermédiaire d’un système de notation financière interne propre à chaque établissement (dénommé « IRB » pour Internal Rating Based). Les procédures sont certes standardisées ; mais la complexité des normes et la sophistication des calculs jouent en faveur des grandes banques, qui investissent dans leur système interne d’évaluation des risques afin d’« optimiser » le volume de leurs fonds propres…

 

Les banques sont certes rompues à l’art de prêter de l’argent dont elles ne disposent pas, ou qui n’est pas le leur. Mais ajoutant aux exigences de fonds propres dérisoires les passe-droits que représentent les produits dérivés, tout se passait comme si l’argent prêté sortait… de nulle part. De la magie ? De la prestidigitation plutôt. Il faut noter que les banques savaient pertinemment ce qu’elles faisaient. Du moins certains banquiers. Les échanges de courriers électroniques de Fabrice Tourre, trader de Goldman Sachs, révélés dans la presse américaine [1] montrent à quel point les dirigeants de la banque d’investissement américaine savaient qu’une telle situation ne pourrait continuer éternellement, et qu’ils étaient conscients d’un effondrement prochain du château de carte financier.

 

Quelles perspectives ?

Lorsque le comité de Bâle s’attaque à la question de la régulation prudentielle en décembre 2009, il s’agit donc de revenir sur des années de laxisme et d’imposer une régulation forte du secteur bancaire, sous l’impulsion du G20 de Pittsburgh où il est de rigueur que certains responsables politiques souhaitent empêcher le capitalisme de « recommencer comme avant [2].

 

Parmi les principales mesures, il s’agit de réintroduire des quotas indépendants des calculs de risque, calculs dont le sérieux a été fortement mis à mal par la crise de 2007 [3]. Le comité s’attache par ailleurs à encadrer les produits dérivés et les activités de titrisation des dettes, réputés pour être sous-pondérés en fonds propres. Il est évoqué une augmentation du ratio de solvabilité bancaire jusqu’à un niveau de 13%. On compte aussi l’idée d’un plafonnement des bonus distribués par les banques à leurs équipes de traders.

 

Rien de révolutionnaire, donc ; mais ce minimum syndical représentait déjà une épine dans le pieds des banquiers, habitués à ce que les régulateurs ne les ennuient pas trop avec ces histoires de régulation, et qu’ils louent la sacro-sainte-innovation-financière-à-tout-va plutôt qu’ils ne se targuent à l’encadrer. Il faut dire que l’innovation financière présente à son actif d’avoir sévèrement boosté la rentabilité des banques – au détriment, certes, de quelques règles élémentaires de prudence. On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs – de préférence ceux des autres.

 

La « compétitivité » de l’industrie bancaire étant en jeu, le sang des lobbyistes de l’industrie bancaire n’a fait qu’un tour. Ils « s’inquiètent des propositions du Comité de Bâle présentées en décembre dernier qui, si elles étaient adoptées en l’état, auraient un impact très négatif sur la croissance économique », comme l’explique un communiqué de la fédération bancaire française. Et menacent de répercuter les coûts induits par le durcissement de la réglementation prudentielle sur leurs activités de crédit : « le renforcement des fonds propres auquel conduit la réglementation constitue une contrainte forte qui pèsera inévitablement sur le financement de l’économie et notamment le volume et le coût du crédit. [4] ».

 

Quant à la question du plafonnement des bonus, les banques menacent carrément de délocaliser leurs traders ! Même si cette fois, il n’est pas question de la Roumanie : « La menace de délocalisation de certains métiers vers la Suisse, Dubaï ou même New York, où la réglementation promet d’être plus clémente, est réelle » indique les Echos du 11 octobre 2011 [5].

 

Le lobbying des banques s’est donc avéré payant sur plusieurs points. « De nouvelles concessions ont été faites aux banques, qui se sont livrées à un lobbying intensif pour modifier le texte présenté en décembre 2009 [6] », indique La Tribune, au lendemain de la déclaration du comité de Bâle de juillet 2010. Des concessions confirmées le 13 septembre 2010 lors de la publication par le Comité de Bâle des nouvelles règles prudentielles pour le secteur bancaire : « La mise en place d’un ratio de fonds propres durs moins strict qu’attendu, à 7 %, et un calendrier d’application étalé jusqu’en 2019, écartent le spectre de recapitalisations massives [7] » explique le quotidien financier suisse Agefi. De nouvelles règles qui seront soumises à l’approbation des pays du G20 lors du sommet des 11 et 12 novembre à Séoul.

 

Les banques auront jusqu’à janvier 2019 pour constituer la réserve de capital. Et leurs craintes s’envolent de devoir procéder à une augmentation de capital qui grèverait leurs bénéfices et le retour sur investissement de leurs actionnaires. A l’occasion de la levée de fonds de la banque anglaise Standard Chartered (qui a souhaité, en vue de l’implémentation des nouveaux standards bancaires, augmenter son ratio de fonds propres), La Tribune rappelle la nature du danger que représente la régulation prudentielle : « Pour beaucoup d’analystes, cet appel au marché, qui par définition, dilue les bénéfices par action, montre que le nouvel environnement prudentiel plus strict va affecter les retours sur investissements des actionnaires. »

 

Contrairement au discours des banques, il ne s’agit pas du financement de l’économie dont il est question ; mais bel et bien de leur propre rentabilité.

 

Quelles solutions ?

Encore une fois, la crise financière a certes provoqué un électrochoc important et montré au grand jour la défaillance de la réglementation prudentielle… Mais vraisemblablement, il n’a pas été suffisamment fort pour obtenir un changement radical dans le fonctionnement du secteur bancaire. Il semble que le rapport de forces entre les banques et leurs régulateurs restent largement en faveur des premières. Il y a fort à parier que les recommandations de Bâle III n’aboutissent qu’à quelques aménagements – qui représentent déjà « des exigences considérables » pour la fédération bancaire française [8].

 

« La supervision de leur bonne exécution est confiée au régulateur, en l’occurrence la Banque de France. Exercera-t-elle son pouvoir, et avec quelle force ? A voir l’énorme faillite régulatrice dont nous sortons, il y a de quoi être sceptique » explique l’économiste Frédéric Lordon dans un entretien à Télérama, au sujet des mesures de régulation prudentielle [9]. »

 

Pour obtenir un véritable changement, il faudrait opposer à la puissance d’influence du secteur bancaire une véritable volonté politique ; difficile à imaginer quand on connaît la proximité entre élites financières et élites politiques. Ainsi Lordon cite-t-il le cas du « conseiller spécial et occulte de Nicolas Sarkozy pour la gestion de la crise financière s’appelle Michel Pébereau, président non exécutif de BNP Paribas. » Ou encore celui de François Pérol, « successivement directeur adjoint de cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Economie et des Finances, associé-gérant chez Rothschild & Cie, où il supervise la formation de Natixis, brillante réussite, et le début de rapprochement entre les Caisses d’Epargne et les Banques Populaires, puis secrétaire général adjoint de l’Elysée, où il gère la déconfiture bancaire puis la finalisation du rapprochement Caisses d’Epargne/Banques Populaires… dont il va finalement prendre la présidence. »

 

Et de noter qu’il en va de même aux États-Unis, où « des anciens patrons de Goldman Sachs se succèdent à la tête du Trésor américain, pour y faire la politique de leurs intérêts passés et futurs », en rappelant comme Wall Street campe devant la Maison Blanche et/ou le Capitole.

 

Et pourtant des solutions simples pourraient être mises en place. Cela passerait sans doute par des mesures visant à attaquer de front la financiarisation du secteur bancaire, en mettant un peu d’ordre dans les méandres « complexes » de l’innovation financière, et en effectuant une re-spécialisation des banques sur les activités financières d’une part, et commerciales de l’autre (qui s’occupent du crédit pour les entreprises).

 

Il s’agirait aussi de s’assurer qu’aucune banque n’atteigne une taille trop importante, au point qu’une possible faillite mette en péril l’ensemble du système bancaire ; et puisse ainsi potentiellement obliger la puissance publique à lui venir en aide…

 

Et peut-être de s’inspirer des mesures prises au lendemain de la crise de 1929 : stricte séparation des banques d’investissement et des banques de dépôts (c’est le Glass-Steagall Act). Ce qui aurait le bon goût d’éviter que les déboires des premières ne contaminent les secondes et ne diffusent leurs effets dans toute l’économie réelle.

D’ici Bâle XII on y sera peut-être…

 

Source: Les dessous de Bruxelles

http://ellynn.fr/dessousdebruxelles/spip.php?article133

 

[1] Lire « Peuples VS Goldman Sachs, sur les Dessous de Bruxelles : http://ellynn.fr/dessousdebruxelles…

[2] Le 23 septembre, au cours de l’interview accordé à Laurence Ferrari et David Pujadas à New York, Nicolas Sarkozy avait déclaré de ce ton assuré dont il sait user pour nous donner l’illusion de sa détermination : « Le capitalisme ne peut pas recommencer comme avant ». Non mais alors ! On allait voir ce qu’on allait voir.

[3] A noter que certains de ces calculs reposaient sur les notes des agences de notations ; leur incapacité à remplir leur rôle correctement avait une fois de plus été révélé en 2007 au moment de la crise financière

[4] Voir sur le site de la fédération bancaire française : http://www.fbf.fr/Web/internet2010/…

[5] Bonus : le durcissement des règles inquiète les banques, les Echos, 11 octobre 2011

[6] Bâle III, bonne nouvelle -pour les banques françaises, Latribune.fr, 27 juillet 2010 : http://www.latribune.fr/entreprises…

[7] http://www.agefi.fr/articles/Bale-3…

[8] http://www.fbf.fr/web/Internet2010/…

[9] Frédéric Lordon : “Le cadre de la finance internationale doit être radicalement refondu”, Télérama, 25 septembre 2010 : http://www.telerama.fr/monde/freder

 

 

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