Parallèlement aux négociations tenues du 16 au 20 mai à Bruxelles, plusieurs ONG dont Entraide et Fraternité et le CNCD-11.11.11 étaient devant le Conseil de l’Union européenne le 17 mai pour exiger que les États européens quittent collectivement le Traité sur la Charte de l’Énergie (TCE). Moins connu que le CETA et le TAFTA, le TCE est pourtant l’accord international le plus utilisé par les multinationales pour attaquer les États devant les arbitres privés.
1) On a peu entendu parler du Traité Charte de l’Energie, qu’est ce que ce TCE ?
Le TCE est un traité international de commerce et d’investissement dans le domaine de l’énergie qui lie la Belgique et 52 autres parties, dont l’Union européenne et l’ensemble de ses États membres (à l’exception de l’Italie, qui en est sortie en 2016). Négocié au lendemain de la chute du mur de Berlin, ce traité entre en vigueur en 1998 avec comme objectif initial de sécuriser l’approvisionnement énergétique de l’Europe et les investissements réalisés par les multinationales en raison des inquiétudes engendrées par l’effondrement de l’URSS et la guerre du Golfe. C’est pour cette raison que ce traité contient une clause d’arbitrage investisseur-Etat de type « ISDS » (Investor-to-State Dispute Settlement).
Grâce à la clause ISDS insérée dans le TCE, les entreprises peuvent attaquer les États parties à ce traité lorsqu’ils prennent des mesures (lois, décrets, règlements) qui seraient susceptibles d’avoir un impact sur leurs profits espérés. Les arbitres privés saisis ont alors le pouvoir de condamner les États à verser des millions, voire des milliards d’euros de compensation. L’UE et ses États membres, à l’exception de l’Italie qui s’en est unilatéralement retirée en 2016, représentent près de la moitié de ces signataires. Le Japon, ainsi que l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, le Kazakhstan, la Mongolie et l’Ouzbékistan en font partie également.
2) En quoi ce traité à un impact sur le climat?
Tout d’abord, le GIEC dans son dernier rapport identifie le TCE avec son mécanisme d’arbitrage comme un obstacle à la lutte contre le réchauffement climatique. C’est une première !
Le TCE protège les grands pollueurs : il offre une « assurance-vie » aux géants de l’énergie fossile (incluant les fonds d’investissements spéculatifs) et est par conséquent totalement incompatible avec les objectifs climatique et la précarité énergétique.
Mais aussi incompatible dans le cadre du Pacte vert européen (2019) en appelant à « mettre en place un secteur de l’énergie reposant largement sur les sources renouvelables, tout en abandonnant rapidement le charbon et en décarbonant le gaz ». Cet appel à un changement fondamental dans la production énergétique mondiale est aussi soutenu par d’autres institutions internationales. C’est le cas, depuis 2012, de l’Agence internationale de l’énergie, qui considère que 80% des énergies fossiles devraient rester sous terre. Il y a donc Schizophrénie!
La hausse des prix de l’énergie que l’on subit en Europe depuis l’été dernier – et plus encore depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine – a des conséquences néfastes sur le budget des ménages belges. En un mois, de décembre 2021 à janvier 2022, les prix de l’énergie ont en moyenne augmenté de 45,5% pour l’électricité et de 57% pour le gaz.
Ce Traité sur la Charte de l’énergie (TCE), peu connu du public, pourrait bien mettre en échec l’adoption de mesures structurelles de protection sociale visant à contrer cette hausse de prix et à protéger les ménages. Il fait en effet peser sur les États une menace permanente d’être poursuivis par des entreprises et cette menace peut engendrer une incapacité ou une absence de volonté politique de prendre des mesures ambitieuses. Il faut souligner aussi, qui est le secrétaire général du TCE, basé à Bruxelles : un ancien cadre de Shell, il y a au mieux confusion des genres, voire conflit d’intérêt.
3) En quoi le TCE est une menace pour la démocratie?
Le TCE pose un grave problème démocratique car des mesures légitimes prises par les pouvoirs publics dans l’intérêt général pourraient être remises en cause. Un tel privilège qui octroie aux investisseurs étrangers le droit de saboter des mesures légitimes en contournant les tribunaux nationaux doit être aboli!
C’est l’arme préférée des multinationales, le TCE est l’accord international qui suscite le plus de plaintes en arbitrage dans le monde. Les deux tiers de ces plaintes concernent de surcroît des litiges intra-européens, c’est-à-dire des plaintes déposées contre un État membre de l’UE par un investisseur privé ayant son siège ou une filiale dans un autre État membre. La crise du coronavirus ne semble pas avoir freiné ces attaques, puisque 15 nouvelles plaintes ont été enregistrées par le Secrétariat du TCE (dont le siège se trouve à Bruxelles) depuis le début de la pandémie. La Belgique pourrait également être attaquée pour des choix politiques en matière énergétique, comme le reconnaissait l’ex-Ministre fédérale de l’énergie et du climat Marie-Christine Marghem en 2020.
Soulignons que, dans le système d’arbitrage, seules les très grandes entreprises poursuivent les États devant les arbitres privés, contournant ainsi la justice ordinaire. Les États n’ont rien à gagner avec le système d’arbitrage puisqu’ils ne peuvent pas porter plainte. Cela est réservé aux seuls investisseurs étrangers. Cette « justice » d’exception génère automatiquement des frais de justice à prendre en charge plus, dans certains cas, ceux de la partie adverse, c’est-à-dire de la multinationale. Par exemple, dans 11 affaires sur 19 gagnées par l’investisseur privé, l’Espagne a dû assumer la totalité des frais de justice de ce dernier. Même dans les cas où l’Espagne n’a pas été condamnée par l’arbitre, elle a tout de même dû payer les frais de justice de la partie adverse trois fois sur cinq.
Les promesses de la libéralisation du marché de l’énergie quant à la baisse des prix n’ont pas été tenues : entre 2008 (lorsque la libéralisation des marchés de l’énergie dans l’UE a été achevée) et 2020, l’indice des prix à la consommation d’Eurostat a augmenté de 17 % en moyenne, tandis que les prix moyens de l’électricité, du gaz, des combustibles solides et de l’énergie de chauffage ont grimpé de près de 25 %
4) Quelques exemples de plaintes des multinationales contre les États
En tant qu’instrument dissuasif, d’une part, le TCE permet aux entreprises énergétiques d’inciter des États à renoncer à la sortie des énergies fossiles en les menaçant de poursuite devant un tribunal d’arbitrage. Plusieurs États européens ont ainsi été acculés à revoir leurs ambitions climatiques à la baisse. L’Allemagne a par exemple été attaquée en 2009 par la société suédoise Vattenfall, qui lui réclamait 1,4 milliard d’euros en raison du préjudice subi par les retards d’autorisation d’une centrale électrique alimentée au charbon. Pour éviter de devoir payer un tel montant, le gouvernement allemand avait accepté d’abaisser les normes environnementales pour la centrale concernée.
En tant qu’instrument punitif, d’autre part, le TCE permet aux entreprises énergétiques de réclamer des sanctions financières aux États qui optent pour la transition vers une économie zéro carbone et mettent de ce fait en péril la valeur des investissements dans les énergies fossiles. Suite à la décision du gouvernement de fermer toutes les centrales nucléaires avant fin 2022, le gouvernement Allemand a dû payer des indemnités de 2,4 milliards d’euros à plusieurs entreprises énergétiques pour mettre fin aux procédures d’arbitrage lancées à son encontre. L’entreprise allemande RWE poursuit actuellement le gouvernement néerlandais pour avoir adopté une loi prévoyant la suppression progressive des centrales électriques au charbon d’ici à 2030 et réclame une indemnisation de 1,4 milliard d’euros. Le cas hollandais n’est pas isolé.
5) Pendant la période du Covid, les politiques et les industriels ont-ils fait passer des décisions impopulaires ou au contraire ce processus aurait été ralenti?
Les poursuites des négociations ont bien eu lieu pendant le COVID. Ainsi que le processus d’adhésion qui continue avec les États africains qui semblent être la cible prioritaire de cette politique d’expansion : une trentaine de pays dits en développement et quatre organisations africaines sont actuellement engagés dans un processus d’adhésion.
Le retrait de la Russie en 2010 a en effet réorienté les objectifs du TCE. L’Union Européenne a initié un processus de modernisation du traité visant à compenser le départ de son principal fournisseur en énergies fossiles par l’adhésion d’autres pays producteurs. Une stratégie d’expansion mondiale (baptisée « CONEXO »), principalement financée par les fonds européens dédiés à la coopération avec les pays en développement, est ainsi déployée depuis 2012 dans le but d’étendre le TCE aux pays d’Afrique, d’Asie, du Moyen-Orient et d’Amérique latine considérés comme des partenaires clés pour l’UE en matière d’approvisionnement énergétique. A ce jour, le Yémen, la Jordanie et le Monténégro ont rejoint le TCE. Mais les États africains semblent être la cible prioritaire de cette politique d’expansion : une trentaine de pays en développement et quatre organisations africaines sont actuellement engagés dans un processus d’adhésion.
le TCE n’est pas nécessaire pour développer les investissements privés dans les énergies renouvelables. En effet, aucune étude à ce jour n’a démontré le lien entre la présence des clauses d’arbitrage ISDS et les investissements directs étrangers. Les investissements nécessaires dans les énergies renouvelables ne dépendent donc aucunement de la présence d’une clause d’arbitrage dans le TCE, comme dans tout autre accord de commerce et d’investissement. Ajoutons que, dans le cas de l’Espagne, qui totalise à elle seule 50 plaintes en arbitrage du fait notamment d’un changement de législation sur les énergies renouvelables, 89 % des plaignants ne sont pas des entreprises d’énergie renouvelable, mais des fonds d’investissement qui spéculent et dont la moitié investissent aussi dans des énergies fossiles.
6) Est-il possible de réformer ce traité?
Il y a déjà eu 13 cycles de renégociations du TCE entre juillet 2020 et mai 2022. Ce processus aurait pu être l’opportunité de rendre ce traité compatible avec les engagements internationaux en faveur du développement durable et de le débarrasser de ses aspects anachroniques. En effet, il est complètement incompatible avec l’Accord de Paris.
Toutefois la rénegociation en cours pour le rendre conforme à l’Accord de Paris est voué à l’échec. En effet, la révision du mécanisme ISDS n’a pas été incluse dans les sujets négociés par les Etats signataires du TCE, en particulier du fait que le Japon y a mis son veto. Faute de pouvoir réformer la clause d’arbitrage, l’UE a alors cherché à en limiter le champ d’application en modifiant la définition des activités économiques dans le secteur de l’énergie afin de redéfinir les types d’activités protégées par le traité et d’éliminer progressivement les énergies fossiles. Dans ce but, en février 2021, la Commission européenne a proposé une phase transitoire permettant de protéger pendant dix ans supplémentaires les investissements déjà réalisés dans les énergies fossiles, ainsi que les investissements dans les centrales au gaz jusqu’au 31 décembre 2030 et les investissements dans les centrales au charbon converties au gaz et les nouveaux investissements dans les gazoducs jusqu’en 2040. Bien que plus ambitieuse que celles des autres membres du TCE, la proposition de révision de l’UE manque néanmoins d’ambition au regard des objectifs qu’elle s’est fixée puisqu’elle ne met pas totalement fin à la protection des investissements existants et futurs dans les énergies fossiles, comme l’a demandé en octobre 2020 le Parlement européen.
De plus, toute modification du TCE requiert l’unanimité des États signataires. Or, plusieurs d’entre eux comme le Japon, ainsi que l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, le Kazakhstan, la Mongolie et l’Ouzbékistan qui dépendent fortement de la rente des énergies fossiles, ont exprimé le souhait de maintenir le statu quo. Par conséquent, le processus de modernisation en cours ne pourra pas aboutir à des résultats satisfaisants. Comme l’a admis le Ministre-président de la Wallonie, même après dix rounds de négociations, « certains pays campent sur leurs positions et d’autres ne se trouvaient pas autour de la table pour exprimer leurs préoccupations ».
La résiliation n’étant pas réaliste, la meilleure option pour l’UE et ses États membres est de se retirer du TCE, seuls ou ensemble. C’est la solution adoptée unilatéralement par l’Italie depuis 2016. Un retrait collectif de l’UE et de ses États membres est pour actuellement prôné par 7 pays dont France et l’Espagne en cas d’échec des négociations. Cependant, il ne suffit pas de sortir du TCE pour se prémunir contre les poursuites. Ce traité contient en effet une clause de survie qui prolonge, pendant une période de vingt ans, l’application de ses dispositions aux investissements réalisés dans le pays qui se retire du traité. Autrement dit, cette clause permet aux investisseurs étrangers de continuer à attaquer un État pendant deux décennies après son retrait du TCE. C’est le cas de l’Italie qui a été attaquée en 2017 par la société pétrolière et gazière britannique Rockhopper, après être sortie unilatéralement du TCE en 2016 suite à l’adoption d’un moratoire sur les investissements fossiles à proximité des côtes italiennes.
Un retrait collectif de l’UE et de ses États membres du TCE nécessiterait dès lors également de neutraliser la clause de survie par le biais d’un accord, qui désactiverait l’ISDS entre les États européens ayant décidé de se retirer du TCE et auquel les États non-membres de l’UE désireux de quitter le traité seraient aussi invités à se joindre.
7) En quoi est-ce une menace pour les pays du Sud?
Pour les pays du Sud notamment, le TCE peut également les empêcher de révoquer des privatisations qui ont échoué, les dissuader de réguler les investissements dans le secteur de l’énergie (par exemple, des régulations imposant aux investisseurs le recours à une main d’œuvre locale, la transformation des matières premières avant leur exportation ou encore la protection des ressources naturelles) afin de favoriser le développement du pays.
8) Comment agir face à ce traité?
L’engrangement de bénéfices records par les producteurs d’énergie tandis que les ménages croulent sous le poids de leurs factures est une réalité insupportable. La multinationale Engie vient, par exemple, d’annoncer un bénéfice net de 3,7 milliards d’euros en 2021. Face à ce clivage, les pouvoirs publics doivent prendre des mesures visant à rediriger cet excédent financier pour soulager les consommateurs. Une initiative commune européenne dans ce sens est actuellement en cours d’élaboration.
Une première option pour accomplir cet objectif consisterait à créer une taxe sur ces profits extraordinaires (souvent appelée « windfall tax » en anglais, c’est-à-dire, taxe sur les bénéfices “tombés du ciel”). Cette taxe a été introduite au Royaume-Uni entre 1997 et 1998 avec l’objectif de circonscrire les bénéfices excessifs des services publics privatisés, à nouveau, l’ombre du TCE plane sur ces mesures : les modifications opérées par l’Espagne suite à la crise financière de 2007-2008 dans le secteur des énergies renouvelables, incluant l’introduction d’une taxe, ont provoqué le dépôt de plus de 50 plaintes fondées sur ce traité, et le paiement de presque un milliard d’euros à titre de compensation aux investisseurs étrangers. Une taxe sur les bénéfices extraordinaires risquerait d’être menacée du même sort.
9) Quels sont les signes de résistance face à ce monstre en défaveur des peuples?
Sept États membres (la France, l’Espagne, la Pologne, la Grèce, la Lettonie, la Hongrie et Chypre) ont déjà annoncé leur intention de quitter le TCE si les réformes n’aboutissent pas et demandé à la Commission une évaluation juridique d’un retrait coordonné à l’échelle européenne.
Le jeudi 24 mars s’est tenu un débat sur le Traité sur la charte de l’énergie (TCE) au Parlement européen en plénière. Ce jour-là, une écrasante majorité de députés européens issus du PPE, de Renew, du S&D, des Verts et de la Gauche unitaire européenne a exhorté la Commission européenne à préparer un retrait coordonné du TCE.
Sortir du TCE est une étape nécessaire pour repartir d’une page blanche et ainsi bâtir un nouveau pacte énergétique à même de répondre aux défis sociaux et climatiques. Pareille décision permettrait en effet d’ouvrir un espace politique pour un nouvel accord international qui réunirait les pays du Nord et du Sud et qui soutiendrait la réduction de la précarité énergétique et la création d’emplois au service de la transformation sociale et écologique qui ne peut plus être retardée
Fort heureusement, les choses avancent dans ce sens. Les appels de la société civile et des scientifiques en faveur de la sortie du TCE commencent enfin à être entendus par plusieurs décideurs politiques. Des voix s’élèvent au Parlement européen pour une sortie du TCE. Sept États membres de l’UE, dont la France et l’Espagne, ont aussi annoncé leur intention de quitter le TCE si la renégociation n’aboutit pas et demandé à la Commission européenne une évaluation juridique d’un retrait coordonné à l’échelle européenne.
Refusant de préparer sa sortie du TCE, la Belgique est pour l’heure en retrait de ce mouvement historique, alors que les mesures prises (ou à prendre) pour lutter contre la hausse des prix sont absolument nécessaires pour assurer l’accès à l’énergie des ménages.
source: https://www.investigaction.net/fr/9-questions-sur-le-traite-de-la-charte-de-lenergie/