" Tuer l'espoir ". Une introduction au conflit israélo-palestinien

" Tuer l'espoir ". Une introduction au conflit israélo-palestinien, Aden, Bruxelles, 2003.

I. Pour en finir avec l’intimidation.

Commençons par une histoire impossible. Imaginons que l'Afrique, par miracle, soit devenue riche et puissante, et que l'Europe soit devenue pauvre, divisée et sans indépendance réelle. Imaginons aussi que, lassés des massacres à répétition dont ils sont l'objet, les Tutsis décident de fonder un foyer ailleurs. Certains de leurs chefs désignent la Wallonie comme étant ce nouveau foyer. D'autres Africains, pour résoudre ce que certains appellent le "problème Tutsi", approuvent ce projet. Ainsi un flot de Tutsis commencent à s'installer dans cette région avec armes et bagages, en proclamant que les habitants qui s'y trouvent n'ont qu'à aller ailleurs. Avec leurs richesses, leur détermination et leurs armes, les Tutsis arrivent rapidement à s'emparer des fermes, des forêts et des villes et d'en chasser la majorité des indigènes, soit par des moyens légaux soit par l'intimidation. Une bonne partie de la Wallonie devient le nouvel Etat Tutsi, lequel se vante d'être particulièrement bien gouverné et démocratique. Toute l'Afrique l'admire.

Pourtant, à la surprise des Africains, la plupart des Wallons s'opposent à cet arrangement. Désemparés, soutenus parfois par d'autres Européens qui sont néanmoins divisés et dont les dirigeants sont faibles et indécis, ils se livrent à plusieurs barouds d'honneurs qui ne font que permettre à l'Etat Tutsi de s'agrandir. Les Africains n'arrivent pas à comprendre pourquoi les Belges et les autres Européens sont incapables d'apprécier la supériorité du système introduit sur leur continent par les Tutsis. Alors que les Tutsis du monde entier sont invités à venir s'y installer, on explique aux habitants expulsés qu'il existe déjà des états francophones où ils peuvent aller. Tous ceux qui, en Europe ou ailleurs, dénoncent cette situation risquent d'être traités de racistes "anti-Tutsis". Lorsque, parqués dans certains lambeaux de l'ex-Wallonie, complètement entourés par l'armée Tutsi, un certain nombre d'autochtones se lancent dans des actions violentes et désespérées, les commentateurs rivalisent de théories sur les particularités de la culture des Wallons qui les poussent à un tel fanatisme.

On peut douter que notre principale préoccupation, si par impossible nous nous trouvions dans une telle situation, serait "de mettre fin à la violence" des habitants originaux de la Wallonie, de mettre sur le même pied les deux camps ou d'amener tous les Belges et plus généralement les Européens à garantir avant toute autre chose la sécurité de l'État Tutsi à l’intérieur de "frontières sûres et reconnues". Pourtant, la responsabilité de la Belgique dans les malheurs des Tutsis, à travers sa politique coloniale, est incomparablement plus grande que celle, inexistante, des Palestiniens dans les persécutions des Juifs en Europe.

Le but de cette fable n’est nullement de comparer ou de prétendre établir une équivalence entre deux histoires tragiques, celle des Juifs et des Tutsis, mais uniquement d’illustrer le fait que l'attitude des Arabes vis-à-vis d'Israël n'est pas nécessairement due à une culture ou à une religion violente et étrange, mais est celle que n'importe qui pourrait avoir, une fois mis dans une situation semblable à la leur(1). C'est surtout cette situation qui est étrange. Le reconnaître ne signifie pas qu'on puisse ou qu'on doive revenir sur ce qui a été fait dans le passé. Comme le souligne ailleurs Norman Finkelstein, avec le temps, le fait accompli, même initialement injuste, devient irréversible(2). Mais si l’on veut arriver à une paix véritable, non seulement entre Arabes et Israéliens, mais aussi entre l’Occident et le monde arabo-musuman, alors il faut commencer par comprendre pourquoi les autres voient le monde comme ils le voient, et par identifier honnêtement l’agresseur et l’agressé(3).

Cette fable veut aussi illustrer le fait que, tant que l'on voit le conflit en termes de lutte contre le terrorisme, de conflits entre états, ou même de violation des droits de l'homme, on en omet un élément essentiel, à savoir que l'État d'Israël est une continuation du colonialisme européen. C'est cet aspect (souvent invisible en Europe) qui le rend odieux aux yeux de tant de personnes dans le monde arabo-musulman, et dans le reste du tiers-monde(4). N'importe quel enfant à Rabat sait que s’il a été possible de créer l'Etat d'Israël comme il l'a été et là où il l'a été, c'est parce que la population indigène qui a fait les frais de cette opération était constituée d'Arabes (comme lui) et non pas d'Européens organisés au sein d’états puissants et qui se considèrent comme supérieurs. Et, cela, c’est difficile à accepter.

On peut discuter pour savoir si le sionisme est un racisme, mais ce qui est certain, c'est que ce projet doit son triomphe à la fois à la volonté des puissances européennes (et, ensuite, des États-Unis) de contrôler une région ayant une grande importance stratégique et aux préjugés racistes partagés par presque tous les Européens de l'époque. Comme le fait remarquer l'écrivain palestinien Edward Said, « si l’on pense à Churchill, Weizman, Einstein, Freud, Reinhold Niebuhr, Eleanor Roosevelt, Truman, Chagall, les grands chefs d'orchestre Otto Klemperer et Arturo Toscanini, plus des dizaines et des dizaines d'autres en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en France et ailleurs en Europe, et que l'on essaie de produire une liste de gens soutenant les Palestiniens qui aurait pu contrebalancer cet immense déploiement d'influence et de prestige, on ne trouve presque rien »(5). Et la situation n'a pas radicalement changé depuis lors. Indépendamment de toute donnée démographique, si un livre affirmait, entre autres amabilités, que les Juifs, ou les Noirs, ou les Asiatiques « se multiplient comme des rats », il ne recevrait pas l’accueil qu’à reçu celui d’Oriana Fallaci, La rage et l’orgeuil, et qui dit exactement cela des « fils d’Allah »(6). Le racisme anti-musulman est le seul qu’il soit encore possible d’afficher ouvertement sans craindre l’opprobre.

Pour illustrer l’injustice infligée par les Occidentaux au monde arabe et au reste du monde, on peut aussi procéder à des comparaisons basées sur des événements réels. Que se passerait-il si l'on appliquait à l'invasion américaine de l'Irak les principes qu'eux-mêmes ont invoqués lors de l'invasion du Koweit par l'Irak ? Il faudrait bombarder longuement les États-Unis, détruire leur potentiel industriel, leur imposer un embargo provoquant d'innombrables morts, jusqu'à ce qu'ils éliminent toute trace de leurs armes de destruction massives. Ou encore, imaginons que, par souci pour les Palestiniens, l'on convoque les dirigeants israéliens dans un palais en Arabie Saoudite, leur ordonnant d'accepter immédiatement le déploiement de troupes arabes en Israël même, et que, suite à leur refus prévisible, on les bombarde jusqu'à ce qu'ils abandonnent les territoires occupés. Il n'est pas certain qu'une telle démarche susciterait l'enthousiasme de tous ceux qui ont applaudi en 1999, lorsque les Occidentaux ont agi de façon analogue envers la Yougoslavie(7).

Il faut aussi replacer le conflit dans un cadre plus large. L'expulsion des Palestiniens a été une catastrophe non seulement pour eux, mais aussi pour les pays avoisinants. Quel pays européen accepterait sur son sol des dizaines de milliers d'étrangers armés vivant dans des camps ? Quels effets de déstabilisation cette situation a-t-elle pu avoir sur des sociétés fragiles comme le Liban ou la Jordanie ? C'est très bien de dire que les pays arabes auraient dû les intégrer, mais que faisons-nous ici avec les réfugiés qui sont nos alliés politiques, comme les Kosovars albanais, les Kurdes irakiens ou les Afghans ? On tente de s’en débarasser dès que possible — il est entendu que les pays riches ont le droit de refuser « d'accueillir toute la misère du monde », mais que ce droit est impossible à appliquer dans bien des pays pauvres. Et que dire de l'action d'Israël dans le reste du monde? De l'Afrique du Sud au Guatemala, nombreux sont les endroits où Israël a soutenu des régimes abominables de façon plus ouverte que les États-Unis ne pouvaient le faire. Notons que, en parallèle à cette politique israélienne, bon nombre de ceux qui défendent Israël ont tendance à soutenir les États-Unis face au tiers-monde, même en dehors du Moyen-Orient(8). Enfin, il y a la question de la course aux armements. Les principaux responsables en sont ceux qui sont en tête de cette course, car ils incitent ainsi les autres à éternellement tenter (à tort ou à raison) de ratrapper leur retard. C’était le cas des États-Unis face à l'URSS dans le passé et aujourd'hui face au reste du monde. Et localement, au Moyen-Orient, c'est le cas d’Israël face aux pays arabes. Cette dynamique, qui contribue à la militarisation de sociétés peu développées, sortant à peine de jougs coloniaux, comme l'Egypte, la Syrie ou l'Irak, y a sans doute renforcé l'emprise de dictatures sur les méfaits desquels les humanistes occidentaux versent ensuite des larmes de crocodiles.

Ce qui précède sont pratiquement des banalités ; néanmoins, les énoncer n’est pas facile. Lorsque des Juifs comme Norman Finkelstein osent critiquer la politique du mouvement sioniste, on essaie de les faire taire en les accusant d'une étrange maladie psychologique, la "haine de soi". Et, pour ce qui est des non-Juifs, un seul mot suffit : antisémitisme. Toutes ces « explications » données sans preuves, ne servent qu'à éviter d'aborder les arguments rationnels qu'on peut avancer en faveur de telle ou telle attitude politique. Même si Finkelstein se haissait lui-même, cela ne prouverait nullement que ce qu’il écrit est erroné.

Il y a un argument fréquemment utilisé par les sionistes, lié d’ailleurs à l’accusation d’antisémitisme ou de haine de soi qui mérite néanmoins qu’on y prête attention. C’est celui de l’indignation sélective. Comment les Européens osent-ils critiquer Israël, alors que ce sont eux qui sont responsables du malheur des Juifs ? Quant aux Américains, il n’y a qu’à voir ce qu’ils font en Afghanistan, en Irak ou ont fait dans le temps au Viêt-Nam(9). Je ne pense pas, contrairement à beaucoup d’entre eux, que les Européens ou les Américains puissent simplement répondre qu’ils ne sont pas responsables du passé ou de ce que font par ailleurs leurs gouvernements. C’est sur un passé sanguinaire que nous avons édifié notre niveau de vie ainsi que des institutions stables ; nous ne pouvons pas simplement oublier ce que notre développement a coûté, et continue d’ailleurs à coûter, aux autres. De plus, nous sommes en premier lieu responsables de l’action de nos gouvernements, puisque ce sont ceux-là que nous pouvons en principe influencer le plus facilement. Par conséquent, la critique concernant l’indignation sélective est valide lorsqu’elle s’adresse à ceux qui se focalisent sur l’État d’Israël et sur lui seul, en oubliant le reste des interventions américaines et occidentales dans le monde, lesquelles font bien plus de dégats que ce que ne peut faire Israël. La réponse juste consiste à d'adopter une perspective anti-impérialiste globale à l’intérieur de laquelle la critique d’Israël a une place incontournable. C’est dans cette perspective que s’inscrit Finkelstein, même si, étant donné que l’État d’Israël prétend parler au nom de tous les Juifs et surtout au nom des survivants de l’holocauste et de leurs familles, il concentre son travail sur le conflit israélo-palestinien.

Ces dernières décennies, on a vu se multiplier des organismes, essentiellement basé dans les pays riches, observant et dénonçant les violations des droits de l’homme dans les pays pauvres, ces derniers étant d’ailleurs souvent des ex-victimes de la violence coloniale des premiers. Ce dont le monde aurait besoin aujourd’hui c’est, en parallèle avec ces associations, d’un observatoire de l’impérialisme, qui dénonce non seulement les guerres et leurs propagandes mais toutes les manœuvres, toutes les pressions économiques et autres grâce auxquelles prospère et se perpétue l’injustice du monde. Cet observatoire pourrait tenter de contrer la masse de désinformations et de réécritures de l’histoire qui caractérisent la perception occidentale des rapports entre nous et le reste du monde. Le présent ouvrage, en nous donnant une analyse réaliste du conflit israélo-palestinien, à la fois sur son l’histoire et sur le présent, est un pas dans cette direction.

II. Qui est Norman Finkelstein ?

L’industrie de l’holocauste(10) est le seul livre que j’ai lu deux fois d’affilée, et d’une seule traite. D’une part, parce que j’étais surpris par son contenu ; en effet, lorsque les banques suisses ont été attaquées par des associations se réclamant des survivants de l’holocauste, je sympathisais spontanément avec ces dernières, et voilà qu’un fils de tels survivants (son père a été à Auschwitz, sa mère à Majdanek) montrait qu’en fait le procès intenté à ces banques était très discutable. Mais, surtout, le ton du livre, la hargne, l’indignation de l’auteur face à l’exploitation de la souffrance juive à la fois par des intérêts privés et par les apologistes de l’État d’Israël possède une force morale absolument fascinante. Bien entendu, la presse s’est acharnée sur cet ouvrage, Le Monde allant jusqu’à lui consacrer deux pages de commentaires négatifs (à part un court article favorable de Raul Hilberg, un des premiers historiens de l’holocauste), tout en évitant soigneusement d’aborder réellement les arguments de Finkelstein.

Lorsqu’il travaillait à sa thèse à l’université de Princeton, Finkelstein découvrit le caractère frauduleux d’un livre (From Time Immemorial, de Joan Peters) qui prétendait montrer que la Palestine était relativement peu peuplée lorsque les sionistes y sont arrivés et qui avait été applaudi par une bonne partie de l'intelligentsia(11). Il fit part de cette trouvaille à une vingtaine d’universitaires qui avaient exprimé de la sympathie pour la cause palestinienne. Un seul lui répondit : c'était Noam Chomsky. Il l'encouragea à approfondir ses recherches mais l'avertit aussi de ce qui allait se passer et que le reste de la vie de Finkelstein allait confirmer.

En cherchant à publier sa découverte, Finkelstein rencontra un rabbin se décrivant lui-même comme « sioniste libéral », qui se disait impressionné par son érudition, et qui demanda à Finkelstein s’il faisait partie de l’équipe de Chomsky. Lorsque Finkelstein exprima son admiration pour Chomsky, les contacts furent immédiatement rompus. Néanmoins, sans les encouragements de Chomsky, Finkelstein n’aurait sans doute pas persévéré. Mais trouver quelqu’un qui accepte de diriger la thèse d’un tel étudiant n’est pas facile. En effet, Finkelstein ne se contentait pas de dénoncer les erreurs de Joan Peters mais attaquait aussi la culture intellectuelle qui l’avait portée au pinacle. Les professeurs, l’un après l’autre, tous de gauche bien sûr, évitaient de porter ce fardeau. Il a ainsi appris une leçon importante de la vie universitaire : trop souvent, les gens de gauche n’y ont pas plus de principes que ceux de droite. Être de gauche à l’université revient, dans la plupart des cas, à exprimer de nobles sentiments sans lien avec une quelconque action politique et à se donner ainsi bonne conscience à peu de frais. L’impact de Chomsky sur Finkelstein (comme d’ailleurs sur l’auteur de cette préface) s'explique en grande partie par le contraste entre sa rigueur intellectuelle et morale et le mélange de prétention et de vacuité qui caractérise une bonne partie de la gauche intellectuelle.

Depuis la défense de sa thèse portant sur le sionisme, en 1988, et jusque récemment, Finkelstein a travaillé essentiellement comme professeur auxiliaire, c’est-à-dire payé à l’heure, sans contrat au-delà de l’année en cours, sans assurance médicale et souvent sans bureau. Un jour, ayant eu un accident, il se rendit à l’infirmerie de son université. Après avoir attendu son tour pour voir un médecin, on lui expliqua que les auxiliaires n’avaient droit à être vu que par des infirmières.

Notons qu’aux Etats-Unis, pas mal de cours sont donnés par de tels auxiliaires et l’on peut craindre que les autorités européennes ne découvrent un jour ou l’autre la nécessité de « réformes » généralisant chez nous ce système.

Jamais Finkelstein n’a donné de cours sur sa spécialité, le Moyen-Orient, et jamais il n’a reçu d’argent pour effectuer des recherches sur ce sujet. Néanmoins son livre sur l’industrie de l’holocauste a été traduit en quinze langues. Il enseigne aujourd’hui dans une université catholique, qui a au moins le courage de le garder, contrairement à la plupart des universités où il a travaillé précédemment et qui ont fini par l’exclure, malgré les nombreux éloges des étudiants sur la qualité de son enseignement. Pendant qu'il donnait son derniers cours (d'ailleurs filmé par les autorités) dans un de ces établissements frileux, la police à cheval attendait hors du bâtiment. Dans un autre, les étudiants, ayant plus d’humour que les autorités académiques, lui ont offert à cette occasion une peinture représentant un homme montant au ciel sur un escalier où était déployé un drapeau rouge. Lors de ses nombreuses mésaventures universitaires, il a pu constater l’absence de soutien de la part des professeurs et des étudiants les plus verbalement à gauche.

On pourrait transposer à Norman Finkelstein les propos suivants de l’écrivaine indienne Arundhati Roy : « Quand j’ai commencé à lire Chomsky, je me suis dit que son déploiement d’arguments, leur quantité, leur implacabilité, étaient un peu, comment dire, insensés. Un quart des arguments qu’il avait amassé auraient suffi à me convaincre. J’avais l’habitude de me demander pourquoi il devait travailler tant. Mais maintenant je comprends que l’amplitude et l’intensité du travail de Chomsky est un baromètre de l’amplitude, de l’étendue et de l’implacabilité de la machine de propagande à laquelle il fait face»(12). Beaucoup d’universitaires affirment qu’un autre monde (à venir) est possible. Peut-être ; mais un autre monde académique serait dèjà réalisé si des gens comme Finkelstein ou Chomsky étaient pris comme modèles plutôt que d’être marginalisés, démonisés ou réduits à l'état de parias.

Les parents de Finkelstein n'ont jamais voulu profiter de ce qu’il appelle l’industrie de l’holocauste, bien qu’ils auraient pu le faire. En effet, cette « industrie », identifiant communisme et fascisme, était parfaitement fonctionnelle dans le discours de la guerre froide et heurtait la mémoire de ceux qui, comme eux, n'ont jamais oublié que c'était l'Union Soviétique qui avait vaincu le nazisme et libéré les survivants d'Auschwitz. Pendant la guerre du Viêt-Nam, sa mère ne supportait pas de regarder les actualités, car elle voyait dans les bombardements américains une continuation de ce dont elle avait elle-même souffert. Il est d’ailleurs curieux qu’on reproche souvent à Finkelstein de nier ou de minimiser l’holocauste, alors qu’en réalité il est est obsédé par cette tragédie, comme l’était d’ailleurs sa mère. Mais la leçon que Finkelstein et ses parents ont tiré des souffrances juives est radicalement universaliste : s’opposer à toute injustice, et plus particulièrement à celles dont nous sommes les plus directement responsables, c’est-à-dire celles liées à l’impérialisme occidental, comme le Viêt-Nam ou la Palestine.

Finkelstein est d’ailleurs un des rares intellectuels à se poser réellement des questions éthiques. Un des rares ? Les librairies ne sont-elles pas remplies de livres « éthiques », condamnant le totalitarisme, dénonçant le fanatisme musulman (et parfois même américain) ou l’aveuglement passé des communistes ? Mais les questions que se pose Finkelstein sont différentes. Lorsqu’il enseigne à des enfants noirs et qu’il essaie d’établir des contacts avec la communauté noire américaine, il sait que, dans une société raciste, toute démarche de ce genre est inévitablement déséquilibrée : je peux montrer mes bons sentiments et ma générosité en allant vers l’autre, mais lui ne le peut pas. Il n’a pas de solidarité à m’offrir. Finkelstein se rend chaque année en Palestine, mais il sait qu’il peut sortir de cet enfer- les Palestiniens pas. Quel droit a-t-il alors de condamner les attentats-suicides ? Quelles que soient les réponses que l’on apporte à ce genre de questions, ce sont les seules qui méritent d’être posées. La réflexion de Finkelstein illustre bien l’idée que la morale est quelque chose que l’on s’impose à soi-même, pas quelque chose qu’on fait aux autres.

Évidemment, le ton de Finkelstein est dur et sans concession. Mais il faut savoir que des sionistes lui envoient des messages lui souhaitant de mourir du cancer, et vite, ou se réjouissant de la leucémie réelle dont souffre Edward Said(13). Un jour, en demandant un document à une secrétaire dans son université, il remarqua que son dossier contenait une épaisse liasse de coupures de presse le dénonçant. De plus, les invitations qu’il reçoit pour parler du Moyen-Orient sont parfois annulées pour ne pas « offenser les sensibilités juives », ce qui le rend particulièrement hostile au politiquement correct et à la censure, quelqu’en soient les cibles.

Norman Finkelstein est avec William Blum(14), Noam Chomsky, Alexander Cockburn(15), Barbara Ehrenreich(16), Edward Herman(17), Diana Johnstone(18), Michael Parenti(19), James Petras(20) et bien d’autres, une de ces voix de l’autre Amérique qui ont été si longtemps et si efficacement étouffées en France. Aujourd’hui, alors que l’agressivité américaine se déploie partout avec insolence, on commence à se rendre compte, avec un certain retard, que ces gens qui depuis longtemps nous avertissent de la menace pesant sur l ‘ensemble du genre humain et causée par l’extraordinaire concentration de pouvoir économique, militaire et culturel entre les mains de la minuscule élite qui contrôle leur pays, n’ont peut-être pas tout à fait tort.

Jean Bricmont

(1) Je veux aussi souligner qu’il n’est pas dans mon intention de discuter ici de la question relativement compliquée de la légitimité des migrations ou de l’accueil qu’il serait souhaitable d’accorder aux immigrés et aux réfugiés. Notons seulement que ceux-ci viennent ici désarmés et sans l’intention de créer un état sur notre sol, ce qui est tout différent de ce qu’a été le projet sioniste. De plus, il ne faut pas oublier que ce projet, qui devait entraîner inévitablement un conflit avec les Palestiniens, a pris forme bien avant le nazisme (dès la fin du 19ème siècle) et ne peut par conséquent pas être justifié par les atrocités commises par celui-ci.

(2) Néanmoins, le problème posé par cet argument est qu’il risque d’être utilisé pour légitimer l’annexion de facto d’une partie des territoires occupés.

(3) Il n’il y a d’ailleurs pas qu’Israël. Pensons à la trahison des Arabes par les Anglais et les Français après la fin de l’Empire turc, au renversement de Mossadegh en Iran, à Suez, à la guerre d’Algérie, à la création du Koweit, au soutien constant à la monarchie saoudienne, aux interventions au Liban, à l’embargo contre l’Irak et aux deux guerres du Golfe. Tout cela pour contrôler leurs ressources naturelles ou protéger nos avant-postes coloniaux.

(4) Voir Maxime Rodinson, Peuple juif ou problème juif ?, Paris, Maspero, 1981, pour une discussion plus approfondie de la continuité entre colonialisme et Israël.

(5) Edward W. Said, The end of the peace process. Oslo and after, New York, Vintage Books, 2001, p. 217.

(6) Voir le chapitre 7, « Deux poids deux mesures », du courageux livre de Pascal Boniface, Est-il permis de critiquer Israël ?, Robert Laffont, Paris, 2003, pour plus de détails sur la réception du livre de Fallaci.

(7) Les accords de Rambouillet, dont la non-signature par la Yougoslavie a servi de prétexte à la guerre du Kosovo, prévoyaient le déploiement sur tout le territoire yougoslave de troupes de l’Otan (annexe B, section 8).

(8) Pour ne prendre qu’un exemple, dans La défaite de la pensée (Paris, Gallimard, 1987, p. 103), le philosophe Alain Finkielkraut s’oppose à l’idée, proposée par l’Unesco, d’un nouvel ordre mondial de l’information, qui permettrait le développement des agences et des médias du tiers- monde. Lorsqu’on voit comment les journalistes occidentaux ont couvert la crise irakienne, on peut penser que ce nouvel ordre serait bien nécessaire. Mais inévitablement, il offrirait aussi une autre perspective sur le conflit israélo-palestinien.

(9) Une autre version de cet argument consiste à dire que ceux qui s’indignent de la situation en Palestine feraient mieux de se préoccuper du Tibet ou de la Tchétchénie. Mais ici la réponse est facile : contrairement à la situation en Palestine, personne ou presque ne défend chez nous la position russe ou chinoise. De plus, les gouvernements occidentaux ne soutiennent pas la Russie ou la Chine comme il le font avec Israël et il leur faut bien tenir compte des rapports de force.

(10) Norman Finkelstein, L’industrie de l’holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance juive. Paris, La Fabrique, 2001.

(11) Entre autres par des historiens et intellectuels tels que Saul Bellow, Lucy Dawidowicz, Barbara Tuchman et Elie Wiesel. Voir Norman Finkelstein, Image and reality of the Israel-Palestine conflict, London, Verso, 1995, chapitre 2, pour une analyse détaillée du livre de Peters, du soutien qu’elle a reçu et des difficultés rencontrées par Finkelstein pour faire connaître et admettre la fraude.

(12) Préface par Arundhati Roy à la nouvelle édition de Noam Chomsky, For Reasons of State, New York, The New Press, 2003.

(13) Voir son site : http://www.normanfinkelstein.com/

(14) Voir William Blum, L’Etat voyou, Paris, Parangon, 2001, et William Blum, Killing Hope. U.S. military and CIA interventions since World War II, Monroë (Maine), Common Courage Press, 1995, à paraître en français chez Parangon.

Voir aussi : http://members.aol.com/bblum6/American_holocaust.htm

(15) Voir http://www.counterpunch.org/

(16) Voir Barbara Ehrenreich, Nickel and dimed. Undercover in low wage USA, Londres, Granta books, 2002.

(17) Voir Noam Chomsky, Edward Herman, La fabrique de l'opinion publique, la politique économique des médias américains, Paris, le Serpent à Plumes, 2003.

(18) Voir Diana Johnstone, Fool’s crusade. Yugoslavia, NATO and Western delusions, Londres, Pluto Press, 2002.

(19) Voir Michael Parenti, Le choc des idéologies, le facsisme rationnel et le renversement du communisme, Bruxelles, EPO, 2003.

Et http://www.michaelparenti.org/

(20) Voir James Petras, Henry Veltmeyer, La face cachée de la mondialisation. L’impérialisme au XXIème siècle, Paris, Parangon, 2002.

Et http://www.rebelion.org/petrasenglish.htm

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