"Hiroshima, c'était contre les Soviétiques"

CERN COURIER

Sir Joseph Rotblat 1908-2005

Avec le décès de Joseph Rotblat, le 31 août 2005, le monde a perdu l’un des partisans les plus engagés et compétents du désarmement nucléaire et de la paix mondiale.

Rotblat était né dans une famille juive polonaise. Son père fut un papetier prospère jusqu’à la Première Guerre mondiale, qui vit son commerce s’effondrer. Après la guerre, sans argent, Rotblat dut travailler comme électricien le jour alors que, le soir et la nuit, il étudiait la physique dans l’espoir de décrocher un diplôme à l’université de Varsovie. Ce diplôme, il l’obtenait en 1932 et, tout en préparant son doctorat, il travailla au Laboratoire des Radiations à Varsovie. En 1939 déjà, après avoir réussi son doctorat, Rotblat se rendit à Liverpool sur l’invitation de James Chadwick [prix Nobel de physique, 1935], afin d’étudier la fission de l’uranium, que l’on venait de découvrir. Il n’avait pas les moyens de faire venir sa femme Tola en Angleterre, si bien qu’il fut très heureux lorsque Chadwick lui proposa une bourse universitaire en été de la même année. Rotblat se rendit en Pologne pour y chercher sa femme mais il lui fallut retourner seul en Angleterre : Tola, en convalescence suite à une opération de l’appendicite, n’était pas encore en état de voyager. Deux jours après que Rotblat eut quitté la Pologne, les Allemands l’envahissaient. Tola ne devait pas survivre à la barbarie nazie. Jamais Rotblat n’allait se remarier.

Au début de l’année 1944, Chadwick et Rotblat se rendirent à Los Alamos pour collaborer au développement de la bombe atomique, étant donné la crainte que les Allemands n’eussent en chantier un projet similaire. Un peu plus tard, en mars 1944, à l’occasion d’un dîner chez les Chadwick, Rotblat fut offusqué par une déclaration du général Leslie Groves [responsable militaire du Projet Manhattan de développement des premières bombes atomiques à Los Alamos, USA] : celui-ci affirmait que le but réel de la bombe était de soumettre les Soviétiques. À cette époque, les Soviétiques étaient les alliés des Américains dans une guerre à outrance et ils consentaient d’énormes sacrifices en vue de vaincre l’ennemi commun.

Un peu plus tard, au cours de cette même année 1944, il devint évident, pour reprendre les paroles de Rotblat, que « la guerre en Europe serait terminée avant que soit mené à bien le projet de la bombe », ce qui rendait « inutile sa propre participation au projet » ("Leaving the Bomb Project" – L’abandon du projet de la bombe, Bulletin of the Atomic Scientists, August 1985, p.18, www.thebulletin.org/pdf/041_007_011.pdf ). Par conséquent, il demanda « la permission d’abandonner le projet et de regagner la Grande-Bretagne ».

Une fois l’Allemagne vaincue, Rotblat estima que poursuivre le projet de bombe eût été immoral et, de ce fait, il n’eut plus l’intention de prolonger sa collaboration. En cela, il fut unique parmi les nombreux scientifiques qui travaillaient au projet de la bombe.

De retour à l’université, en Grande-Bretagne, Rotblat jugea préférable d’œuvrer à l’application des progrès scientifiques aux problèmes humains et sociaux et il réorienta son travail vers les applications médicales de la radioactivité. En 1950, il obtint sa nomination à la Bartholomew Hospital Medical School, en tant que professeur de physique, poste qu’il occupa jusqu’à sa retraite en 1976. En 1947, il avait organisé le « Train atomique », deux voitures de chemin de fer transportant une exposition itinérante et présentant toutes sortes d’expériences, dans le but d’informer le public à propos de l’énergie nucléaire et de ses dangers.

Les inquiétudes de Rotblat face au danger des armes nucléaires étaient partagées par Bertrand Russell. En 1955, les deux hommes organisaient le « Manifeste Russell-Einstein », qui attirait l’attention sur ce problème et pressait les hommes de science de hâter sa résolution. Rotblat fut l’un des 11 signataires. L’un des résultats du manifeste fut la première des Conférences de Pugwash, qui réunit des scientifiques autour des problèmes des armements nucléaires et qui fut organisée par Cyrus Eaton dans sa propriété du village de Pugwash, en Nouvelle-Ecosse (Canada). Les Conférences de Pugwash sont devenues le principal forum des discussions scientifiques ayant trait au désarmement nucléaire, puis, plus récemment, au contrôle des autres armements et aux problèmes écologiques. Aujourd’hui, après quelque 50 années d’activités, plus de 300 conférences ont été organisées dans le monde entier, réunissant des hommes de science et autres de différentes nations afin de discuter et d’essayer de comprendre ces problèmes communs.

Rotblat fut l’initiateur de Pugwash en même temps que sa figure de proue – il était très engagé, dévoué, modéré et extraordinairement compétent, à la fois dans sa compréhension des problèmes et dans son désir de préserver entre les participants un esprit de collaboration dépassant les problèmes de conflits entre nationalités et de divergences d’opinions. En se concentrant sur des questions spécifiques, Pugwash peut être crédité d’avoir contribué au traité d’interdiction partielle des essais nucléaires de 1963, lequel interdisait les essais nucléaires atmosphériques, et au traité sur la limitation des systèmes anti-missiles balistiques, de 1972, lequel empêchait l’escalade dans la course aux armements nucléaires.

Rotblat fut le secrétaire général de Pugwash jusqu’en 1973 et en devint le président en 1988. Il lui paraissait évident que la seule solution à la menace des armes nucléaires ainsi qu’à leur prolifération était l’élimination absolue de ce type d’armement. La réponse communément servie à cette évidence, et tout particulièrement par les Américains ayant pris place autour de la table, fut qu’il n’était pas possible de désinventer les armes nucléaires. Rotblat contra cette réponse en scindant la question en deux parties : un monde sans armes nucléaires était-il (1) souhaitable et (2) réalisable ? Malheureusement, la réponse des États détenteurs d’armes nucléaires – et en particulier les États-Unis – à la première question fut négative.

Rotblat assista à la quasi-totalité des réunions de Pugwash et fut leur figure de proue incontestée. En 1995, en compagnie de l’Organisation Pugwash, il se voyait décerner le prix Nobel de la paix et cédait immédiatement sa part du prix à l’organisation. En outre, Rotblat fut honoré à diverses reprises pour ses réalisations universitaires et humanitaires. Entre autres distinctions, citons : commandeur de l’Empire britannique, 1965; le prix de la Société Bertrand Russell, 1983; le Prix Albert Einstein de la paix, 1992; membre de la Société royale de Londres, 1995; et de nombreuses distinctions académiques à titre honoraire. Il fut créé chevalier en 1998.

Le décès de Rotblat est un triste événement en même temps qu’une perte inestimable pour beaucoup d’entre nous. Malheureusement, il nous a quittés avant que se réalise son grand rêve d’un monde délivré des armes nucléaires. C’est à nous, qui restons présents, qu’il incombe de poursuivre ce combat important jusqu’à ce que le but en soit atteint. .

Jack Steinberger, CERN. [Prix Nobel de physique, 1988]

[Voir aussi http://www.thebulletin.org/article.php?art_ofn=nd05schollmeyer

Voici une anecdote qu'on y trouve à propos de la visite de Rotblat à Mons :

À Mons, en Belgique, lors d’une conférence à l’occasion du cinquantième anniversaire d’Hiroshima, Jo Rotblat, moi-même et quelques autres participants marchions en direction de l’Hôtel de Ville. Un petit singe de cuivre jaune ornait l’entrée principale et notre hôte nous encouragea à lui caresser la tête en guise de porte-bonheur. Quelques-uns parmi nous s’exécutèrent, mais Jo s’en abstint, en homme de science sans aucun doute sceptique à l’égard de toute superstition.

« Allez-y ! Faites un vœu ! Cela vous portera chance ! » insista notre hôte. À contrecœur, Jo s’avança et tendit la main pour caresser la tête patinée du singe. « Je souhaite que nous puissions abolir les armes nucléaires », dit-il, partagé entre l’espoir et l’hésitation. Hélas, ces armes sont toujours parmi nous mais je puis certifier que le singe porte effectivement chance. Quelques semaines plus tard, Jo (et avec lui le monde entier) apprenait qu’il s’était vu décerner le prix Nobel de la paix.

William Lanouette

Auteur de Genius in the Shadows: A Biography of Leo Szilard, The Man Behind the Bomb (Un génie de l’ombre : la biographie de Leo Szilard, le père de la bombe).

Washington, D.C.]

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