"Cette terre de Californie est volée"

"Cette terre de Californie est voléee, dénoncent les manifestants de Los Angeles. L'Histoire cachée des guerres d'agression et pourquoi, aujourd'hui encore, "le Premier Monde a besoin de bras, pas de personnes".

L’Amérique lacérée par les barbelés

ALESSANDRO PORTELLI*

A la fin de Almanac of the dead, le roman fleuve de Leslie Marmon Silko, des centaines de milliers de personnes affluent de tous les points cardinaux vers Tucson, Arizona. Ce sont les peuples natifs des Amériques, des Esquimaux aux Quechua, qui viennent récupérer leur continent, avec les chicanos, les afro-américains, les pauvres et les marginaux de toutes couleurs qui les peuplent. C’est une vision internationalement mythique, mais Leslie Marmon Silko a la manie d’inventer des mythes qui ensuite font l’histoire : Almanach of the dead (1991) commence par une révolte indienne imaginaire au Chiapas, un an avant que les zapatistes armés n’apparaissent vraiment… Et maintenant, de Evo Morales en Bolivie au demi million et plus de manifestants à Los Angeles (et autres milliers dans tous les Etats-Unis) contre les lois racistes anti-immigration, l’histoire se répète peut-être une autre fois : peut-être que les marginaux ne vont pas récupérer leur amérique (peut-être pas tout de suite) mais du moins revendiquent-ils le droit de s’y déplacer et de la traverser. A Los Angeles, les pancartes des manifestants disaient « Cette terre est volée », ou « Les immigrants c’est eux », ou « Mais Georges Washington, ils l’avait son permis de séjour ? ». Les promoteurs et fauteurs de la loi anti-immigration, aux noms de Tancredo et Sensenbrenner (et ajoutons-y aussi Schwarzenegger), sont eux même un témoignage vivant de l’histoire de migrations et prévarications qui ont fait un continent, chaque couche d’immigrés repoussant les nouveaux arrivants. Le slogan le plus efficace de ces dernières semaines à Los Angeles était « We didn’t cross the border, the border crossed us », un chiasme qui aurait plu à Malcolm X : ce n’est pas nous qui avons traversé la frontière, c’est la frontière qui nous a traversés. C’est une vérité historique, et plus profonde encore que l’histoire.

La guerre d’agression

Jusqu’en 1848, les états où les mexicains ne peuvent pas immigrer maintenant étaient le Mexique, et les noms en témoignent –Los Angeles, San Francisco, Albuquerque, Colorado, Nevada, Las Vegas… Ensuite, avec une guerre d’agression, les Etats-Unis arrachèrent au Mexique la moitié de son territoire et déplacèrent la frontière là où elle est maintenant, sur le Rio Grande ou Rio Bravo, que les wetbacks (les « dos mouillés », los mojados) et les alambrados (les lacérés par le barbelé) traversent en cachette, malgré le risque d’y mourir comme dans « Matamoros blancos », du dernier disque de Bruce Springsteen, ou d’être tués par des vigilantes, ou par la soif dans le désert qu’ils traversent à pied, ou étouffés dans les camions des coyotes, ou même (comme dans une chanson mémorable de Dave Alvin et Tom Russell), par cette « neige de la Californie » dont personne ne parle mais qui peut tuer en hiver autant que le soleil l’été. Dans le livre d’histoire que j’avais quand j’étais boursier dans un lycée de Los Angeles, le chapitre sur cet épisode s’intitulait « Les Etats-Unis sont venus à nous » : le mythe archétype de l’expansion impériale comme don de démocratie, de l’invasion comme motif présumé de gratitude et reconnaissance de la part des envahis. Les Etats-Unis sont venus à eux et, comme l’a raconté plusieurs fois Bruno Cartosio (De New York à Santa Fe, Paysans et ouvriers en révolte. Les Gorras Blancas du Nouveau Mexique), la première chose qu’ils ont fait a été de les exproprier de leurs terres et de leur interdire l’usage de leur langue, transformant de paisibles paysans en bandits rebelles, les Joaquim Murieta et les Gregorio Corez des corridos de la frontière.

Mais la frontière traverse plus profonde.

A Los Angeles et dans tous les Etats-Unis, sont descendus dans la rue ceux que l’écrivain chicana Gloria Anzaldua appelaient los atraversados, les divisés, ceux qui sont des deux côtés et d’aucun des deux. « La frontière entre Etats-Unis et Mexique », continuait Anzaldua, « est une herida apierta où le Tiers monde se frotte avec le premier et saigne ». Sur cette blessure, le Premier Monde met le pansement d’un mur de frontière à faire pâlir Berlin et la Cisjordanie, mais le sang continue à couler, sang littéral des tués, sang immatériel et douloureux des sans droits. La journée de protestation d’hier a été quelque chose de plus que la sacro-sainte affirmation des droits : elle a été une grande revendication de dignité, une proclamation d’égalité humaine qui concerne les Etats-Unis mais nous concerne nous aussi directement et durement, nous qui regardons toujours cette Amérique pour en prendre le pire.

La ville des mille ghettos

Et puis il y a Los Angeles même, ville des mille ghettos et mille frontières. Après le 11 septembre, le barrio (quartier espagnol, ndt) était le quartier où flottaient le plus de drapeaux américains : une façon pour les immigrés et les chicanos de se défendre du soupçon implicite de faible patriotisme, qui tombait sur quiconque n’avait pas la peau de la bonne couleur et ne parlait pas anglais ave le bon accent. Mais sur les murs des maisons populaires du barrio se détachent encore les murales colorés aux images de Zapata et de Chavez, entre guerriers imaginaires et divinités aztèques, un poing fermé et l’inscription « Chicano Power », ou un Che Guevara au doigt pointé on trouve contre l’oncle Sam qui prévient : « We are not a minority », nous ne sommes pas une minorité. Et on trouve au marché du barrio des CD intitulés American sin fronteras : « Los Angeles est une cage dorée, mais le fait d’être dorée n’empêche pas que ça reste une cage ». Ou bien : « Le Mexique est beau, mais moi je l’ai traversé à pied et sans papiers depuis le Salvador, et ces cinq mille kilomètres je m’en souviens un à un ».

Ce sont les deux fondements du projet de loi en discussion aux Etats-Unis. Le premier définit comme délit grave (felony) non seulement le fait de se trouver sans permis sur le sol des Etats-Unis, mais aussi toute forme d’assistance et aide apportés à cette nouvelle masse de délinquants clandestins : leur donner un travail ou un plat de soupe devient un délit aussi grave et condamnable. Et d’ailleurs, il est juste que dans le glorieux nouveau monde que nous construisons la solidarité et la charité deviennent hors la loi : ce n’est pas par hasard que des devoirs de désobéissance civile ont déjà été annoncés par des secteurs syndicaux et par l’Eglise.

La deuxième base est celle qui reconnaît, au moment même où on traite les immigrants de délinquants et de sous hommes, qu’ils sont nécessaires et prévoit donc leur utilisation temporaire et saisonnière, à condition de les réexpédier chez eux dès que le contrat arrive à échéance. C’est une réédition du tristement célèbre bracero program qui, de l’après-guerre jusqu’aux années 60, importait des saisonniers du Mexique : « certains de nous sont illégaux, d’autres indésirables », chantait Woody Guthrie, « le contrat de travail est arrivé à échéance et nous devons partir, sept cent miles jusqu’à la frontière mexicaine, chassés comme des bandits, comme des voleurs, comme des hors la loi ». C’est une tentation qui pointe aussi chez nous, dans plus d’un projet de loi : le Premier Monde a besoin de bras, pas de personnes ; quand les bras arrivent attachés à des personnes, il sépare les personnes en les traversant avec une frontière sanglante entre ce qui nous sert d’eux et ce qui, en eux, est illégal, indésirable, à renvoyer.

Le réseau des nouvelles frontières

Et puis il y a un autre réseau de frontières, toujours plus sanglantes, qui divisent les « indigènes » des « migrants », « nous » de « eux », et « eux »-même en mille fragments. Sur la fanzine Rock & Rap Confidential, le journaliste hip-hop Davey D avertit : « ne pensez pas que cette histoire de l’immigration ne touchera que les Brown folks (c’est-à-dire les « latinos » avec la peau sombre). Souvenez-vous que si cette loi passe, elle écrasera aussi une quantité de noirs, par exemple les haïtiens ».

Les gens et les groupes de pression peuvent se diviser, mais le racisme est indivisible : s’il touche maintenant les Salvadoriens immigrés, les Irakiens récalcitrants ou les Arabes a priori terroristes, quand c’est utile il est prêt à toucher les citoyens noirs ou les peuples indigènes qui sont ici depuis dix mille ans – et garde toujours en réserve, latente mais immanquable, la sale bête de l’antisémitisme. Pour cela, écrivait Davey D : « le problème maintenant est : comment le peuple du hip-hop pourra-t-il s’unir aux millions d’immigrants qui ont manifesté dans tant de villes des Etats-Unis la semaine dernière ?

Ceci est un moment important parce que si nous laissons les Mexicains seuls pour mener cette bataille, ils perdront et la pression contre nous aura toujours plus de force ». Dans le fond, la vision de Davey D n’est pas différente de celle de Leslie Marmon Silko : trouver ce qui unit, et reprendre la parole, la dignité, la vie, la citoyenneté, la terre. Victor Jara, avant d’être assassiné appelait « a desalambrar ! », à mettre à bas les barrières et les barbelés. A Los Angeles et alentour, ces jours ci, los alambrados, los mojados, los atraversados ont commencé à le faire.

Edition de jeudi 30 mars de il manifesto

Rubrique Storie, Histoires

http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archvio/30-Marzo-2006/art98.html

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

Alesandro Portelli est enseignant de littérature anglo-américaine à l’Université La Sapienza à Rome ; il est l’auteur, entre autres, de Canzone politica e cultura popolare in America. Il mito di Woody Guthrie (DeriveAprodi, avril 2004).Il intervient régulièrement dans il manifesto sur les thèmes des aspects culturels de la révolte populaire dans l’histoire étasunienne.

Ecouter aussi, à ce sujet précisément, la superbe chanson « Deportee » de W. Guthrie.

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