Un mémorial en hommage aux victimes du capitalisme ?

Affiche du Tribunal Populaire de Lievin, dans le cadre d’une Commission populaire d’enquête 

Au cœur de l’ex-Bassin minier du Pas-de-Calais, un territoire meurtri par la désindustrialisation et confronté au chômage de masse et à la précarisation des conditions de travail, un collectif de militants engagés sur le front de classe envisagent d’établir un mémorial national en hommage aux victimes du capitalisme ! Un projet né dans la foulée de la célébration du 40e anniversaire de l’une des plus meurtrières catastrophes minières de France (décembre 1974, 42 morts). Ici, à Liévin, un premier-rendez commémoratif est proposé ce samedi 30 avril 2016 à 10h 30.

Depuis 1968 et l’annonce du plan Bettencourt qui prévoit une baisse drastique de la production, on sait l’activité charbonnière condamnée dans l’Hexagone. Le choc pétrolier de 1973 offre cependant des perspectives de relance. A la fosse 3 à Liévin dépendant de l’unité de production (UP) de Lens, on crée ainsi les conditions d’une mise en exploitation du quartier des Six-Sillons lorsqu’une déflagration sème la désolation. En ce 27 décembre 1974, ce coup de grisou  fait 42 morts, 116 orphelins. C’est la catastrophe la plus meurtrière de l’après-guerre. Le 31 décembre lors des funérailles, le Premier ministre Jacques Chirac promet que « toute la lumière sera faite » sur les circonstances du drame. De permanence au Palais de Justice de Béthune, le truculent et populaire juge Pascal (1) hérite du dossier. Jouant de l’intérêt des médias, il bouscule d’emblée l’édifice d’autodéfense soigneusement entretenu par les Houillères publiques et inculpe Augustin Coquidé, le chef de siège, à l’heure où la mouvance maoïste, via le Parti communiste révolutionnaire marxiste-léniniste (PCR-ml), tente de mobiliser la corporation minière dans le cadre d’une Commission populaire d’enquête (CPE).

 

Ses travaux sont exposés lors d’un « Tribunal populaire » qui se tient au cinéma L’Apollo à Lens, le 22 mars 1975 (2). Il conclut à la responsabilité du patronat coupable notamment via une « absence de contrôle de la teneur en grisou dans les endroits les plus dangereux » de s’être inscrit « dans la logique du Capital la loi du profit » (3). Si la Confédération générale du travail (CGT), encore largement à l’époque arrimée au Parti communiste, s’insurge contre la notion de fatalité traditionnellement avancée par les Houillères, le syndicat majoritaire dans les Mines n’imagine pas créer les conditions d’une grève générale de nature à leur imposer de privilégier la sécurité au rendement. Comme si les « Gueules noires » séduites par les promesses de reconversion, avaient déjà tourné la page du charbon ? Le juge Pascal dessaisi dès l’été, l’interminable procédure judiciaire conduit, en 1981, à la condamnation pour « homicide involontaire » d’Augustin Coquidé à une symbolique peine d’amende  ; l’absence d’installation de télégrisoumètres lui étant notamment reprochée. La « faute inexcusable » des Houillères ne sera toutefois pas établie. Comme hier les compagnies privées, l’État-patron s’en sort bien !

Le monument érigé par la Commission populaire d'enquête en décembre 1975 (2)

 

 

 

 

 

 

 

Photo: Le monument érigé par la Commission populaire d’enquête en décembre 1975

 

Un goût d’inachevé

Au grand dam de Françoise Obert et Micheline Lhermite ! Elles avaient respectivement 28 et 34 ans à l’époque des faits. Leur mari travaillaient comme sondeurs itinérants pour le compte de l’UP de Lens. Ils sont morts « côte à côte par implosion des poumons ». Ce jugement de 1981 leur laisse toujours ce goût amer d’inachevé, le sentiment d’avoir « été menées en bateau ». « On a puni quelqu’un qui n’avait pas les pleins pouvoirs. Coquidé n’était pas le seul en cause  », soupire Françoise Obert, la souffrance « toujours aussi vive » chevillée au corps.

Pour Micheline Lhermite, c’est bien la négligence des Houillères qui a provoqué le coup de grisou : « Quand ils rentraient à la maison, nos hommes nous disaient que les Houillères allaient les faire crever. Ils se plaignaient de la chaleur, des conditions de sécurité défaillantes. On a fait taire le juge Pascal parce qu’il avait vu des choses. » Elles ne seraient d’ailleurs pas défavorables à la réouverture d’un procès : « Pas pour nous, mais pour nos enfants, qu’ils sachent au moins pourquoi leur père est décédé. » Avec André Verez, le fils d’un des huit rescapés, Françoise et Micheline sont de toutes les commémorations. Au nom du « devoir de mémoire » !

Haro sur la « mythologie du mineur »

C’était encore le cas lors du 40e anniversaire de la catastrophe. En ce 27 décembre 2014, la municipalité de Liévin voit les choses en grand. Invité, le Premier ministre Manuel Valls en personne vient « honorer la mémoire des mineurs qui ont fait la France ». « Nos pères étaient plus que des hommes. Ils étaient mineurs ! » s’enflamme tout autant Laurent Duporge, le maire de Liévin carté au Parti socialiste, sacrifiant à la longue tradition d’héroïsation de la corporation minière. Et le premier magistrat d’évoquer pêle-mêle le courage, la grandeur et le sacrifice de ces Gueules noires. Un discours de glorification imaginée « par le patronat privé dès le XIXe siècle en vue d’enfermer les salariés dans un système de représentations destiné à leur faire accepter leurs conditions d’exploitation », s’insurge aussitôt le collectif « Liévin 1974 ».

Ses membres, des militants progressistes, auront, tout au long de ce mois de décembre, multiplié les initiatives (conférences, tables rondes, exposition et concert) (4) destinées à tordre le cou à la « mythologie de la mine ». appréhendée comme un ensemble de « dispositifs (récits, productions littéraire, artistique et politique, institutions spécifiques en charge de la vie du mineur de la naissance à la mort) conçus afin d’empêcher le mineur considéré comme de la « chair » à profit, de penser sa vie pour s’envisager un autre sort », commente Bruno Matteï (5).

Et ce philosophe de rappeler que « cette mythologie a consisté à faire des mineurs des héros du travail et une avant-garde exemplaire pour toute la classe ouvrière, notamment à l’occasion des catastrophes où tout le monde allait répétant qu’aimant leur métier, ils se sont « naturellement sacrifiés » pour la cause nationale de la houille, ce « pain » de l’industrie. La réalité était différente. Seulement, ni les patrons des Houillères – privées comme publiques – , ni les politiques, ni paradoxalement les syndicats, n’ont donné la parole aux mineurs pour mettre en cause cette mythologie meurtrière ».

Cérémonies antagoniques

« Les responsables des accidents entre 1945 et 1970 (3 000 victimes) n’étaient pas des entités impersonnelles (la Mine, le Travail ou la Fatalité), mais bien les dirigeants des Houillères publiques. Ils ont sacrifié les Gueules noires sur l’autel de la rentabilité, privilégiant le rendement à la sécurité », insiste Lucien Petit du Collectif « Liévin 1974 ». Ce dernier propose ainsi en parallèle à la manifestation « officielle », un recueillement à proximité du monument élevé le 27 décembre 1975, un an jour pour jour après la catastrophe, par la Commission populaire d’enquête et le PCR-ml « en hommage aux 42 mineurs envoyés à la mort ».

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Photo d’archive

« C’est un événement qui continue de faire l’objet de mémoires extrêmement divisées », constate Marion Fontaine qui a consacré à ce dossier son dernier opus (6). Et l’historienne de noter que l’action du juge Pascal qui se dresse contre les élites, posait « avec force la question de la responsabilité patronale en matière d’accident du travail. Cette prise de conscience aboutira, bien des années plus tard, au procès de l’amiante ou à la condamnation des Houillères en Lorraine pour faute dans le déclenchement de la silicose ». Alors que la santé au travail relevait d’une logique d’indemnisation (loi de 1898), elle intègre désormais le champs du Droit. Les procès vont ainsi se multiplier et aboutir à des condamnations autres que symboliques.

Mémorial à vocation nationale

Au terme de ce 40e anniversaire, l’idée s’impose « de l’édification d’un mémorial complétant l’existant en hommage – cette fois – à l’ensemble des victimes du capitalisme pour dire que les accidents du travail, les maladies professionnelles ne sont pas dus à la fatalité ! Ce mémorial tout en rendant hommage à l’ensemble des travailleurs victimes du capitalisme, indiquerait que c’est le système capitaliste et la recherche du profit à tout prix qui sont responsables des accidents du travail et des maladies professionnelles », indique Jacques Lacaze, un autre animateur du Collectif « Liévin 1974 ». Un Comité d’initiative en vue de l’érection d’un mémorial en hommage aux victimes du capitalisme se met alors en place. Raoul Czismadia, un sculpteur du Bassin minier, imagine les contours d’un monument de deux mètres de haut pour trois de large. Il se présenterait sous forme d’un arc de cercle réalisé en métal et orné d’une inscription rappelant la responsabilité du capitalisme dans le déclenchement des catastrophes. L’ emplacement « permettrait à la population de se rassembler à l’occasion d’hommages que nous pourrions rendre aux victimes d’accidents du travail, que le drame se soit déroulé en France ou ailleurs dans le monde », poursuit Jacques Lacaze soucieux aussi d’y organiser « des cérémonies à caractère mémoriel ».

Diversité des soutiens

Le projet a recueilli l’assentiment d’artistes réputés comme le dessinateur Jacques Tardi ou la chanteuse engagée Dominique Grange. Des dizaines de militants du Bassin minier (CGT, CNT, SUD, FO, PCF, PRCF, LO, FA) engagés sur le front de classe dont Christian Champiré, le maire de Grenay se sont également associés au projet. Tout comme Norbert Gilmez, l’emblématique porte-parole des mineurs de charbon grévistes de l’automne 1948 toujours en quête d’une complète réhabilitation. Ou encore Raymond Frackowiak, le dirigeant de la CGT Mineurs du Nord-Pas-de-Calais. Un dernier soutien de poids quand on se souvient des rapports conflictuels qu’entretenaient la Fédération CGT des Mineurs et la mouvance maoïste à l’époque.

Une municipalité hostile

Sollicitée en sa qualité de propriétaire du terrain où sera érigée cette stèle, la municipalité de Liévin n’y serait pour le moment pas favorable sous prétexte qu’elle serait « trop imposante », selon Laurent Duporge. La réserve la plus ferme provient de Daniel Dernoncourt, son adjoint du Parti communiste français (PCF), qui affiche une « opposition de principe » à l’instauration d’un « deuxième monument sur ce site officiel sanctuarisé ». Outre que deux monuments cohabitent déjà sur le site de l’ex-fosse 3, cette hostilité paraît plutôt surprenante à l’heure où Hervé Poly, le premier secrétaire de la Fédération du PCF du Pas-de-Calais, soutient ce projet inédit.

La municipalité craint-elle que les initiatives menées autour du mémorial en hommage aux victimes du capitalisme, de par sa vocation nationale, ne fassent de l’ombre à sa rituelle cérémonie du 27 décembre ? Ou imagine-t-elle plus sûrement que la mise en cause du Capital et de ses méfaits fasse voler en éclat le consensus qu’elle tente de bâtir depuis 40 ans autour du « crime » de Liévin ?

La Ville serait cependant disposée à autoriser l’emplacement d’un monument aux dimensions réduites dans un autre quartier. Une perspective rejetée dans la mesure où il s’agit bien ici « de marquer la continuité avec les actions menées dans la foulée de la catastrophe de 1974. Implanter le monument ailleurs n’aurait pas de sens », souligne-t-on du côté du Comité d’initiative.

Conformément à son engagement, celui-ci a travaillé à la restauration du monument érigé par la Commission populaire d’enquête. C’est chose faite depuis quelques jours grâce au concours des services techniques de la municipalité PCF de Grenay. Une commune voisine qui a perdu cinq des siens dans la catastrophe. Ce mémorial restauré sera inauguré ce samedi 30 avril 2016 à 10h 30. L’occasion surtout pour le Comité d’initiative de faire connaître son projet de mémorial national qui devrait faire l’objet d’une souscription ; son coût avoisinant les 10.000 euros (7)…

Notes :

      1. Juge d’instruction à Béthune, Henri Pascal accède à la notoriété nationale à la faveur de la très médiatisée affaire de Bruay-en-Artois : un tragique fait divers (assassinat de Brigitte Dewèvre, une fille de mineur le 6 avril 1972) qui prend une dimension de classe sous l’impulsion de la Gauche prolétarienne. L’organisation maoïste désigne à la vindicte populaire un notaire du cru au service des Houillères.
      2. Sur le Tribunal populaire, lire : « Peu après la catastrophe de Liévin, le tribunal populaire de Liévin. Jacques Lacaze, ex-militant maoïste témoigne », par Jacques Kmieciak. Gauheria n° 94. Septembre 2015, ici pp. 65 à 70.
      3. Front rouge (organe central du PCR-ml) du 27 mars 1975
      4. Programme et comptes rendus sur http://www.lelag.fr/site/nos-projets/il-y-a-40-ans-lievin-1974/
      5. Bruno Matteï est l’auteur de Rebelle, rebelle : révoltes et mythes du mineur 1830 – 1946. Seyssel. Editions du Champ Vallon. 1987, 319 pp.
      6. Marion Fontaine, Fin d’un monde ouvrier. Liévin 1974, éditions EHESS, 2014, 238 pp.
      7. Pour en savoir plus sur ce projet : http://memorial.bassinminier62.org

Source : Investig’Action

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