« On n’a rien à craindre, si on n’a rien à se reprocher »

Suite à leur visite au Maroc avec qui ils souhaitent « renforcer la coopération policière et judiciaire » (1), le Premier ministre belge Charles Michel, son secrétaire d’État à l’asile Theo Francken et son ministre de l’intérieur Jan Jambon sont revenus très inspirés : Ainsi, Jan Jambon souhaite prélever les empreintes digitales de tous les citoyens belges, arguant qu’ « on n’a rien à craindre, si on a rien à se reprocher ». Une phrase pleine de bon sens qui rappelle les repas de famille en période de fin d’année. Mais, au fait, pourquoi cet argument ne serait-il pas valide ?

Comme le rappelait (2)le Président de la Ligue des Droits de l’Homme, Alexis Deswaef, la mesure s’oppose à la Convention européenne des Droits de l’Homme laquelle, dans son article 8, stipule qu’il « ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice [du droit au respect de sa vie privée et familiale] que pour autant que cette ingérence […] constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale »1. À moins de considérer que tous les Belges sont des terroristes en puissance et qu’il est donc nécessaire de tous les surveiller, la mesure est difficilement défendable.

Sur le fond, la mesure est inutile, ridicule et inadéquate. Inutile et ridicule parce que tous les terroristes qui sont passés à l’acte étaient déjà fichés dans les listes de l’OCAM (Organe de Coordination pour l’Analyse de la Menace). Il fallait donc commencer par agir sur ceux-là. Si on a été incapable de le faire pour un petit groupe, comment penser que nous le serions pour l’ensemble de la population ? En effet, la mesure est aussi inadéquate car plus on augmente le nombre de personnes à surveiller, moins on est capable de les surveiller efficacement, comme le démontre de très nombreux articles (4).

Alors, quel est le sens de tout ça ? À ce stade, je vois deux niveaux possibles :

1) C’est une affaire de communication. Il s’agit, pour le gouvernement, de faire des effets de manche pour donner l’impression qu’il « agit » contre le terrorisme. Dans une période plutôt sombre où la démagogie, les arguments racistes et l’incitation à la haine sont redevenus monnaie courante (rappelez-vous cette « une » hallucinante de Sudpresse la semaine passée) (5), certains politiques ne se gênent plus pour cumuler les déclarations démagos irréalistes (6).

2) Un autre aspect consiste à se dire qu’une fois la loi passée, elle peut facilement être instrumentalisée. Rappelons que la première victime de la loi antiterroriste belge suite aux attentats du 11 septembre 2001 n’était pas un terroriste…mais un militant politique, Bahar Kimyongür, dont le positionnement opposé au Président turc Erdogan avait fâché les relations diplomatiques entre la Belgique et la Turquie (7).

Un argument ? Non, un piège !

Mais ce n’est pas tout. La force démagogique de cette phrase repose sur le fait qu’elle est une tautologie, c’est-à-dire une phrase qui, ainsi formulée, ne peut être que vraie. Si un citoyen ne contrevient pas à la loi, il ne devra effectivement pas craindre cette loi. Mais c’est oublier que les lois changent et, avec elles, le taux de tolérance pour certaines actions, que certaines lois sont éthiquement contestables et que d’autres futures pourraient l’être encore plus. C’est oublier que l’esprit d’une loi peut être détourné, qu’une loi est sujette à multiples interprétations, que certaines lois peuvent présider à d’autres, selon l’avis d’un juge ou la compétence d’un avocat, qu’une loi peut être subordonnée à la jurisprudence, qu’une loi peut avoir cessé d’être appliquée, etc. Autrement dit : une loi n’est pas une loi. Son application est toujours relative et, pour bien le comprendre et en tirer les conséquences, il faut faire un pas de côté pour prendre en considération le contexte socio-politique dans lequel la phrase est énoncée.

Si on changeait de perspective, serions-nous toujours d’accord avec le « bon sens » voulant qu’un citoyen irréprochable n’ait rien à craindre ? Imaginons Hitler dire aux peuples conquis : « Vous n’avez rien à craindre, si vous n’avez rien à vous reprocher ! » C’est le caractère réflexif du verbe « reprocher » qui est abusif. Il s’agit moins de savoir ce qu’en tant que personne, je pourrais me reprocher mais de savoir ce que le pouvoir, en tant qu’institution, pourrait avoir à me reprocher. Qui prétendrait que la Résistance était illégitime ? Or, aujourd’hui, d’un point de vue citoyen, il peut être éthique d’accomplir, par exemple, l’un ou l’autre acte de désobéissance civile : s’opposer physiquement à l’exclusion de sans-papiers par charters, faucher un champ d’OGM, refuser d’être enrôlé pour faire la guerre, etc. Chacune de ces actions renvoie à des lois ou à des décisions dont le caractère démocratique est sujet à caution : quel est le rôle de nos gouvernements dans les guerres qui produisent ces migrants ? Pourquoi autoriser des cultures OGM, en contradiction avec le principe de précaution, sinon pour faire plaisir à Monsanto ? Etc.

Rien à se reprocher, mais tout à craindre

Ce que Jan Jambon omet de préciser, c’est que son argument ne fonctionne que si le pouvoir lui-même n’a rien à se reprocher et que la démocratie est complète et incontestable. Ce dont on est en droit de douter, d’une part en rappelant des précédents comme le complot d’État dont a été victime Bahar Kimyongür mais aussi, plus largement, en considérant que : (1) la démocratie représentative élective porte au pouvoir des élites qui n’ont aucunement l’obligation d’accomplir ce pour quoi elles ont été élues et (2) qu’elle est loin d’être l’image proportionnelle de la distribution socio-économique du peuple qu’elle est censée représenter. Par conséquent, la démocratie représentative comporte intrinsèquement plusieurs dimensions non-démocratiques. Ainsi, la phrase de Jan Jambon devrait être modifiée de la façon suivante : « Vous n’avez rien à craindre, si les élites portées au pouvoir n’ont rien à vous reprocher et que vos intérêts de citoyens ne s’opposent pas aux leurs ».

On a tendance à naturellement s’opposer à une proposition comme celle du prélèvement des empreintes digitales en considérant son refus comme un acte de prévention : on s’appuie sur l’idée que « demain » le pouvoir pourrait déraper. Or, ce que la phrase modifiée montre, c’est qu’il ne s’agit pas de « demain », mais bien « d’aujourd’hui ». Si la protection de la vie privée et familiale est essentielle, elle ne l’est cependant pas plus que la garantie de pouvoir exercer, sans peur de représailles, nos droits démocratiques, en fonction d’une éthique personnelle qui puisse rester indépendante des choix potentiellement démagogiques et corporatistes des élites au pouvoir.

Notes :

1) – Une coopération pourtant déjà bien établie et peu reluisante quand on se penche sur le cas du Belgo-marocain Ali Aarass : http://investigaction.net/A-son-48e…

2) – La Première, 2 mars 2016

3) – http://www.echr.coe.int/Documents/C…

4) – Une recherche Google reprenant les termes « surveillance de masse contre-productive » suffira à convaincre les plus indécis.

5) – http://lepeuple.be/wp-content/uploa…

6) – La pseudo-fermeture de la frontière franco-belge en est un autre exemple récent, comme si 290 policiers suffisaient à contrôler plus de 1500 points de passages dont certains sont des rues entières pour lesquelles un côté est français lorsque l’autre est belge !

7) – www.investigaction.net/Bahar…

Source : Investig’Action

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