« L’image démocratique que le Bénin reflète à l’extérieur est déformée et surfaite »

Jean Kokou Zounon, 64 ans est un Ingénieur statisticien économiste, ancien Directeur général de l’Institut national de la Statistique et de l’Analyse économique du Bénin et ancien Directeur du Plan d’Etat à la retraite. Premier Porte-parole de la Convention patriotique des Forces de Gauche, il nous donne les clés pour comprendre le Bénin d’aujourd’hui et de demain.

Cette interview est extraite du Journal d’Afrique n°20 du mois d’avril

 

Alors que les Nigériens, les Congolais et les Sénégalais contestent les résultats des élections organisées le 20 mars dans leur pays respectif, les Béninois ont connu le successeur du président Boni Yayi moins de 24 heures après la fermeture des bureaux de vote. A votre avis qu’est-ce qui fonde l’exception béninoise ?

Je vous remercie pour cette question. Je voudrais faire quelques rappels pour mieux situer ma réponse. Déjà sous la colonisation, l’occupation n’a pas été acceptée même si les affrontements ne sont pas allés jusqu’à une guerre généralisée contre la domination coloniale. Les gouverneurs se succédaient et certains n’ont pas pu faire un mois. Après l’indépendance, les luttes contre le néocolonialisme et pour les libertés au Dahomey de l’époque se sont traduites par une cascade de coups d’Etat militaires entre 1960 et 1972 au point de faire qualifier notre pays “d’enfant malade de l’Afrique”. Ces luttes ont conduit au refus et au départ de la base militaire française du pays en 1964. C’est dire qu’il y a au niveau du peuple béninois une certaine tradition de lutte pour les libertés et contre la domination étrangère. L’existence et la ténacité du Parti Communiste du Bénin depuis 39 ans tiennent de cette tradition.

Ensuite, personne ne comprendra jamais rien de ce qui se passe au Bénin, surtout nos frères Africains, s’ils ne connaissent pas les conditions dans lesquelles notre peuple a mis fin à la dictature de KEREKOU et comment la Conférence Nationale tant vantée de février 1990 est intervenue. Comme vous le savez, KEREKOU est un dictateur qui a maintenu notre peuple sous sa férule pendant 17 ans. Toute l’année 1989, notre peuple a engagé des luttes héroïques sous la direction du Parti Communiste du Bénin. Luttes qui ont abouti à la chute du pouvoir de KEREKOU. Plus précisément le 11 décembre 1989. C’est de ce jour que date la fin de son pouvoir autocratique. C’est pour empêcher notre peuple de prendre son destin en main avec à sa tête le Parti Communiste du Bénin que la France a poussé à la tenue de la Conférence nationale.

KEREKOU ne pouvait pas refuser les conclusions de la Conférence Nationale ; le rapport de force dans le pays n’était plus en sa faveur. Nos frères Africains qui n’ont pas compris cela ont cru que c’est KEREKOU le magnanime qui a offert la démocratie au peuple béninois. En Argentine, au Chili, vous n’entendrez jamais personne féliciter le dictateur vaincu d’avoir libéré son peuple de la dictature. Nos frères Africains qui voulaient imiter les Béninois ont permis aux dictateurs africains de se maintenir au pouvoir à travers des Conférences nationales non précédées d’un rapport de force en faveur du peuple. L’exception béninoise, c’est la tradition de lutte et l’existence ici d’un puissant Parti Communiste qui est toujours à côté du peuple pour lui faire éviter les chausse-trappes que lui tendent ses ennemis. Si Zinsou n’avait pas accepté sa défaite, et/ou si les organes chargés des élections opéraient des tripatouillages en sa faveur, le peuple se serait soulevé contre lui et son mentor YAYI BONI.

Quelle a été pour vous la plus grosse surprise de cette présidentielle ?

La plus grosse surprise de la présidentielle 2016, c’est la candidature de Lionel ZINSOU, un homme issu du sérail politique français que YAYI BONI a imposé à la hussarde à son Parti comme son candidat et qu’il a voulu imposer au peuple béninois comme son successeur pour couvrir ses turpitudes. On s’est demandé si ses parrains français nous prenaient pour des demeurés pour penser faire une OPA sur notre pays et imposer ainsi un nouveau gouverneur colon à la tête de notre Etat ! On s’est demandé : Qu’est-ce-qui autorise et justifie un tel mépris pour notre peuple ? (ou « On s’est demandé ce qui autorise et justifie un tel mépris pour notre peuple. »

Pourquoi avez-vous multiplié communiqués et actions sur le terrain contre le candidat Lionel Zinsou ?

Comme je l’ai dit tantôt, la candidature de Lionel ZINSOU a été une provocation de la FrançAfrique contre notre peuple. Le temps où l’on décidait du sort des peuples africains dans les salons dorés de l’Elysée est révolu. Voilà pourquoi, dès que la candidature de Lionel ZINSOU a été actée, notre Parti a appelé à la résistance. Lionel ZINSOU, c’est d’abord un français qui a aussi la nationalité béninoise ; un défenseur acharné du franc CFA qui permet à la France de pomper nos revenus financiers ; un saboteur du projet de la CEDEAO d’aller vers une monnaie régionale commune ; c’est celui-là même qui a conçu avec Hubert Védrine un rapport qui indique comment la France va renforcer sa domination sur l’Afrique. Lionel ZINSOU, c’est un nouveau colon tout comme le franco-sénégalais DODDS qui avait mené la guerre de colonisation contre BEHANZIN. Il fallait lutter contre la recolonisation, contre la remise en cause de la souveraineté formelle conquise en 1960.

Notre Parti a effectivement alerté le peuple. Il a élargi ses liaisons avec toutes les organisations, les partis et personnalités politiques pour vaincre le nouveau colon. Seul et/ou avec ces organisations, La Convention Patriotique des Forces de Gauche et le Front de Refus du Bénin-Waxala, il a organisé des dizaines de conférences, des déclarations, confectionné et multiplié des centaines de milliers d’affiches, organisé des centaines de meetings sur toute l’étendue du territoire, encouragé la jeunesse à faire des graffitis, à fustiger les soutiens du colon. Vous me permettrez de rendre un hommage au Président SOGLO pour le rôle éminent qu’il a joué dans cette lutte.

Tout ceci a réveillé un vent patriotique, nationaliste, par rapport auquel chaque candidat, chaque citoyen devait se prononcer. Le vent patriotique s’est amplifié au fur et à mesure de la campagne au point où le rejet de Lionel ZINSOU était partout visible dès la fin de janvier 2016 et où tout le monde savait qu’il ne pouvait gagner que par la fraude. A partir de ce moment, nous avons appelé à organiser des Comités populaires anti-fraude. Dès lors, le sort de Lionel ZINSOU était scellé et toute proclamation contraire à sa défaite aurait provoqué probablement de grands remous dans le pays. Les organes chargés des élections ont dû se tenir à carreau.

Avez-vous été surpris par la victoire de Patrice Talon ?

Pas en tant que tel. En effet, comme vous le savez, la candidature de Lionel ZINSOU a changé la donne pendant ces élections. Les élections au Bénin sont généralement une foire aux enchères avec la distribution ouverte de sous aux électeurs, l’achat des voix, les tripatouillages des urnes. Il n’y a donc pas d’élections démocratiques. Le colonisateur français et l’ex président Boni Yayi ont pensé qu’avec cela, Lionel ZINSOU pouvait gagner. Mais, l’éveil patriotique et le bilan désastreux de Boni YAYI ont plombé Lionel ZINSOU. Mais ne pouvait gagner que celui qui pouvait bien placer suffisamment de sous à distribuer et se montrer opposant farouche à Boni YAYI.

Quel aura été son principal atout selon vous ?

Le principal atout de Patrice TALON, c’est d’abord qu’en tant que principal bailleur de fonds des partis et hommes politiques au pouvoir du Bénin, dès qu’il a annoncé sa candidature, tout le monde s’est mis au garde à vous. Ensuite, il est apparu aux yeux de l’opinion comme persécuté par YAYI BONI qui l’a forcé à l’exil pendant 3 ans. Enfin, il a eu la chance d’être allé au deuxième tour contre Lionel ZINSOU que la majorité de la population rejetait.

Sur Radio France internationale le 23 mars, le candidat malheureux Lionel Zinsou a indiqué que sa défaite est due à la volonté de « rupture plus radicale » des Béninois. Pensez-vous que l’homme d’affaires Patrice Talon, ancien proche collaborateur du président Boni Yayi soit vraiment l’homme de la rupture ?

Pendant 10 ans, YAYI BONI a mis le pays sens dessus dessous. En 2006, s’il avait été élu, c’est parce que le peuple voulait le changement car les 10 ans de KEREKOU, de 1996 à 2006, ont été des années de vol et de pillage à grande échelle. Le slogan de YAYI BONI à son arrivée, c’était le changement ; 5 ans après, constatant la déception populaire, il a parlé de « refondation ».

C’était pire. C’est pour cela que le peuple parle de la rupture. En fait il s’agit de la rupture avec tout ce que le peuple a vu avec le pouvoir de YAYI BONI et avec le pacte colonial afin de permettre un décollage économique du pays. Et aucun homme ne peut à lui seul opérer la rupture que veut le peuple. C’est pourquoi beaucoup de gens appellent, comme nous, à la réunion d’Assises nationales, des Etats généraux du peuple pour donner un contenu et une feuille de route à la rupture. La rupture ne peut être, par conséquent, la chose d’un, ou d’un groupe d’individus, même s’il lui revient de l’impulser.

A votre avis, quelles doivent être les priorités du nouveau président qui a indiqué lors de la campagne qu’en cas de victoire il ne ferait qu’un seul mandat ?

La première priorité du Président devrait être la convocation des Etats Généraux pour voir quelle est la situation réelle du pays. Je vous ai parlé tout à l’heure des 10 ans d’échec de KEREKOU et des 10 ans d’échec de YAYI BONI ; cela veut dire qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce système du renouveau démocratique né il y a 25 ans. Le pays est gangrené, enlisé dans la corruption, la fraude. On doit s’asseoir pour faire le bilan et repenser les fondements de la gouvernance du pays. Ce sont ces Etats Généraux qui indiqueront ce que le peuple appelle la vraie rupture. Deuxièmement il faut commencer tout de suite la lutte contre l’impunité qui est la gangrène qui tue notre pays. Il faut identifier les auteurs des crimes économiques, des crimes politiques, qui doivent rendre gorge. Il faut refondre complètement l’administration qui est si politisée qu’elle est complètement inefficace. Il faut supprimer les concours frauduleux et punir leurs auteurs.

Au-delà de cette image de pays démocratique que le Benin reflète à l’extérieur, qu’elle est le niveau de vie des Béninois et comment cette démocratie se vit-elle concrètement ici ?

L’image démocratique que le Bénin reflète à l’extérieur est déformée et surfaite. Jusqu’ici, au Bénin, trois électeurs béninois sur cinq (60%) ne savent ni lire ni écrire. Ils ne peuvent être conseillers communaux, car il faut connaître le français, déclarée la seule langue officielle du pays. Peut-on parler de démocratie si les 3/5 des électeurs sont exclus de leur droit d’éligibilité ? Ceux qui ont commis des crimes sous la dictature de KEREKOU de 1972 à 1990 sont impunis pendant qu’en Argentine, au Chili et ailleurs, les tortionnaires sont jugés et les victimes indemnisées. Moi qui vous parle, j’étais directeur du Plan d’Etat sous KEREKOU ; dès que j’ai été identifié comme membre du Parti Communiste, j’ai été pourchassé et j’ai dû entrer en clandestinité de 1985 jusqu’à la chute de la dictature en 1990. Ici, l’impunité des crimes politiques règne comme méthode de gouvernement et les victimes de la lutte pour la démocratie, de 1972 à 1990 ne sont ni réhabilitées ni indemnisées. C’est pourquoi je dis que l’image de notre pays est surfaite.

En ce qui concerne le niveau de vie des populations, vous pouvez l’imaginer avec le taux d’analphabétisme de 60% des adultes en cette époque dite de l’information et de la communication. La misère règne partout. L’Ecole est en ruine. Le chômage déguisé en sous-emploi frappe plus de la moitié de la jeunesse. Plus de la moitié de la population vit avec moins d’un dollar par jour. La corruption est endémique et l’impunité érigée en système de gestion permet l’enrichissement et l’arrogance de la classe dirigeante qui vit dans un luxe insolent en contraste avec la vie du bas peuple qui tire le diable par la queue. La jeunesse est sans perspective ; les diplômés sans emploi sont légion et sont obligés de s’adonner à de petits boulots. Les élections dans ces conditions sont plutôt des foires d’enchères où l’électeur, le conseiller communal, le député sont achetés.

Plutôt qu’un régime démocratique, c’est une ploutocratie qui s’est instaurée au Bénin. Seules les libertés publiques, conquises dans la rue avec la douleur, la sueur et le sang contre la dictature de KEREKOU sont jusqu’à présent âprement défendues pied à pied et permettent l’expression quelque peu libre des opinions.

Propos recueillis par Olivier Atemsing Ndenkop

Source : Journal de l’Afrique n°20, Investig’Action, avril 2016.

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