La nouvelle lutte des classes en Amérique Latine

Tout processus révolutionnaire donne toujours naissance à une tendance contre-révolutionnaire; c’est un fait objectif. Mais, au final, c’est le courant qui acquiert la plus grande force, celui qui est conduit par la ligne et le plan les mieux ajustés, les plus intelligents, qui triomphe. C’est-à-dire que la possibilité que la révolution ou la contre-révolution l’emporte se décide sur le terrain subjectif ; cela dépend de la conduite de l’une et de l’autre.

Schafik Hándal (1990)

 

Depuis novembre 2015, nous avons vécu des événements exceptionnels qui ont modifié le panorama géopolitique et la cartographie de la lutte des classes dans notre Amérique. Nous nous proposons de les aborder dans la présente étude mais, au préalable, nous allons passer en revue les étapes parcourues par l’actuel cycle post-néolibéral qui a ouvert une nouvelle page pour notre région et nous tenterons en même temps une analyse des événements de ces derniers mois qui marquent un virage et lancent d’énormes défis aux peuples de notre Amérique.

Nous faisons référence principalement à l’avancée politique des forces de droite, qui s’est traduite sur le plan électoral et judiciaire et qui a été capable de renverser deux gouvernements progressistes et stratégiques du fait de leur poids politique et économique : les gouvernements de l’Argentine et du Brésil. Cette avancée a également permis de gagner des élections en Bolivie et au Venezuela et de modifier, par conséquent, le rapport des forces subjectives et objectives dans la région.

Notre Amérique se situe donc à un point de bifurcation, une guerre de positions entre les forces sociales et politiques qui représentent et dirigent (ou ont dirigé) le cycle progressiste post-néolibéral et celles qui misent désespérément sur la restauration néolibérale sous forme de capitalisme offshore, un capitalisme où l’on observe une aggravation de certaines tendances qui pourraient entraîner une modification du cycle capitaliste pendant sa phase avancée de décomposition [1].

Le moment politique nous met en présence d’une droite qui a accumulé des forces sur le plan électoral et qui n’a besoin que de remporter des élections (et parfois, comme au Brésil, n’a pas même besoin de cela) et une gauche qui, elle, a besoin de gagner et doit nécessairement occuper la rue et réactualiser son projet politique anti-néolibéral.

L’heure n’est pas aux lamentations suite aux revers politiques subis par la gauche mais à une réflexion sur les nouvelles façons de contrecarrer l’offensive du capitalisme offshore contre les peuples d’Amérique Latine et Caraïbes et de reprendre l’offensive capable de nous conduire à un autre moment d’accumulation politique et sociale ouvrant une étape nouvelle du cycle progressiste. S’agissant du noyau dur du changement d’époque progressiste (Venezuela, Bolivie et Équateur ), il est également nécessaire de procéder à la critique et à l’autocritique pour amener les corrections qui s’imposent et pour bâtir quelque chose de différent dans ces pays où les peuples sont passés dans l’opposition et dans la résistance.

Pour penser le moment actuel, il nous faut comprendre les diverses étapes suivies par le cycle progressiste qui a fait de l’Amérique Latine et Caraïbes l’unique région au monde où a été initiée la construction d’une alternative au système capitaliste ou du moins à ses modèles d’accumulation les plus agressifs mis en place par les politiques néolibérales.

 

Phase préalable ou accumulation originaire du cycle progressiste (1989-1998) :
Les résistances au néolibéralisme

Le mur de Berlin tombe. Le projet historique de la gauche communiste se désintègre pendant que les fractions les plus concentrées du capital balaient les conquêtes historiques des travailleurs et des peuples. Cependant, en même temps qu’on nous raconte qu’est advenue la fin de l’Histoire et de la lutte des classes, dans l’hémisphère Sud de notre planète commence à germer une résistance au néolibéralisme encore embryonnaire lors du Caracazo (1989), puis plus organisée avec le soulèvement zapatiste (1994), ainsi que d’autres processus d’abord de résistance contre les conséquences des politiques néolibérales et ensuite de lutte contre ces mêmes politiques.

 

1º phase du cycle progressiste (1998-2003) :
irruption héroïque du post-néolibéralisme national-populaire

La puissance populaire de résistance au néolibéralisme se transforme en projets politiques qui misent non plus sur la résistance, mais sur la prise du pouvoir ou du moins sur l’accès au gouvernement comme premier pas à franchir. Cela se fait de l’intérieur des formes constitutionnelles ou institutionnelles établies comme élément d’une stratégie tissée au cours d’une période contre-révolutionnaire qui s’ouvre après la défaite des forces révolutionnaires confrontées aux dictatures civico-militaires des années 70.

La destruction sociale du néolibéralisme et la crise que provoque chez les élites politiques et économiques la perte de leur hégémonie provoquent un vide politique que les projets nationaux-populaires mettent à profit pour accéder au pouvoir. Le Commandant Chávez, au Venezuela, (1998), Lula, au Brésil, (2002) et Néstor Kirchner, en Argentine (2003) ouvrent la voie pour un changement d’époque en Amérique Latine et Caraïbes. À la fin de cette première phase, c’est la disposition à la lutte depuis le bas et depuis le haut qui se trouve renforcée ainsi que la construction héroïque du post-néolibéralisme avec la défaite infligée par le peuple du Venezuela au coup d’État contre-révolutionnaire d’avril 2002.

 

2º phase du cycle progressiste (2004-2006) : pic d’accumulation politique

Chávez, Lula et Kirchner sont rejoints par Evo Morales, en Bolivie (2005), et Rafael Correa (2006), en Équateur, au moment même où est vaincu le projet impérialiste connu sous le nom de ALCA, en novembre 2005, peu de temps après que les gouvernements révolutionnaires de Cuba et du Venezuela, avec Chávez et Fidel Castro comme architectes de l’intégration, aient impulsé, en décembre 2004, la mise en place de l’ALBA et que naissent, également au cours de cette période de 2 années, d’importants outils au service de la libération des peuples comme TELESUR ou le Réseau des Intellectuels et Artistes en Défense de l’Humanité.

On assiste à quelques « coups de volant » clés qui témoignent du changement de cap sur la scène politique nationale comme les nationalisations des hydrocarbures en Bolivie, la convocation des assemblées constituantes en Bolivie et en Équateur, ou la demande de pardon présentée par l’État argentin pour les crimes de lèse humanité commis sous la dernière dictature civico-militaire.

À l’expansion de l’anti-impérialisme dans la région il faut ajouter l’affirmation du caractère socialiste de la Révolution Bolivarienne. Dans cette perspective du socialisme du XXIº siècle se situent la Révolution Démocratique et Culturelle de Bolivie et la Révolution Citoyenne de l’Équateur avec le socialisme communautaire et son concept de « bien vivre » comme horizons.

 

3º phase du cycle progressiste (2007-2012) : la stabilisation du projet post-néolibéral

 

Au noyau dur des gouvernements progressistes se joint l’Amérique Centrale avec l’arrivée des sandinistes au gouvernement du Nicaragua (2007, même s’il est vrai que c’est en novembre 2006 que Daniel Ortega gagne les élections) et du Front Farabundo Martí pour la Libération Nationale au Salvador (2009). Et dans le rapport des forces politiques c’est aussi une avancée bénéfique pour les peuples que l’arrivée au gouvernement de Fernando Lugo au Paraguay (2008) et les prises de position progressistes du gouvernement de Manuel Zelaya au Honduras.

Au cours de cette phase, grâce à la mobilisation populaire, sont vaincues les tentatives de coup d’État au sein du noyau dur bolivarien, en Bolivie (2008) et en Équateur (2010), même s’il est vrai qu’on ne put empêcher les coups assénés aux gouvernements populaires du Honduras en 2009 (quand celui-ci décide de rejoindre l’ALBA) et du Paraguay en 2012, coups qui marquent le début de la nouvelle stratégie des « coups de faible intensité » de la droite, perpétrés à partir des institutions-mêmes de l’État libéral.

Ces écueils sur le chemin de la construction progressiste et révolutionnaire de Notre Amérique ont leur compensation dans les nouvelles constitutions approuvées par référendum qui renforcent la refondation des États post-néolibéraux en Bolivie et en Équateur, (avec le précédent du Venezuela, en 1999). Les nouveaux textes constitutionnels enregistrent et scellent le changement en faveur des peuples survenu dans le nouveau rapport de forces social et politique.

En même temps, l’Amérique Latine et Caraïbes entre pleinement dans la transition vers un monde multipolaire avec la présence de plus en plus affirmée, dans la région, de la Russie et surtout de la Chine, outre le fait que juin 2009 voit la naissance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine rejoints en avril 2011 par l’Afrique du Sud) qui contrecarrent l’hégémonie des États-Unis dans leur traditionnel arrière-cour et qui génèrent les conditions d’un développement économique endogène avec un degré plus élevé de souveraineté.

 

4º phase du cycle progressiste (2013-2016) : reflux et crise

La mort du commandant Chávez (mars 2013) ouvre symboliquement une étape de reflux, de crise au sein du bloc national-populaire qui se traduit par un pic de dés-accumulation politique et sociale lequel culmine avec trois défaites électorales pour la gauche et les projets nationaux populaires. C’est le cas également pour le mouvement progressiste (défaites de nature différente, mais défaites cependant au bout du compte) en Argentine (octobre 2015, le seul gouvernement de gauche et/ou national-populaire perdu dans les urnes depuis 1998), au Venezuela (décembre 2015) et en Bolivie (février 2016), sans compter le coup politique-institutionnel-médiatique contre le gouvernement de Dilma Rousseff, au Brésil (mai 2016).

Cette phase ouvre un débat qui n’est pas clos à ce jour au sein de la gauche, celui de l’État. Le sociologue bolivien marxiste, René Zavaleta Mercado (1983), disait que l’histoire des masses est une histoire qui se fait contre l’État. Car l’État, historiquement, traduit les relations de domination et bien qu’il semble se situer au-dessus des intérêts des différentes classes sociales et en être l’arbitre, il fabrique les instruments institutionnels dont la classe dominante a besoin pour se maintenir et se reproduire en tant que classe dominante. C’est aussi pour cette raison que Jorge Viaña (2006) affirme que l’histoire des masses est toujours une histoire faite contre l’État et que par conséquent tout État ignore les masses populaires, en dernière instance, même s’il prétend traduire leurs intérêts. Cela apparaît probablement plus clairement dans les processus au sein du second cercle progressiste et nous aide dans la compréhension des événements survenus en Argentine et au Brésil.

Cependant, s’agissant des processus qui se sont donné pour but de remettre en question le pouvoir de la classe sociale dominante et le système lui-même, l’État se constitue comme « État de transition », presque comme un « Léviatan à l’envers », comme l’appelle Miguel Mazzeo (2014), car il traduit de nouveaux rapports de forces qui imprègnent les institutions, changent les règles du jeu et visent à étayer la construction du pouvoir populaire.

Dans la dialectique contradictoire des transitions, la logique de l’inertie étatique constitue un obstacle en même temps qu’elle facilite les expérimentations populaires d’autogestion. C’est un État qui se réforme lui-même, par exemple au travers des réformes constitutionnelles du noyau dur bolivarien, transformation qui n’a pas eu lieu dans aucun des pays du second cercle progressiste dans lesquels ce vieux monstre, avec ses logiques discriminatoires sous un habillage très démocratique, a favorisé la reconstitution de l’initiative culturelle, économique, institutionnelle, communicationnelle des forces restauratrices de l’ordre néolibéral.

Et cela a eu lieu en même temps que les forces politiques qui ont piloté les gouvernements populaires de ce second cercle donnaient la priorité à la lutte depuis le haut en dévalorisant par là-même l’auto-organisation populaire, sauf lorsque l’affrontement politique s’intensifie et qu’ils essayent alors de faire appel à la mobilisation des masses populaires. Par contre, dans le premier cercle, on fait appel en permanence à la lutte depuis le bas comme réassurance du processus révolutionnaire et comme voie pour la construction du socialisme.

 

5º phase du cycle progressiste (2016-  ) :
guerre de positions entre le post-néolibéralisme et le Capitalisme offshore

S’il est vrai que nous sommes entrés dans une phase de crise du cycle progressiste, on ne peut pas parler de sa fin. Tout d’abord et évidemment parce qu’il faut souligner que, même si la classe dominante a pu faire tomber et ravir l’appareil d’État à un certain nombre de gouvernements populaires par le truchement des élections (Argentine ), ou en usant d’arguties juridiques (Brésil ), les gouvernements populaires du noyau dur du changement d’époque progressiste (Bolivie, Équateur et Venezuela) ne sont pas tombés. Ils ont perdu deux élections partielles et, surtout au Venezuela, les contradictions, l’affrontement et la polarisation sociale se sont aiguisés. Il n’en reste pas moins que la construction révolutionnaire n’a pas été stoppée, laquelle se traduit fondamentalement dans les communes [2] avec l’appui de l’État Révolutionnaire.

Ce sont les trois projets qui se sont fixés le but de dépasser les relations capitalistes sur le long terme qui sont restés debout et cela signifie que la bataille stratégique de notre temps est la défense de ces processus.

La phase qu’entame le processus progressiste est alors caractérisée par une guerre de positions dans laquelle la gauche se doit de faire un diagnostic juste et un bon bilan du court cycle de défaites électorales, des événements survenus au Brésil et, d’une façon générale, du reflux de la capacité de résistance et de mobilisation politique des forces de gauche sur le continent.

Mais quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle étape du cycle progressiste ? Qu’est-ce qui caractérise le Capitalisme Offshore du XXIº siècle ?

 

La nouvelle droite 

 

Cette nouvelle droite est une droite sans projet. À ce jour, aucun des gouvernants de droite n’est parvenu à définir un projet politique anti-post-néolibéral un tant soit peu consistant. Ni Uribe en Colombie, ni Piñera au Chili, ni Peña Nieto au Mexique. Il n’y a pas de projet, mais il y a construction d’un discours qui exploite les faiblesses et les erreurs des gouvernements de gauche. Mauricio Mauricio Macri, en tant que gérant de l’Argentine, est la grande preuve par le feu pour la droite offshore. Cette droite avance aussi loin qu’elle le peut avec l’objectif de pousser au maximum l’exploitation du travail et la concentration de la richesse et puis elle recule dans la mesure où sa légitimité se fissure et que son attrait électoral s’effrite.

Pourquoi est-elle nouvelle ? Elle est nouvelle parce qu’elle tient un discours – également testé dans des enquêtes d’opinion et mis au point par des agences de communication – plus modernisateur extérieurement, même s’il est vrai, comme c’est le cas en Argentine, qu’elle défend des coupables de génocide et des tortionnaires issus des dictatures civico-militaires [3], et elle tient un discours sur les Droits de l’Homme. Bien qu’en leur for intérieur ces hommes de droite soient des conservateurs et des rétrogrades (comme cela ressort de leurs diverses déclarations) ils acceptent – ou du moins ils ne remettent pas en cause – des droits civils comme, par exemple, le mariage pour tous. Ils ne s’affichent pas ouvertement comme par le passé en brandissant la croix et le sabre, mais prêchent la dépolitisation du peuple comme instrument pacificateur. D’où les ballons gonflables de toutes les couleurs utilisés au cours de leurs campagnes électorales en lieu et place des drapeaux, banderoles et slogans habituels.

 

La nouvelle structure des classes sociales

 

Les gouvernements progressistes ont redistribué la richesse sans politisation sociale (affirmation vérifiée dans une moindre mesure au sein du noyau dur bolivarien mais qui explique également une partie des problèmes que traversent ces processus). Les classes moyennes d’origine populaire n’ont pas eu d’autre alternative, une fois acquis un niveau de revenu et de consommation plus élevé, que de verser dans le american way of life ou dans la culture du shopping. Le cycle progressiste n’a pas réussi à vaincre l’hégémonie du Capitalisme sur le plan culturel et, lorsque les classes populaires atteignent des niveaux de consommation jusqu’alors réservés aux autres classes sociales, elles finissent par intérioriser les préférences politiques de ces classes sociales. Les classes populaires reviennent par conséquent au centre de la dispute politique dans cette nouvelle phase du cycle progressiste, mais sans que l’alternative post-néolibérale soit identifiée comme une orientation anticapitaliste ou socialiste.

 

Les nouvelles voies de la restauration hégémonique du capital
ou de la force socio-politique de l’oligarchie financière 

Les Coups d’État au Honduras, au Paraguay, au Brésil démontrent comme l’affirment Flax et Romano (2016) que « le modèle institutionnel de nos systèmes politiques formellement démocratiques et représentatifs continue d’être perméable à la capacité de domination des minorités privilégiées : il n’est plus ni nécessaire ni sage d’avoir recours à la force pour priver du pouvoir étatique des gouvernements indociles. »

Il ne fut pas non plus nécessaire d’avoir recours à la violence organisée ou à l’insurrection armée du peuple pour chasser du gouvernement les néolibéraux des années 90 et début 2000. Les forces socio-politiques qui étaient parvenues à traduire les processus de résistance et de luttes du cycle de révolte des années 90 arrivèrent au gouvernement par des élections, c’est-à-dire que, lors de ces moments de crise organiques ou d’hégémonie, l’oligarchie financière perd le commandement des appareils d’État et que le régime démocratique bourgeois permet l’arrivée de gouvernements populaires de la même façon qu’à présent et, par cette même voie, l’arrivée des gouvernements de droite. Nos révolutions ou réformes pacifiques, et pour cela même graduelles et inachevées, peuvent être piégées dans la souricière des élections démocratiques et de la libre expression. Tel est le dilemme si on construit le socialisme dans le cadre d’un capitalisme démocratique [4] et dans un seul pays.

Aux coups d’État habituels s’ajoutent les coups appelés de faible intensité avec l’intervention impérialiste des ONGs qui veulent provoquer des « printemps latino-américains », en réunissant des fonds de la USAID, la NED ou du Département d’État des États-Unis et, dans bien des cas (comme en Bolivie ), par l’entremise de fondations de droite, telle la Konrad Adenauer Fondation allemande.

 

L’approfondissement du parasitisme financier

 

Comme le démontre Jorge Beinstein, la tendance à la financiarisation ne cesse de se renforcer, tendance qui avait déjà commencé dès les années 2000, qui affiche une stagnation instable entre 2009 et 2013, mais qui, après un recul en 2014, voit la somme des produits dérivés être trois fois plus élevée en décembre 2015 qu’en 1998 [5]. On peut donc affirmer que la décadence et la désintégration de l’ensemble du système sont intimement liées à l’approfondissement de la financiarisation de l’économie.

Par ailleurs, Jorge Beinstein ajoute que « la financiarisation intégrale de l’économie fait que sa contraction comprime, réduise l’espace de développement de l’économie réelle » (Jorge Beinstein, 2016 : p. 3). Cela concerne sans aucun doute ces espaces auxquels les expériences post-néolibérales destinaient une partie de leur production pour obtenir des devises avec lesquelles financer, en retour, leur développement intérieur.

 

Le nouveau terrorisme médiatique 

 

La Guerre de quatrième Génération que mène l’impérialisme joue un rôle essentiel dans cette nouvelle phase du cycle progressiste. Dans bien des cas, les médias de masse, propriétés privées de grands groupes de presse, complètent les partis de droite et prennent directement à leur compte le rôle de ces derniers lorsque ceux-ci sont par trop discrédités. Ils jouent alors le rôle de bélier contre les gouvernements de gauche, construisent des campagnes de presse et font des unes sur la corruption, le narcotrafic, l’insécurité civile ou l’impuissance politique comme thèmes principaux. Ainsi donc l’ensemble de l’état-major de l’oligarchie financière comprend des agents de l’impérialisme et les grands patrons des grands groupes des affaires et des médias.

La lutte des classes s’exprime fondamentalement dans l’espace public médiatique, spécialement sur les réseaux sociaux qui deviennent le nouveau champ de bataille comme cela a pu être observé lors des campagnes électorales en Argentine, au Venezuela et en Bolivie, tout comme dans la campagne pour rendre légitime le coup de style maffieux de Temer et l’activité de la droite au Brésil.

Gene Sharp, un des idéologues de la tactique des coups de faible intensité, l’a écrit : « La nature de la guerre au XXIº siècle a changé (…) Nous combattons avec des armes psychologiques, sociales, économiques et politiques [6] ». C’est pourquoi on ne peut comprendre cette phase nouvelle du cycle progressiste si on n’analyse pas le rôle des grands médias de la communication en tant qu’arme psychologique du Capitalisme Offshore. Le loup s’habille en agneau.

 

Les nouveaux intellectuels

 

De façon complémentaire aux médias de communication, la droite a mis en place une bourgeoisie intellectuelle pour étayer sa narration, pour diviser la population et en faire des individus « citoyens » consommateurs, estompant la lutte des classes et amortissant les mesures provocatrices de shock de la nouvelle droite. Ce sont les héritiers du post-modernisme et du new age qui ont arrondi les angles et permis l’éphémère triomphe idéologique du capital après la chute du camp socialiste avec le discours sur la fin de grands récits totalisants, au risque de me répéter. Aujourd’hui, ils parviennent à capter des pans entiers de la jeunesse avec de nouvelles formes de rébellion light qui ne se proposent pas de remettre en question ni les contradictions ni les injustices structurelles du système.

 

Les nouveaux modes de destruction capitaliste

Les acteurs de la restauration néolibérale n’agissent pas ou n’ont pas agi seulement dans les pays où des mouvements progressistes sont au gouvernement. Là où la gauche est dans l’opposition ont lieu des horreurs inimaginables : disparition des 43 étudiants de Ayotzinapa au Mexique, disparition sélective de militants et de leaders populaires en Colombie, assassinat de la dirigeante indigène Berta Cáceres au Honduras. Ce sont là quelques-uns parmi les innombrables cas de destruction humaine, sociale et de biens communs que le capitalisme peut commettre pour préserver ou élever son taux de profit. S’il est vrai que c’est là un aspect de la lutte historique que livre le capital – pour contrecarrer la fatale tendance à la baisse de son taux de profit – l’horreur que produisent de tels faits lui procure de nouveaux casse-têtes.

 

De nouvelles formes de désintégration et d’impérialisme

 

10 ans après la défaite subie par la Zone de Libre échange des Amériques (ALCA), naît l’Alliance du Pacifique (AP) comme un danger qui se propose de miner et mettre à mal les outils de l’intégration latino américaine, danger encore plus éminent que l’ALCA, si c’est possible, dans la mesure où l’AP s’immisce aussi dans le domaine de l’intégration politique et pas seulement dans la sphère économique du libre-échangisme. L’AP est un outil de désintégration complémentaire de l’Accord Stratégique Trans-Pacifique d’Association Économique (TPP) qui, en pouvant compter sur un début de participation du Chili comme double pivot entre l’AP et le TPP, se fixe pour but de freiner l’influence géopolitique croissante de la Chine.

 

La nouvelle géopolitique continentale

 

cependant, il reste des raisons d’espérer ; le monde multipolaire est désormais une réalité et notre Amérique joue un rôle central dans ce monde nouveau. Le déclin de l’hégémonie des États-Unis ainsi que le rôle de plus en plus ambitieux de la Chine/Russie sur l’échiquier géopolitique mondial génère des conditions plus favorables dans la lutte pour l’indépendance et la souveraineté. L’Amérique Latine devient une référence comme zone de paix avec l’avancée vers une fin du conflit armé en Colombie. La Paix avec justice sociale et participation politique des insurgés n’est pas encore un fait établi, mais bien un horizon proche qui nous encourage à continuer d’avancer. Le changement de cap des États-Unis rétablissant leurs relations avec Cuba et qui devrait conduire à la normalisation de celles-ci une fois levé le blocus contre l’île, ou l’entrée de la Bolivie au Conseil de Sécurité des Nations Unies en tant que membre non permanent, sont autant de faits qui permettent de visualiser un échiquier géopolitique renouvelé où il va falloir mener cette guerre de positions contre le Capitalisme Offshore. C’est pourquoi la bataille stratégique passe par la défense des avancées conquises : les gouvernements révolutionnaires.

 

Que faire ?

 

Nous devons nous poser cette même question que posait Lénine en 1902, à propos de la stratégie que doivent adopter les mouvements de gauche d’Amérique Latine et Caraïbes en ce moment historique, en cette conjoncture politique qu’il nous est donné de vivre.

Mais pour cela, comme dit Álvaro García Linera (2016), il nous faut écouter le Lénine qui avait déjà fait la révolution et gouverné, le Lénine qui, en 1921, faisait son autocritique et qui écrivait « Nous avons commis l’erreur de vouloir faire le pas qui vient immédiatement après celui de la production et de la distribution communistes. Il est indispensable de passer de la tactique de l’assaut direct à la tactique du siège, de l’avancée par étapes, de l’encerclement ».

Ce qui est indiscutable, c’est que nous sommes entrés dans une nouvelle période de luttes défensives et si, comme nous l’a enseigné Marx, nous interprétons bien l’Histoire comme une succession de flux et de reflux, nous savons que les révolutions elles aussi connaissent leurs moments d’ascension et de repli. Dans ce sens, il faut recommencer à accumuler politiquement et socialement pour une seconde avancée qui obligatoirement devra naître à partir du noyau dur bolivarien : Bolivie, Venezuela, Cuba, Équateur, avec aussi Le Nicaragua et El Salvador.

C’est pourquoi nous redisons que la stratégie fondamentale de la lutte des peuples, en cette croisée des chemins où nous nous trouvons, passe par la défense de ces expériences diverses à travers lesquelles se traduit la révolution dans ledit « noyau dur. » Nous devons essayer de créer un bouclier protecteur pour que puissent continuer de se développer les expériences de construction du pouvoir populaire qui constituent la révolution silencieuse et moins connue des bases révolutionnaires en même temps que la compréhension de cette évidence : c’est la permanence de ces gouvernements révolutionnaires qui permet que continuent ces constructions, et cela en dépit de tous les sacrifices que les processus révolutionnaires impliquent. Si nous revenons à Lénine, le révolutionnaire russe déclarait que la base pour la construction du socialisme était « Les soviets plus l’électricité ». Dans ce sens-là, le programme politique que nous devons construire en cette étape nouvelle du pouvoir progressiste passe par une formule similaire.

Nos soviets à nous sont le pouvoir populaire, l’éducation politique, la création de nouveaux cadres politiques et d’une éthique révolutionnaire totalement incorruptible. Et notre électricité à nous est l’efficience et la découverte de voies productives alternatives à celles du capitalisme parasitaire et aliénant et qui se fixent le but de satisfaire les besoins immédiats de nos peuples et de construire de nouvelles formes et moyens de communication pour briser l’hégémonie du capitalisme dans la sphère culturelle.

Enfin, reprendre le chemin révolutionnaire de la critique et de l’autocritique constructives, authentiques et sincères nous donnera la force nécessaire pour reconquérir l’initiative populaire, en corrigeant sans tarder ce qui doit être amendé dans le noyau dur de notre Amérique, et en reconsidérant les formes d’organisation et de lutte des peuples dans ces autres territoires où nous sommes passés à la résistance et à la défense de nos avancées historiques.

 

Bibliographie

Hándal, Schafik (1990), “PCS : 60 Jeunes Années dans la Lutte pour la Démocratie et le Socialisme » disponible sur : https://www.marxists.org/espanol/handal/1990/001.htm

Zavaleta Mercado, René (1983). “Quatre concepts de démocratie” (La Paz : Juventud)

Viaña, Jorge (2006), “Crise de l’État en Bolivie 2000 – 2006 : une étude de fond », disponible sur  http://www.rebelion.org/noticias/2006/9/37843.pdf

Mazzeo, Miguel (2014) “Depuis l’intérieur, depuis en bas”, préface de : Teruggi, Marco (2015) « Ce que Chávez a semé. Témoignages depuis le socialisme communal » (Bs. As.: Ed. Sudestada)

Flax, Sabrina ; Romano, Silvina ; Vollenweider, Camila (2016) : “Coups d’État au XXIº siècle : stratégies nouvelles pour vieux projets. Le cas du Honduras, du Paraguay, du Brésil » ; disponible sur http://www.celag.org/golpes-siglo-xxi-nuevas-estrategias-para-viejos-propositos-los-casos-de-honduras-paraguay-brasil-por-sabrina-flax-silvina-romano-y-camila-vollenweider

Atilio Borón (2000) : « Derrière la chouette de Minerve. Le Marché contre la démocratie dans le capitalisme de fin de siècle ». (Buenos Aires : Fondo de Cultura Económica)

Álvaro García Linera, (2016) : « Conférence: “De l’État et la Révolution à l’État de la Révolution chez Lénine » ; disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=2Elvk2NlPMk

 

Notes:

[1]  – Nous avons développé dans le chapitre 2 les caractéristiques acquises par le capitalisme au cours des dernières décennies et qui montrent le commencement d’une phase de décomposition du système d’accumulation de capital, tendance sur le long terme qui n’interdit pas son développement difforme. Il faut considérer que décomposition n’est pas synonyme de disparition, mais cela traduit la difficulté de se reproduire dans les rapports qui lui sont propres, et ce processus peut perdurer encore pendant des siècles.

[2] – Il existe actuellement (juillet 2016) 1.567 Communes regrouppant 46.118 Conseils Communaux selon le registre des communes publié par le Ministère du Pouvoir Populaire pour les Communes et Mouvements Sociaux consultable sur en http://consulta.mpcomunas.gob.ve/index.php. Ces chiffres ont été repris de la page nº 5 du bulletin de juillet 2016, mais ils sont modifiés en permanence à mesure que grandit le nombre des communes et des conseils communaux.

[3] – Les liens avec les dictatures civiles et militaires sont parfois directs comme c’est le cas avec la famille de Mauricio Macri dont le père, entrepreneur, doit sa fortune aux marchés passés avec l’État dans le cadre du clan d’affairistes que constitua la dénommée « patrie financière ». En outre, est publique la participation de militants défenseurs des génocidaires dans les manifestations de la nouvelle droite, en Argentine, et parmi les députés qui ont voté l’impeachment, au Brésil.

[4] – Nous avons recours au concept de « capitalisme démocratique » parce que, comme l’explique Atilio Borón, l’expression « démocratie capitaliste » est équivoque dans la mesure où elle suppose que dans cette structure étatique l’essentiel c’est la composante démocratique alors que le caractère capitaliste serait à peine une nuance modifiant de manière accessoire le fonctionnement de la démocratie. Les démocraties, dans le capitalisme contemporain, sont des capitalismes démocratiques où l’essentiel est le caractère capitaliste de la formation sociale et son expression politique et l’accessoire, le négligeable c’est la démocratie. En tout premier, le capitalisme, rappelait von Hayek, est une nécessité ; la démocratie, par contre, n’est qu’une convenance et toujours à condition qu’elle ne perturbe pas le fonctionnement du premier. (Atilio Borón, 2000: 161-164).

[5] – En décembre 1998, la somme totale, au niveau mondial, des produits dérivés s’élevait à environ 80 mille milliards de dollars soit l’équivalent de 205 fois le PIB Mondial de cette année-là ; en décembre 2003, elle s’élevait à 200 mille milliards de dollars, soit 503 fois le PIB Mondial et au milieu de l’année 2008, en pleine euphorie financière, elle fit fit un bond jusqu’à 680 mille milliards (11 fois le PIB Mondial ) ; la récession de 2009 la fit descendre à 590 mille milliards (9,5 fois le PIB Mondial). L’euphorie spéculative s’était envolée et dès lors les chiffres nominaux stagnèrent ou montèrent peu et le montant total vit son importance diminuer par rapport au PIB Mondial : en décembre 2013, ils étaient de 710 mille milliards (9,3 fois le PIB Mondial) et ensuite il y eut le grand dégonflement de la bulle : 610 mille milliards en décembre 2014 (7,9 fois le PIB Mondial) et chute à 490 mille milliards en décembre 2015 (6,2 fois le PIB Mondial) .

[6] Cité sur :
http://www.telesurtv.net/news/Latinoamerica-sigue-siendo-el-blanco-de-los-golpes-blandos-20150822-0012.html

Traduit de l’espagnol par Manuel Colinas Balbona pour Investig’Action

Source: Le Journal de Notre Amérique, septembre 2016, Investig’Action

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