Guatemala : une victoire démocratique contre la corruption

Des mois de crise politique croissante et de mobilisation populaire ont abouti, le 2 septembre dernier au matin, à la démission d’Otto Perez Molina, Président du Guatemala, accusé de corruption en tant que chef d’ un groupe délictueux appelé « La Ligne », spécialisé dans le détournement d’impôts chiffrés à plusieurs millions de dollars. Perez Molina s’est rendu à la Présidence de la République afin d’être entendu par un juge et fut directement incarcéré. En avril, sa vice-présidente, Roxana Baldetti, avait suivi le même chemin.


Le fléau contagieux de la corruption en Amérique centrale

La vague d’indignation populaire déclenchée par la découverte de ce scandale de corruption de la part des hautes autorités politiques n’est pas une première au Guatemala. Comme au Guatemala, au Honduras ont eu lieu cette année des mobilisations massives principalement appelées par de jeunes via les réseaux sociaux, suite à la découverte d’un vol de centaines de millions de dollars des fonds de la sécurité social, pour exiger la démission du président Juan Orlando Hernández qui avait admis que sa campagne électorale a été financée en partie par cet argent volé.

Au Panama, peu de mobilisation mais une prise de conscience citoyenne a eu lieu, qui ne fut pas sans influence sur la défaite électorale de 2014 du gouvernement de Ricardo Martinelli et sur la multitude d’enquêtes pour détournements de fonds dont ont fait l’objet plusieurs ministres.

Partout, la crise de crédibilité de la politique et de ses responsables traditionnels accompagne la prise de conscience générale que, pendant que les classes populaires voient leur revenus diminuer à cause des politiques économiques néolibérales, tandis que les services sociaux sont démantelés par manque d’investissements publics, les gouvernements et leurs partenaires privés s’enrichissent outrageusement grâce au trésor public.

Guatémala : un régime antidémocratique et corrompu jusqu’à la moëlle

  Depuis qu’au milieu des années 50, les Etats-Unis ont soutenu un coup d’état sanglant contre le président nationaliste Jacobo Arbenz pour avoir osé nationaliser une partie des terres de la transnationale bananière United Brands, le Guatemala a enduré un des régimes les plus répressifs du continent américain.

Ce n’est pas un hasard si, concomitamment au scandale de la « Ligne », nous avons assisté dans les actualités au procès du général Efrain Rios Montt, accusé du génocide systématique d’une des ethnies du peuple maya durant sa dictature féroce dans les années 80 et dont la condamnation fut évitée grâce à des subterfuges légaux, en invoquant notamment la “démence sénile”.

Bien que les médias dépeignent le Guatemala depuis les accords de la Paz avec la guérilla (en 1996), comme une société « démocratique », la réalité est autre et le pays est toujours manipulé par une oligarchie financière et une élite militaire corrompue. Otto Perez Molina lui-même était un des officiers responsable de violations des droits de l’homme au service de Rios Montt et pire encore, son gouvernement approuvait l’accord existant entre deux factions militaires corrompues, l’une connue comme « Le Syndicat » (représentée par lui-même) et l’autre dénommée la « Confrérie » (par son ex vice-président Baldetti), toutes deux spécialisées dans tout type de crimes, notamment l’évasion fiscale.

La fraude fiscale est d’une telle ampleur que, depuis 2012, les revenus de l’état provenant du prélèvement d’impôt ont commencé à chuter, jusqu’à mener à un déficit d’environ 7 milliards de quetzals, déficit ayant entraîné un accroissement de la dette.

Le système politique guatémaltèque est hautement corrompu et dépourvu de crédibilité, au point que la bourgeoisie se voit obligée de créer constamment de nouveaux partis puisque ceux qui gouvernent se corrompent et ne parviennent pas à survivre jusqu’aux élections suivantes.

Le manque de crédibilité affecte aussi les partis de gauche, qui ont vu chuter leurs résultats de vote pour les autorités élues, plus particulièrement lors des récentes élections. Le parti principal, URNG-Mais, a vu son candidat présidentiel démissionner en plein milieu de la champagne électorale, l’écologiste Yuri Gionvanni Melini. Une séance de l’assemblée nationale traumatisante a eu lieu le 3 mai dernier, lors de laquelle eurent lieu de lourds conflits internes et des accusations de corruption à l’encontre de deux députés, accusés de se compromettre en votant des lois anti-populaires (notamment celle de la protection et de l’obtention de végétaux- c’est à dire les OGM).

La CICIG et son rôle dans le conflit interne

La Commission International contre l’impunité au Guatemala (CICIG) a été créée en 2006 grâce à un accord entre l’état guatémaltèque et l’Organisation des Nations Unies, en tant qu’organisme indépendant avec pour objectif de mandater et d’appuyer les autorités judiciaires dans le démantèlement de corps de sécurité illégaux (paramilitaires).

C’est avec le conseil de la CICIG qu’a eu lieu le procès de Rios Montt, et qu’ont éclaté d’autres scandales, notamment celui du capitaine Bryon Lima Oliva, accusé de l’assassinat de l’évêque Jaun José Girardi, qui dirigeait depuis le réseau tout le système pénitentiaire du pays. C’est la CICIG qui a permis les écoutes téléphoniques mettant en lumière la fraude de « la Ligne », en avril 2015, en faisant le lien avec un conseiller de la vice-présidente, Juan C. Monzon.

Le 20 mai une autre scandale a éclaté, dont les conséquences sont proches de l’affaire des douanes, affaire qui avait révélé le paiement de pots-de-vin à des fonctionnaires de l’Institut guatémaltèque de sécurité sociale (IGSS) par l’entreprise mexicaine PISA en vue d’obtenir la privatisation du service de dialyse péritonéale, service dont la gestion déplorable a conduit à la mort de près de 10 personnes et a fait des dizaines de victimes. Puis, le cas « réseaux », qui implique le secrétaire de la Présidence et le gendre de Perez Molina.

Les Etats-Unis et la/le CACIF ont soutenu Perez Molina jusqu’au bout

Un débat larvé a traversé les gauches d’Amérique centrale quant au rôle joué par l’impérialisme américain dans la chute de Otto Perez M., plus spécialement par le biais de cet organisme supranational qu’est la CICIG, et grâce aux moyens de communication, particulièrement ceux reliés à « El Periodico », journal propriété du candidat présidentiel opposant, l’homme d’affaires Manuel Baldizon.

Mais une analyse détaillée de la chronologie des faits montre clairement que, s’il existe certainement de fortes contradictions au sein de la bourgeoisie au Guatemala, et que l’impérialisme yankee continue effectivement d’intervenir et cherche la conjoncture la plus favorable à ses intérêts, c’est la participation des masses populaires, ayant pris conscience de l’envergure de la corruption, qui a décidé du cours des choses.

En mars 2015, avant que n’éclate le scandale, le vice-président nord-américain Joseph Biden est venu en visite au Guatemala, affichant clairement son soutien au président Otto Perez M., avec qui ils sont parvenus à plusieurs accords, parmi lesquels la rénovation du mandat de la CICG pour deux années de plus.

En juin, après la démission de la vice-présidence et alors que le scandale et les mobilisations étaient à leur apogée, l’ambassadeur nord-américain, Todd Robinson, s’est présenté avec Perez Molina lors d’une conférence de presse pour dire que son pays soutenait les changements et l’assainissement de la Super-intendance de l’Administration tributaire menés par le gouvernement guatémaltèque, et qu’ils comptaient sur le soutien du Département du trésor et de la Banque mondiale.

D’un autre côté, la puissante Chambre de Commerce et de Services (CACIF) qui regroupe l’élite entrepreneuriale du pays soutenait toujours Otto Perez M., comme en atteste un communiqué lui demandant un combat immédiat et effectif contre la corruption et suggérait de revoir les juteux contrats de plusieurs ministres.

C’est la mobilisation populaire qui a délogé Otto Perez Molina

Le début de la mobilisation populaire a été lent, dans un pays accablé depuis des décennies par une dure répression et dans lequel 53% de la population vit dans une pauvreté absolue. Par ailleurs les mobilisations n’ont pas été convoquées par les organismes de masse traditionnels (syndicats ou partis de la gauche électorale), mais furent spontanées et convoquées par de jeunes étudiants des classes moyennes (en réalité de familles de salariés moyens), au moyen de slogans tels que « Renuncia ya » (Démissionne maintenant), ou les hashtags #Revolucion et #planB.

A partir du 25 avril environ 20000 manifestants affluèrent sur la place de la Constitution pour exiger la démission de Beldetti et Perez Molina, parmi lesquels les étudiants de l’Université de San Marcos (au moins 3000). Le 27 avril, l’appel à la grève général était lancé et c’est ainsi que Perez Molina a ordonné l’arrestation de M. Monzon, signalé comme le meneur du réseau de corruption. Le 29 avril, des représentants de 72 communautés indigènes ont fait une déclaration de répudiation de la corruption et l’impunité et signalé que le président, devenu illégitime, devait démissionner.

Le 1er mai, en pleine commémoration du jour du Travail, les syndicats et organisations populaires ont afflué vers la Place de la constitution, dénonçant notamment la corruption et l’impunité. Le 2 mai, de grandes mobilisations eurent lieu, exigeant la démission du Président et de son vice-Président.

Le 8 mai, après la démission de Baldetti, les indignés guatémaltèques gagnèrent de nouveau la rue pour crier « sigue Tito ! » (reste Tito !), faisant allusion au Président. Le 16 mai, une nouvelle mobilisation importante a eu lieu, réunissant plus de cinquante mille personnes.

Le 20 du même mois, les organisations paysannes occupèrent la place avec mille personnes venues des provinces, sous les slogans : “Dehors les politiques, les entreprises et les militaires corrompus ! En route pour une assemblé constituante populaire et plurinationale !”. C’est sous cette pression que le 19 mai, le discours du CACIF auquel nous avons précédemment fait référence, demandait à Otto Perez Molina d’intervenir sérieusement pour endiguer contre la corruption.

Le 3 juin dernier, l’archevêque de l’Eglise catholique a exprimé sa préoccupation quant à l’élargissement de “la brèche entre les citoyens et les partis qui ne sont pas les interlocuteurs valides de la population”, et a proposé que le processus électoral soit revalorisé au travers de plusieurs réformes (afin de leur rendre leur crédibilité) face au danger de “divers groupes” qui profitent des circonstances “pour arriver à leurs fins”. C’est à ce moment précis qu’avait lieu la conférence de presse de l’ambassadeur nord-américain que nous avons citée plus haut.

Le 5 juin, une organisation peu connue, l’Alliance ouvrière paysanne, a bloqué l’accès à la ville de Guatemala pour manifester, bien que d’autres secteurs l’aient accusé d’être un instrument politique du parti LIDER. Finalement, le 27 août, une grève nationale a eu lieu, la première depuis des dizaines d’années, ainsi qu’une énorme mobilisation de 10 000 personnes dans la ville de Guatemala ; les routes furent bloquées dans le reste du pays. C’est ce point culminant dans la mobilisation populaire qui, quelques jours plus tard, obligea Otto Perez Molina à démissionner de la présidence et à se livrer à la justice, le 2 septembre.

Les élections et la tentative de la bourgoisie de mettre un terme à la crise

Pour avoir conduit le pays vers les élections et la transition qui a suivi, le président Alejandro Maldonado Aguirre, qui venait d’arriver à la tête de la Cour constitutionnelle, a été maintenu à son poste. Les résultats électoraux reflétèrent la crise : aucun candidat n’a atteint la majorité pour gagner au premier tour. Le comédien télévisé, Jimmy Morales, a obtenu 24,5% ; Sandra Torres, ex-première dame du président Alvaro Colom a obtenu une égalité de 19,6% avec l’homme d’affaires des médias Maunel Baldizon.

Quel que soit le résultat final des élections, il ne sera pas facile de mettre un terme à la crise politique, et la « boîte de Pandore » de la mobilisation populaire ne se laissera pas refermer aisément. Tant la crise objective du système capitaliste dont la corruption généralisée est une des caractéristiques, que l’entrée en scène de milliers d’activistes politiques, particulièrement des jeunes, donnent l’occasion à la gauche guatémaltèque de surpasser la débâcle de ses propositions traditionnelles en créant de nouvelles alternatives politiques.

Crise capitaliste, accumulation par la dépossession et la corruption

Comme l’a dit le penseur anglais David Harvey, une des caractéristiques centrales du système capitaliste impérial dans sa crise sénile du 21ème siècle est l’accumulation par la dépossession, c’est à dire le processus par lequel une grande partie du fonctionnement économique « normal » du système (exploitation du travail au moyen de l’extraction de la plus-value) est remplacé par l’appropriation par le privé de biens qui appartenaient avant à la collectivité ou à la nature, en utilisant toutes sortes de mécanismes coercitifs.

La corruption sous la forme de vol ou détournement d’état et de bien public fait partie de cette « accumulation par dépossession » qu’évoque Harvey. Ce concept a été d’abord développé par Karl Marx, dans le Capital, tome 1, « l’accumulation primitive », où il expliquait que pour que le système puisse fonctionner sous une apparente « normalité » et pour que soient acceptées comme « naturelles » les conditions d’exploitation du travail, il a fallu une période entre le 16ème et le 18ème siècle durant laquelle les moyens de subsistance furent violemment enlevés à la majeure partie de l’humanité, l’obligeant à vendre sa force de travail.

La logique suggérée par Harvey est que, dans la phase actuelle de décadence du système capitaliste, on assiste à un retour des mécanismes de pillage et de vol de biens qui jusqu’il y a peu échappaient à l’accumulation privée. De là à ce que la lutte contre la corruption soit un aspect fondamental d’un quelconque programme de lutte alternative, c’est une demande de poids transitionnel, comme dirait Léon Trotsky, parce qu’il synthétise la lutte contre le capitalisme qui, au moyen de mécanismes s’approprie la richesse sociale.

Comme dans le cas de toute demande démocratique, il ne suffit pas aux socialistes révolutionnaires de se limiter à l’exigence de sanctions envers les corrompus, mais il est du devoir de la classe travailleuse de comprendre que, tant qu’elle ne prend pas le pouvoir en délogeant tous les capitalistes du gouvernement, il ne sera pas possible de mettre un terme ni la corruption, ni à l’impunité.

Panama, 13 septembre 2015, pour le Journal de Notre Amérique

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