Richard Falk : de nombreux dirigeants israéliens ont eux-mêmes annoncé depuis longtemps qu’Israël deviendrait un État d’apartheid…

Une enquête sur l’apartheid dans le contexte israélien n’est pas quelque chose de scandaleux, ni même de particulièrement nouveau.

 

Je suis arrivé à Édimbourg le 13 mars pour entamer une série de conférences de dix jours organisées par mon éditeur, Pluto, pour le lancement de mon nouveau livre, “Palestine’s Horizon: Towards a Just Peace”.

La phase écossaise de cette visite s’est déroulée sans heurts avec des entretiens et des discussions très suivies à Aberdeen, Glasgow et Édimbourg sur les thèmes principaux du livre.

Puis, le 15 mars, le calme a été brisé.

La Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (CESAO) a publié un rapport que j’ai co-écrit avec Virginia Tilley, politologue à l’Université du Sud de l’Illinois, lequel cherchait à déterminer s’il existait des preuves suffisantes pour conclure que les formes de contrôle exercées par Israël sur le peuple palestinien constituaient le crime international d’apartheid.

Il s’agissait d’une étude universitaire qui analysait les questions pertinentes du point de vue du droit international et résumait les pratiques et les politiques israéliennes présumées discriminatoires.

Avant d’être publiée, cette étude avait été envoyée par la CESAO pour examen à trois éminents spécialistes inter­na­tionaux des droits de l’homme et du droit international, et chacun avait présenté des avis très favorables à la contribution scientifique du rapport.

Alors pourquoi cette véritable tempête ? Dès sa sortie à Beyrouth lors d’une conférence de presse à laquelle le professeur Tilley et moi avons participé via Skype, la furie s’est déchaînée.

D’abord, le rapport a été dénoncé par la nouvelle ambassadrice américaine à l’ONU, Nikki Haley, et par le diplomate et agitateur israélien Danny Danon.

Rapidement a suivi une déclaration publiée par le nouveau secrétaire général des Nations unies, António Gutteres, indiquant qu’« en l’état, le rapport ne représente pas les vues du secrétaire général » et qu’il a été publié « sans consultation auprès du Secrétariat de l’ONU ».

La directrice de la CESAO, Rima Khalaf, titulaire de la haute fonction de secrétaire générale adjointe, a été chargée de retirer notre rapport du site web de la CESAO et a choisi de démissionner par principe plutôt que de se plier à cet ordre.

 

Interprétation académique

 

Il y a tellement de « fausses informations » entourant cette réponse à notre rapport qu’il devient difficile de séparer la vérité de la rumeur.

L’ambassadrice Haley, par exemple, a affirmé avec autosatisfaction : « Lorsque quelqu’un publie un rapport faux et diffamatoire au nom de l’ONU, il convient que cette personne démissionne ».

Le rapport était clairement étiqueté comme étant le travail d’universitaires indépendants et ne reflétait pas nécessairement les opinions de l’ONU ou de la CESAO. En d’autres termes, il ne s’agissait pas d’un rapport de l’ONU, ni d’un rapport approuvé par l’ONU.

Au-delà de cela, comment pourrait-il être « faux et diffamatoire » alors que son analyse ne représentait ni plus ni moins qu’une interprétation savante d’un concept juridique et une présentation des pratiques israéliennes ?

L’ambassadeur Danon, comme Haley, a qualifié le rapport de « méprisable » et de « mensonge flagrant ». Il a apparemment oublié que différents dirigeants israéliens avaient averti depuis au moins 1967 que si un État palestinien séparé n’était établi bientôt, Israël deviendrait un État d’apartheid.

Le premier Premier ministre israélien, David Ben Gourion, a formulé le problème de cette façon dans une allocution radiophonique : « Israël… ferait mieux de se débarrasser des territoires et de leur population arabe dès que possible. Dans le cas contraire, Israël deviendra bientôt un État d’apartheid. »

Ou prenez en considération ce que Yitzhak Rabin, deux fois Premier ministre d’Israël, avait déclaré à un journa­liste de la télévision en 1976 : « Je ne pense pas qu’il soit possible de juguler à long terme, si nous ne voulons pas aller jusqu’à l’apartheid, un million et demi [voire plus] d’Arabes à l’intérieur d’un État juif ». Et plus définitivement d’un point de vue juridique, Michael Ben-Yair, un ancien procureur général israélien, a conclu « nous avons établi un régime d’apartheid dans les territoires occupés ». [1]

Il devrait être clair d’après ces déclarations, et il en existe beaucoup d’autres, qu’une enquête sur l’apartheid dans le contexte israélien n’est pas quelque chose de scandaleux, ni même de particulièrement nouveau, bien que notre étude ouvre de nouvelles perspectives.

Elle considère l’argument de l’apartheid comme applicable au peuple palestinien dans son ensemble, et pas seulement à ceux qui vivent sous l’occupation. Cela implique d’inclure les réfugiés, les exilés involontaires, la minorité en Israël et les habitants de Jérusalem dans une structure globale cohérente de domination discriminatoire systématique.

Elle examine également si les pratiques israéliennes ont atteint un niveau de clarté et d’intentionnalité qui répond à la notion d’apartheid telle qu’elle est définie par la Convention de 1973 sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid.

L’ambassadeur Danon accuse également l’étude de « créer une fausse analogie », vraisemblablement en référence au système d’apartheid sud-africain. L’étude, plutôt que de prétendre à une analogie, s’efforce de faire valoir que le crime international d’apartheid n’a rien à voir avec ses liens historiques avec le régime raciste sud-africain et que le contrôle d’Israël sur le peuple palestinien s’exerce d’une tout autre manière.

Par exemple, les dirigeants d’Afrique du Sud affirmaient être fiers de l’apartheid, considéré comme un système bénéfique de séparation raciale, tandis que les dirigeants d’Israël cherchent à proclamer Israël comme un État démocratique qui rejette le racisme.

Ce débat sur les conséquences du rapport montre avant tout le refus d’Israël et de ses partisans d’engager une discussion raisonnée sur des conclusions certes controversées. Ils préfèrent blesser les messagers plutôt que de répondre au message.

Une partie de la rebuffade à l’ONU a consisté à me cataloguer comme partial et antisémite, en s’appuyant sur une série d’attaques diffamatoires dont j’avais été victime en tant que Rapporteur spécial des Nations unies sur les violations israéliennes dans la Palestine occupée.

Cela s’inscrit dans une tendance observée ces dernières années selon laquelle les partisans d’Israël préfèrent clore toute discussion critique plutôt que de réagir sur le fond.

À mon avis, ces tactiques reflètent la faiblesse des positions d’Israël sur des questions aussi controversées que les colonies, l’usage excessif de la force, la résidence à Jérusalem, les lois et règlements discriminatoires et le détournement de l’eau.

 

Retombées académiques

 

Suite à ces développements à l’ONU, mes premiers événements à Londres, censés présenter mon livre, ont été dominés, de manière prévisible, par l’inquiétude suscitée par le rapport. Le premier ratage s’est tenu à la London Schools of Economics (LES), lors d’un événement qui a attiré plusieurs extrémistes sionistes, de même que quelques critiques durs d’Israël.

Ma présentation a été autorisée, mais quand la session de questions-réponses a commencé, tout l’enfer s’est rapidement déchaîné, des membres de l’auditoire hurlant les uns contre les autres.

Parmi les plus perturbateurs figuraient un homme et une femme d’âge moyen qui se sont levés, ont dévoilé un drapeau israélien, crié « mensonges » et « honte », et brandi de grandes feuilles sur lesquelles ces insultes étaient écrites en grosses lettres.

Enfin, après avoir demandé le calme, le personnel de sécurité présent les a expulsés de la salle et la discussion a plus ou moins repris.

Les deux jours suivants, les conférences programmées à l’East London University et à la Middlesex University ont été annulées. Les excuses données étaient, dans le premier cas, que les procédures régissant les intervenants extérieurs « n’avaient pas été suivies de manière satisfaisante » et, dans l’autre cas, des « préoc­cupations en matière de santé et de sécurité » ayant amené les administrateurs de l’université à donner l’ordre d’annuler.

Dans les deux cas, les organisateurs étaient des amis universitaires jouissant d’une bonne réputation qui ont fait de leur mieux pour persuader les autorités de leurs institutions de maintenir les événements prévus.

Ce qui est inquiétant dans mon expérience, ce n’est pas seulement ces occasions perdues de discuter de mon point de vue sur la Palestine et la façon d’apporter une paix durable aux deux peuples, mais aussi les conséquences institutionnelles néfastes du fait de refuser de débattre de questions controversées d’intérêt public.

Peu d’éléments d’expérience éducative avancée sont plus durablement bénéfiques que l’exposition à divers points de vue, une discussion raisonnée et apprendre à devenir des citoyens responsables et engagés.

À cet égard, la liberté académique, avec l’indépendance des médias, fait partie intégrante du bon fonctionnement de la démocratie constitutionnelle.

 

La liberté du Royaume-Uni attaquée

 

Mon expérience de ces derniers jours suggère que la liberté académique en Grande-Bretagne a pris un coup assez sérieux, et est certainement testée en relation avec l’agenda israélo-palestinien.

Il devrait être évident que la vitalité de la société démocratique est le plus en danger lorsque le sujet touche à des questions de croyance fondamentale et d’opinions opposées de la justice.

Pour cette seule raison, il vaut la peine de faire en sorte que les universités britanniques agissent de manière plus responsable à l’avenir et fassent davantage pour préserver les idéaux et les réalités de la liberté académique et pour ne pas céder aux pressions insidieuses destinées à produire des silences dangereux.

Je ne séparerais pas nettement ce qui s’est passé à l’ONU de ma déception face à ces occasions perdues de m’adresser à un public universitaire.

 

Richard Falk est un spécialiste en droit international et relations internationales qui a enseigné à l’université de Princeton pendant 40 ans. En 2008, il a également été nommé par l’ONU pour un mandat de six ans en tant que Rapporteur spécial sur les droits de l’homme dans les territoires palestiniens.

 

 

Note de la Rédaction:

[1] Il y a quelques jours, l’ancien premier ministre et ministre de la Défense israélien Ehud Barak a répété, comme il l’avait déjà fait il y a quelques années, qu’Israël “se dirige vers une situation d’apartheid. Pour l’ancien Premier ministre, le Likoud au pouvoir continue à parler de “solution à deux États” afin de ne pas froisser la communauté internationale. Mais “le Likoud ne voudra jamais laisser les Palestiniens disposer d’un État. Tout au plus il leur accordera une sorte d’autonomie, avec des droits partiels, sans la possibilité de voter à la Knesset. Or, ce programme contredit la Cour suprême, les médias et la société civile, ainsi que les valeurs de l’armée. […] Entre le Jourdain à l’est et la Méditerranée à l’Ouest, vivent 13 millions de personnes, soit huit millions d’Israéliens et cinq millions de Palestiniens. Si une seule entité nommée Israël contrôle tout ce territoire, elle deviendra inévitablement soit non juive, soit non démocratique. La ressemblance avec la situation d’apartheid en Afrique du sud est frappante».

 

Traduit de l’anglais par VECTranslation.

Source:  Middle East Eye, sous le titre “Richard Falk : la colère envers mon rapport sur l’apartheid met en danger la liberté d’expression”. 

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