Noam Chomsky : « Créer un monde différent, c’est l’occasion ou jamais de s’y mettre »

Le célèbre linguiste, philosophe et militant de gauche Noam Chomsky donne son avis sur la pandémie de coronavirus, les aberrations du capitalisme et l’urgence d’une nouvelle ère de solidarité et de luttes sociales. « Nous nous en sortirons. Nous pouvons y parvenir » déclare-t-il dans une interview à la revue américaine Labor Notes dont nous reproduisons des extraits ici.

 

Comment voyez-vous, de manière générale, la période dans laquelle nous nous trouvons et les choix politiques qui nous y ont menés ?

Noam Chomsky. Nous devons prendre conscience que si nous ne nous attaquons pas aux racines de cette pandémie, elle va se reproduire, probablement sous une forme plus grave, simplement à cause des manipulations du système capitaliste, qui tente, pour son propre profit, de créer des circonstances dans lesquelles la pandémie sera pire.

Nous nous remettrons de cette pandémie, même si le prix à payer sera élevé. Le réchauffement climatique, par contre, risque bien d’occulter tout le reste et nous ne nous remettrons pas de la fonte continue de la calotte glaciaire. Et si vous voulez mieux comprendre comment le capital contemporain voit les choses, jetez un coup d’œil au budget de Trump. (…)

Le 10 février dernier, alors que l’épidémie faisait rage et allait s’aggraver, Trump a présenté ses propositions budgétaires. Quelles étaient-elles ? En premier lieu : continuer à restreindre le financement des branches du gouvernement liées à la santé. Tout au long de son mandat, il n’a cessé de diminuer le financement de tout ce qui ne profite pas au pouvoir et à la richesse du secteur privé, au pouvoir des entreprises. Ainsi, tous les secteurs du gouvernement liés à la santé ont vu leurs budgets grignotés et des programmes entiers ont été anéantis.

Le 10 février, il a décidé de financer de moins en moins les Centers for Disease Control (CDC) et d’autres secteurs de l’administration liés à la santé. (…)

Ne nous y trompons pas, Trump n’est pas le seul responsable. Les racines de la situation actuelle sont profondes et nous ferions bien d’y réfléchir.

Après l’épidémie de SRAS en 2003 (également un coronavirus), les scientifiques ont bien compris que d’autres manifestations de coronavirus se produiraient, probablement plus graves. Mais il ne suffit pas de comprendre : quelqu’un doit s’emparer de cette information et s’en servir. On se trouve alors face à deux possibilités. Cela pourrait être les compagnies pharmaceutiques, mais elles suivent la logique capitaliste normale : agir aujourd’hui pour faire des profits demain. Dans quelques années tout va s’effondrer, mais qu’importe. Ce n’est pas leur problème. Donc, les compagnies pharmaceutiques n’ont rien fait. Certaines choses auraient pu être faites. (…) On aurait pu se préparer. Mais il fallait bien que quelqu’un mette la main au portefeuille. Mais pas les compagnies pharmaceutiques. (…)

C’est d’ailleurs à peu près de cette manière que l’on est parvenu à éradiquer la polio (un virus qui peut provoquer la paralysie et qui touche particulièrement les enfants de moins de cinq ans, NdlR), grâce à un programme initié et financé par le gouvernement. Lorsque Jonas Salk a découvert le vaccin, il a insisté pour qu’il n’y ait pas de brevet. Il a dit : « Il faut que ce soit public, tout comme le soleil. » Cela reste du capitalisme, mais du capitalisme organisé. Avec l’arrivée de Ronald Reagan (président américain de 1981 à 1989 qui a appliqué massivement les politiques néolibérales et a mis en place une fiscalité en faveur des très riches, NdlR), les choses ont changé. Maintenant, c’est l’État le problème, pas la solution (c’était une formule de Reagan pour amener l’idée qu’il fallait moins de services publics, NdlR). Un gouvernement qui dit : légalisons les paradis fiscaux. Légalisons les rachats d’actions qui coûtent des dizaines de milliers de milliards de dollars à la population.

L’ État est la solution lorsque le secteur privé est en difficulté. Par contre, lorsque la population a besoin de quelque chose, le gouvernement fait la sourde oreille. (…)

Aux États-Unis, les hôpitaux doivent être gérés selon un modèle d’entreprise privée. Donc, sans capacités de réserve. Cela ne fonctionne pas, même en temps normal. Même dans les meilleurs hôpitaux. Beaucoup de gens, moi y compris, peuvent en témoigner. Mais, au quotidien, ça vivote quand même. Cependant, pour peu que quelque chose tourne mal, c’est la catastrophe assurée. Pas de chance. Alors, peut-être que c’est un écueil acceptable pour la construction automobile. Mais pas pour les institutions de santé. Notre système de soins de santé est un scandale international. Mais c’est le modèle économique qu’on lui impose qui le rend inefficace.

Quant au reste, c’est tout simplement trop surréaliste pour être mentionné. L’USAID (Agence des États-Unis pour le développement international, NdlR) a mis en place un programme très efficace pour détecter les virus qui circulent parmi les populations animales sauvages qui se rapprochent des humains en raison de la destruction de leur habitat et du réchauffement climatique. Ils ont identifié des milliers de virus potentiels, notamment en Chine. Trump a démantelé le programme. Il avait réduit son financement, mais l’a ensuite démantelé en octobre. Timing impeccable. Je pourrais continuer encore et encore. (…)

 

Aux États-Unis, des grèves ont lieu dans de nombreux endroits. Les travailleurs s’organisent en réaction au coronavirus et au fait qu’on les fait travailler dans des conditions dangereuses. Les employeurs s’en inquiètent-ils ?

Noam Chomsky. Oh que oui ! Chaque année en janvier, ces hommes qui se disent modestement les « maîtres de l’univers » se réunissent à Davos, en Suisse, pour aller skier, se lécher mutuellement les bottes, etc. La réunion de janvier dernier a été très intéressante. Ils voient les « paysans » arriver avec leurs fourches et ils s’inquiètent. Donc ils changent de stratégie. Cette fois, le thème de la réunion était : « Oui, nous avons mal agi par le passé. Maintenant, nous nous en rendons compte. Nous allons donc passer à une nouvelle ère dans le capitalisme, dans laquelle nous ne nous soucions pas uniquement des actionnaires, mais bien des travailleurs et de la population. Nous sommes tellement gentils, tellement humanistes que vous pouvez nous faire confiance. Nous allons veiller à ce que tout se passe bien. »

Et le déroulement de cette réunion a été très intéressant. Il y a eu deux grands intervenants. On devrait diffuser la scène dans toutes les écoles du pays. Trump, bien sûr, a prononcé le discours principal. La toute jeune activiste pour le climat Greta Thunberg a prononcé l’autre discours. Le contraste était fantastique. Le premier discours est celui d’un bouffon délirant, clamant son avidité haut et fort. On ne compte même plus les mensonges qu’il a proférés. Le deuxième discours est celui d’une jeune fille de dix-sept ans qui donne tranquillement une description factuelle et précise ce qui se passe dans le monde et qui regarde ces hommes en face en disant : « Vous détruisez nos vies. » Et bien sûr, tout le monde applaudit poliment. En se disant : « Qu’elle est mignonne. Qu’elle retourne à l’école maintenant. »

La réaction face à Trump a été particulièrement intéressante. Il n’est pas très populaire. Sa vulgarité et sa violence ne collent pas à l’image des humanistes dévoués que les hommes de Davos essaient de projeter. Mais ils l’adorent quand même. Ils se sont levés pour l’applaudir et n’ont pas cessé de l’acclamer. Parce qu’ils ont compris une chose : cet homme, aussi vulgaire soit-il, sait très bien quelles poches remplir et comment les remplir. Sa bouffonnerie n’a pas d’importance. Nous tolérerons ses singeries tant qu’il mènera les politiques qui comptent. Voilà qui sont les invités à Davos.

Ils se sont bien gardés de nous faire remarquer que nous avions déjà entendu ce discours quelque part. Dans les années 1950, on les appelait les « soulful corporations » (que l’on peut traduire par « entreprises sentimentales », NdlR). Maintenant, les entreprises ont une âme. Elles débordent d’empathie pour les travailleurs et pour tout le monde. C’est une ère nouvelle.

Mais nous avons bien eu le temps de prendre la mesure de leur empathie, et ce n’est pas prêt de changer. Donc, soit on se fait avoir et on laisse tomber, soit on se défend et on crée un monde différent. C’est l’occasion ou jamais de s’y mettre, avec les grèves que vous avez mentionnées et les protestations qui se font voir dans le monde entier. Il existe des groupes d’entraide communautaire qui se forment dans les quartiers pauvres, ou des personnes qui se rassemblent pour essayer d’aider les personnes âgées confinées chez elles. (…)

Ça dit quelque chose, tout comme la situation des infirmiers et les infirmières qui sont en première ligne. Les ressources humaines sont là et elles peuvent se mobiliser dans les endroits les plus inattendus. Elles ne proviennent pas du secteur des entreprises, ni des riches, ni des « soulful corporations ». Elles ne proviennent certainement pas des gouvernements, en particulier des gouvernements de cinglés comme celui-ci. L’action vient d’ailleurs, de l’action populaire, porteuse d’espoir.

Le candidat de gauche Bernie Sanders, lors du discours qu’il a prononcé après son retrait de la campagne présidentielle, l’a bien souligné

Il a dit que la campagne se terminait, mais pas le mouvement. C’est à ses jeunes partisans en particulier de prendre le relais, de montrer que c’est possible. Quoi qu’il arrive. Si Trump est réélu, ce sera une véritable tragédie. Si Biden (candidat du Parti démocrate aux élections présidentielles de 2020, NdlR) est élu, ce ne sera pas génial non plus, mais de toute façon, il faut faire ce qui est possible, et la victoire n’est pas hors de portée. (…)

 

Des travailleurs protestent devant un entrepôt d’Amazon. (Photo Fibonacci Blue, Flickr)

 

Les États-Unis pourraient-ils développer une culture de la solidarité, en reconnaissant que les défaillances du marché, l’inefficacité et les complications naissent de la concurrence ?

Noam Chomsky. Bien sûr. Nous l’avons déjà fait. J’ai vécu la Grande Dépression (crise économique qui s’étend du krach boursier de 1929 à la Seconde Guerre mondiale, NdlR). C’est pour cela que j’ai cette longue barbe blanche. Mais dans les années 1920, le mouvement ouvrier a été totalement écrasé. Regardez David Montgomery, historien du travail, dont l’un des ouvrages majeurs s’intitule The Fall of the House of Labor (que l’on peut traduire par « La chute des centrales syndicales », NdlR). Il parle des années 1920. Le mouvement a été écrasé par l’administration de Wilson (président républicain de 1913 à 1921, NdlR), la « Red Scare » (« Peur rouge », criminalisation des opinions communistes, NdlR) et tout le reste. Dans les années 1930, il a commencé à refaire surface. Le CIO (Congrès des organisations industrielles, puissante confédération syndicale entre 1935 et 1955, NdlR) a organisé des grèves sur le tas (grèves avec occupation des postes de travail, NdlR), qui sont une grande menace pour la direction : la prochaine étape, c’est se dire : « Nous n’avons pas besoin des patrons. Nous pouvons gérer l’entreprise nous-mêmes. » Et là, c’est fini. C’est un système très fragile. (…)

Si Biden venait à être élu, ce ne serait pas génial, mais il y aurait moyen de le secouer. Si le mouvement ouvrier reprend, si le mouvement Sanders (qui est très important, il a remporté de grandes victoires) arrive à décoller, nous pourrions à nouveau sortir des crises capitalistes comme cela s’est fait dans les années 1930.

Ce n’est pas le New Deal (politique de relance de l’économie basée sur une intervention de l’État dans l’économie, une imposition importante sur les grandes fortunes, une aide aux plus pauvres, etc. appliquée par le président démocrate Franklin Roosevelt, NdlR) qui a mis fin à la Grande Dépression, mais bien la guerre, avec une production massive dirigée par l’État, même si la situation était quand même bien meilleure qu’aujourd’hui. Je suis assez âgé pour m’en souvenir et ma famille, au sens large, était principalement composée de travailleurs pour la plupart au chômage, vivant dans une pauvreté bien pire que celle de la classe ouvrière actuelle. Mais ils étaient pleins d’espoir. Il n’y avait pas de désespoir profond. On n’avait pas le sentiment que le monde touchait à sa fin. On se disait plutôt : « D’une manière ou d’une autre, nous allons nous en sortir ensemble, en travaillant ensemble ». Certains étaient membres du parti communiste, d’autres étaient syndiqués. J’avais deux tantes qui étaient des couturières au chômage, mais elles étaient dans l’ILGWU (International Ladies’ Garment Workers’ Union, le syndicat des travailleuses de l’habillement pour dames), ce qui les ouvrait à une vie culturelle, à des réunions, à une semaine à la campagne et à des activités théâtrales.

Vous pouvez faire quelque chose. Nous sommes ensemble. Nous nous en sortirons. Nous pouvons y parvenir.

 

 

Source: Solidaire

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