Daniel Ellsberg : son message pour nous et les générations à venir

Dan Ellsberg était un homme courageux. Afin de mettre fin à la guerre du Vietnam, il a risqué de passer le reste de sa vie en prison en divulguant les Pentagon Papers. Ce faisant, il a changé l’histoire – et notre connaissance de notre propre histoire.

J’ai eu le privilège de connaître Dan pendant près de 40 ans, en tant qu’ami et en tant qu’activiste tentant de sauver l’humanité de la machine nucléaire de l’apocalypse qu’elle s’est elle-même créée. C’est donc avec tristesse et un sentiment de perte imminente que j’ai lu son billet du 2 mars, dans lequel il révélait qu’on lui avait diagnostiqué un cancer du pancréas et qu’il lui restait moins de six mois à vivre. Lorsque le Bulletin m’a invité à écrire cet article sur Dan, j’ai eu une conversation avec lui pour qu’il nous dise ce qu’il aimerait nous dire, à nous et aux générations futures, après sa mort. (Il est décédé le 16 juin à son domicile de Kensington, en Californie, à l’âge de 92 ans).

Nous nous sommes rencontrés le 19 avril et Dan était de bonne humeur tout au long de notre entretien. En fait, alors qu’il parcourait la liste des questions que je pensais que nous devrions aborder, celle-ci a suscité un sourire et un rire :

Dans votre livre, The Doomsday Machine [La machine de l’apocalypse, NdT], vous parlez de l’écart entre ce que l’on dit aux Américains être l’objectif de notre arsenal nucléaire – prévenir une agression – et son objectif réel : « limiter les dommages causés aux États-Unis par les représailles soviétiques ou russes à une première frappe américaine contre l’URSS ou la Russie. » [1]

J’ai été surpris de trouver l’objectif de gagner une guerre nucléaire dans les Nuclear Posture Reviews de Trump et de Biden [2].

Que pensez-vous qu’il faille faire pour aligner la politique déclarée et la politique réelle ?

Le rire de Dan a été déclenché par le fait que l’objectif soit énoncé de manière aussi catégorique, d’autant plus que Ronald Reagan et Joe Biden ont tous deux déclaré qu’une « guerre nucléaire ne peut pas être gagnée et ne doit jamais être menée. »

Dan a ensuite noté que le dispositif nucléaire américain est « orienté vers la réalisation de cette mission » (c’est-à-dire gagner une guerre nucléaire), même si une telle mission est « infaisable et impossible ». Il a dénoncé le fait que l’establishment nucléaire américain n’accorde « aucune importance à l’expression publique de ses objectifs, de ses intérêts et de ses options ». Il a également noté que la Russie fait à peu près la même chose et que ce refus de reconnaître la réalité doit changer.

Daniel Ellsberg prend la parole lors d’une manifestation « De-Nuke NATO » [Dénucléariser l’OTAN, NdT] pendant le sommet du 50e anniversaire de l’OTAN à Washington, le 23 avril 1999. (Photo par Elvert Xavier Barnes / CC-BY-SA)

Dans The Doomsday Machine, Dan recommande un processus en deux étapes pour rendre le monde plus sûr (cf. pages 335-350). Tout d’abord, il note que les arsenaux nucléaires actuels, hypertrophiés, et les plans de guerre irréalistes détruiraient la planète s’ils étaient utilisés. Il affirme ensuite que :

[…] il est impossible d’éradiquer les connaissances relatives à la fabrication d’armes nucléaires et de vecteurs. Mais on peut démanteler une machine du Jugement dernier [qui détruirait la planète] […] l’existence d’une telle machine [n’oblige pas] un rival ou un ennemi à en posséder une, ni même ne l’incite de manière tangible à le faire. En fait, le fait d’en avoir deux en alerte l’une contre l’autre est bien plus dangereux pour chacun et pour le monde que s’il n’en existait qu’une seule.

[…] le danger actuel de l’apocalypse pourrait être éliminé sans que les États-Unis ou la Russie ne s’approchent d’un désarmement nucléaire total ou de l’abandon de la dissuasion nucléaire, que ce soit de manière unilatérale ou mutuelle (aussi souhaitable que soit cette dernière solution). […]

Ce démantèlement des « machines de l’apocalypse » n’est pas conçu comme un substitut adéquat à long terme pour des objectifs plus ambitieux et nécessaires, y compris l’abolition totale et universelle des armes nucléaires. Nous ne pouvons accepter la conclusion selon laquelle l’abolition doit être exclue « dans un avenir prévisible » ou reportée à plusieurs générations.

La suite de notre conversation a porté sur divers aspects du risque nucléaire et sur les moyens de le réduire.

Les Pentagon Papers, le Vietnam et le risque nucléaire

Marty : Parlons du Viêtnam et des Pentagon Papers. C’est pour eux que vous êtes le plus connu et ils ont fait l’objet du film de Steven Spielberg en 2017, The Post. Dans votre lettre du 2 mars nous informant de votre diagnostic médical, vous dites :

Lorsque j’ai copié les Pentagon Papers en 1969, j’avais toutes les raisons de penser que je passerais le reste de ma vie derrière les barreaux. C’était un destin que j’aurais volontiers accepté si cela avait permis d’accélérer la fin de la guerre du Viêtnam, aussi improbable que cela ait pu paraître (et avoir été). Pourtant, en fin de compte, cette action – d’une manière que je n’aurais pas pu prévoir, en raison des réactions illégales de Nixon – a eu un impact sur la réduction de la durée de la guerre. En outre, grâce aux crimes de Nixon, je n’ai pas été emprisonné comme je m’y attendais, et j’ai pu passer les cinquante dernières années avec Patricia et ma famille, et avec vous, mes amis. [3]

Dan : Dans le Bulletin, je préférerais me concentrer sur ma principale préoccupation dans la vie, qui est la guerre nucléaire.

Marty : Mais comme vous le savez, le Vietnam comportait un risque nucléaire. La guerre conventionnelle, comme au Vietnam, et la guerre nucléaire sont inextricablement liées, l’étincelle la plus probable pour déclencher une guerre nucléaire étant un conflit conventionnel qui échappe à tout contrôle. Cela a failli se produire à Cuba en 1962 et pourrait se produire aujourd’hui en Ukraine.

Dan : Dès le début, j’ai su que la possibilité d’utiliser des armes nucléaires au Viêtnam avait été évoquée. J’ai copié les Pentagon Papers via des informations de Mort Halperin, qui travaillait pour Henry Kissinger, annonçant que Nixon n’avait pas l’intention de se retirer du Viêtnam dans des conditions qui auraient une chance réaliste d’être acceptées par les Nord-Vietnamiens et que, par conséquent, la guerre se poursuivrait, s’étendrait et conduirait finalement à l’utilisation d’armes nucléaires.

Pourtant, la plupart du temps, le grand public et même la majeure partie du gouvernement n’avaient aucune idée de la moindre possibilité d’utilisation d’armes nucléaires. C’est ce qui s’est passé lors de l’offensive de 1972, lorsque Nixon a exhorté Kissinger à envisager l’utilisation d’armes nucléaires. Une transcription d’enregistrements autrefois secrets de la Maison Blanche montre le président Nixon disant à Henry Kissinger : « La bombe nucléaire, est-ce que cela vous dérange ? Je veux juste que vous voyiez grand, Henry, pour l’amour du Christ. » [4]

Au cours des 50 années qui ont suivi la publication des Pentagon Papers, personne ne m’a posé la question suivante : pourquoi Nixon et Kissinger me considéraient-ils comme une personne dangereuse, et excusez du peu – pour reprendre les termes de Kissinger – comme l’homme le plus dangereux d’Amérique ?

La réponse est qu’ils savaient que je connaissais les menaces qu’ils proféraient [y compris les menaces nucléaires]. Ils savaient que ces menaces devaient rester secrètes pour le public américain, même si nous les adressions directement aux Nord-Vietnamiens. J’étais donc dangereux, car je menaçais leur politique de sécurité nationale.

Ils devaient donc me faire taire, et ils ont essayé plusieurs façons de le faire, principalement en me faisant chanter, mais aussi en faisant venir des gens de Miami pour me mettre hors d’état de nuire. Le cambrioleur du Watergate et agent de la CIA Bernard « Macho » Barker a déclaré à Lloyd Shearer de Parade : « Mon but était de me le faire. »

Mais je pense que ce n’était pas le but principal, car cela ne m’aurait pas fait taire. Je pense qu’il s’agissait de ma tête et de me faire taire. Le procureur spécial adjoint du Watergate, William Merrill, n’avait aucun doute sur le fait que leur but était de me tuer. Il a déclaré que ces types n’avaient jamais utilisé le mot « tuer ». Ils utilisaient des mots comme rendre inapte, neutraliser avec un préjudice extrême, et d’autres choses encore.

Les armes nucléaires sont une épée de Damoclès qui ne tient qu’à un fil.

Marty : Revenons à ce que vous aimeriez dire aux générations futures – ou même aux gens d’aujourd’hui.

Dan : Actuellement, il existe, et ce depuis 70 ans, un risque très important de fin de civilisation : la mort de la plupart des humains sur Terre en l’espace d’un an en raison des effets de l’hiver nucléaire et des retombées nucléaires. Et que presque rien n’a réussi à réduire cette probabilité, bien qu’il y ait beaucoup de choses qui pourraient être faites et qui auraient dû être faites. Mais il n’est peut-être pas trop tard pour les accomplir maintenant.

Nous vivons, comme l’a dit John F. Kennedy, « sous une épée de Damoclès, suspendus au plus mince des fils ». Et ce fil n’a pas été renforcé le moins du monde au fil des ans.

Ce qui se passe aujourd’hui dans la nouvelle Guerre froide, c’est que la possibilité de réduire ce risque s’évanouit, la porte est en train de se refermer.

Est-il déjà trop tard ? Nous n’en savons rien. Mais j’ai choisi d’agir et j’invite les autres à faire comme s’il n’était pas trop tard. Et je peux être très précis sur ce que cela signifierait.

Nous avons besoin d’une coordination de l’action qui s’applique également au changement climatique. Il est difficile d’imaginer un moyen de réduire les émissions mondiales de CO2 qui n’implique pas une action coordonnée entre les principaux émetteurs comme les États-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie et l’Europe.

Une action coordonnée qui semble presque impossible après l’invasion russe de l’Ukraine, exploitée par l’Occident pour réintroduire une Guerre froide dans laquelle les objectifs de l’adversaire sont amplifiés, dans laquelle des solutions militaires sont recherchées. Ainsi, la possibilité de réduire le budget de l’armement a pratiquement disparu. Mais, plus important encore, la possibilité de faire quoi que ce soit pour réduire le risque d’hiver nucléaire a été pratiquement éliminée à ce stade.

Depuis plus d’un demi-siècle, l’existence de part et d’autre de missiles balistiques intercontinentaux terrestres vulnérables ou ICBM [5] a été le déclencheur de la « machine de l’apocalypse ». Ces missiles créent une mentalité « l’utiliser ou perdre » qui encourage chaque partie à lancer ses missiles en cas d’avertissement ambigu, de peur qu’ils ne soient détruits, afin d’attaquer les ICBM de l’autre partie. L’élimination d’une seule de ces paires de missiles balistiques intercontinentaux réduirait considérablement le risque d’une guerre nucléaire totale, même dans le cas d’un petit échange nucléaire. Il s’agirait donc de la mesure la plus forte que nous puissions prendre. Les ogives des sous-marins sont largement suffisantes, même sans ICBM.

Outre l’élimination de la mentalité « On les utilise ou on les perd » des ICBM, les politiques de non-frappe en premier constitueraient des changements importants pour les deux parties. D’aucuns ont fait valoir qu’une déclaration de non-frappe en premier n’aurait pas plus d’importance que la déclaration selon laquelle la menace d’une attaque nucléaire est inadmissible, alors que vous continuez à proférer des menaces, ou que la déclaration selon laquelle la guerre nucléaire n’est pas gagnable, alors que vous dépensez des milliers de milliards de dollars pour tenter vainement de la gagner. Mais une déclaration de non-recours à une frappe préventive est nécessaire dans le cadre d’une politique visant à modifier l’ensemble de cette position et à s’éloigner d’une première frappe.

Le nombre [d’ogives nucléaires] en soi n’a pas tellement d’importance, si ce n’est qu’il faut le réduire à un niveau qui ne puisse pas produire le Jugement dernier, qui ne puisse pas produire l’omnicide. Le risque de cette catastrophe existe depuis des décennies et peut être éliminé sans renoncer à la dissuasion.

Une nation a-t-elle le droit de menacer de tuer des milliards de personnes ? Je dirais que non, et qu’ils ne peuvent pas le justifier par la nécessité de dissuader les attaques nucléaires contre eux-mêmes, puisque des arsenaux beaucoup plus petits permettraient d’atteindre cet objectif.

Mais la situation devient très délicate lorsque vous ajoutez la dissuasion d’une attaque nucléaire contre vos alliés. Cela incite fortement à donner l’impression que l’on croit pouvoir réduire les dommages causés à sa propre nation, et Dieu sait que nous avons agi comme si nous croyions à ce canular depuis les années 50 ou 60.

Dans ce contexte, il est tout à fait licite, comme l’a constaté McNamara, de construire une arme de première frappe, d’essayer de rendre crédible le fait que l’on répondra à une attaque contre un allié en déclenchant une guerre nucléaire contre un État doté de l’arme nucléaire. Et il n’y a pas de limite à ce que l’on peut dépenser dans le cadre de cette hypothèse folle.

En d’autres termes, il s’agit d’une menace de fou depuis le tout début. Nixon, qui a tenté de convaincre les Soviétiques et les Nord-Vietnamiens qu’il était fou [6] afin de mettre fin à la guerre du Viêtnam selon ses propres termes, a déclaré qu’il imitait Eisenhower, ce qui est vrai. Il en va de même pour Truman lors de la crise de Berlin en 1948. Il a toujours été vrai qu’il était fou, mais il s’avère que c’est une folie qu’il est très facile de rendre crédible. Les humains sont fous à ce point.

Comment éloigner les gens d’un plan totalement insensé auquel ils sont attachés ? C’est comme réveiller un somnambule – un processus dangereux. Vous risquez de provoquer la panique. Ou bien ils marchent sur un précipice : comment les en éloigner ? Ou encore, ils sont ivres, comment gérer la situation ? Il ne suffit pas de leur dire que ce n’est pas bien. Il faut en quelque sorte les persuader de s’éloigner de cette voie insensée sur laquelle ils sont engagés. Comment les persuader de renoncer à un plan complètement fou ?

Le risque d’une guerre nucléaire

Marty : Nous avons tous deux cherché à évaluer le risque de guerre nucléaire. Ce risque peut être faible par an, mais il s’accroît avec le temps, tout comme un kilomètre à l’heure n’est pas très rapide, mais si vous allez à un kilomètre à l’heure pendant toute une année, vous couvrirez près de 15000 km.

Dan : Ecoutez, le risque d’une guerre nucléaire le 27 octobre 1962 pendant la crise de Cuba – connue sous le nom de « Samedi noir » – était beaucoup plus élevé que la moyenne : 90 % ou quelque chose comme ça [7]. L’éminent stratège de la Guerre froide Paul Nitze pensait qu’il y avait au moins 10 % de chances que quelque chose tourne mal et fasse exploser le monde. McNamara pensait qu’il y avait de fortes chances qu’il ne revoie jamais un autre Samedi soir.

Je pense qu’il n’y a pas une grande probabilité de guerre nucléaire dans l’impasse actuelle en Ukraine, tant que Poutine n’est pas confronté à la perte de la Crimée ou de l’ensemble du Donbas. Mais si des troupes américaines, polonaises ou allemandes devaient entretenir ces chars et ces avions donnés à l’Ukraine par l’Occident, ou les utiliser eux-mêmes, ce serait un changement très important, car cela pourrait confronter la Russie à la perte du Donbas ou de la Crimée. Et je pense que, dans ces circonstances, Poutine serait fortement tenté, comme nous le serions dans des circonstances similaires, de faire une percée avec de « petites » armes nucléaires dans le but de ramener les gens à la raison et de leur dire : « Cela ne peut plus durer. Vous devez négocier à nos conditions. » L’utilisation d’armes nucléaires par Poutine dans ce type de scénario pourrait marcher, mais ne réussirait sans doute pas.

Une autre chose que j’ai apprise, Marty, et qui, je pense, n’est pas suffisamment prise en compte, c’est que les hommes au pouvoir sont prêts à risquer l’anéantissement du monde plutôt que d’accepter une perte à court terme. Et ce n’est pas une question de réalisme ou d’irréalisme, c’est une volonté de jouer. Ils savent qu’ils n’ont aucune chance de réussir, mais cela ne signifie pas qu’ils ne le feront pas, car il y a une chance que cela réussisse, ce qui est suffisant pour qu’ils mettent le monde en jeu.

Nos présidents ont ce pouvoir à chaque heure de la journée.

Le réveil du père de Dan

Dan : Marty, la première fois que j’ai entendu votre nom, c’était dans un article que vous avez publié en 1985. Je peux vous dire exactement quand c’était parce que mon père est mort en 1985, il avait 96 ans, et il était dans la même situation que moi à ce moment-là. Nous ne le savions pas à l’époque, mais il est mort une semaine après que j’ai eu cette conversation avec lui. Vous et moi avons cette conversation un mois ou deux, trois, six, probablement un mois avant ma disparition.

Il se trouve que la semaine précédant sa mort, il avait lu votre article dans une revue en laquelle il avait confiance, la revue de Tau Beta Pi, la société d’honneur des ingénieurs, à laquelle il appartenait en tant qu’ingénieur dans le domaine des structures. Il a pris au sérieux ce qu’il y a lu.

Dans cet article, vous disiez qu’il y avait une certitude mathématique de détruire la vie sur Terre si nous ne changions pas fondamentalement.

Marty : C’est exact. Le titre de l’article était « Sur l’inévitabilité et la prévention de la guerre nucléaire ». Comment nous pourrions l’éviter, mais l’inévitabilité de notre trajectoire actuelle et, malheureusement, de celle d’aujourd’hui.

Dan : Des années après les Pentagon Papers, c’est-à-dire en 1971, nous étions en 1985, il n’avait jamais pris au sérieux mes propos sur la guerre nucléaire. Ce n’était pas son sujet, ce n’était pas son domaine en particulier, il ne s’y est pas trop intéressé. Il m’a suivi sur le Vietnam, et je l’ai convaincu que cette guerre devait être terminée. C’est donc sur ce point que nous nous sommes rapprochés. Lors de notre dernier entretien, il a déclaré que c’était une erreur de faire quelque chose qui avait, pour reprendre votre terme, une probabilité mathématique, proche de un, de faire exploser le monde, de mettre fin à la vie sur Terre – une machine de la fin du monde, sans utiliser ce terme. Il a ajouté qu’il n’était pas bon d’avoir cette capacité ou qu’elle existe.

J’ai répondu : « Papa, il y a des gens qui diraient que si tu as la capacité de tout faire exploser, il y a moins de chances que le cataclysme se produise. »

Il m’a dit quelque chose de très intéressant que je n’ai jamais vu reproduit. Cela m’a donné à réfléchir, ce à quoi je n’ai jamais fini de réfléchir à ce jour. Il a dit : « Oui, mais il y a un coût moral à disposer de cette capacité. Il ne s’agit pas seulement d’un risque et d’un coût pour faire exploser le monde. Il y a un coût moral à se dire et à enseigner à ses enfants qu’il y a des circonstances qui justifieraient de tout tuer et donc de disposer de cette capacité. »

Je dirais que, d’un point de vue éthique raisonnable, un tel objectif n’existe pas. Les objectifs de la politique nationale et de la politique impériale sont les mêmes qu’ils ont toujours été, sauf que nous avons maintenant la capacité de les poursuivre en massacrant tout le monde. Et chaque nation s’est montrée absolument disposée à le faire et désireuse de le faire, et celles qui ne le font pas elles-mêmes sont tout à fait disposées à s’allier à celles qui le font.

La nécessité d’agir : une entreprise insensée ?

Dan : Les gens ne se rendent pas compte de l’ampleur du phénomène. Que font-ils ? Ils ne font rien dans un sens ou dans l’autre. La mort de l’humanité ne les incite pas à voter. Ils agissent comme s’il n’y avait aucune chance de changer les choses. Comme s’il était impossible de changer les choses.

Pourtant, nous avons tous pensé que la chute du mur de Berlin était impossible. Nelson Mandela devenant président de l’Afrique du Sud sans révolution violente semblait impossible.

De la même manière, je ne vois actuellement aucune chance de se débarrasser des missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) ou du non-usage en premier de l’arme nucléaire. Mais des miracles peuvent se produire. Je choisis d’agir comme si cela faisait une différence. Et ce n’est qu’un choix. Je ne peux pas le défendre. C’est juste une meilleure façon de vivre. C’est la façon dont je choisis de vivre. Nous pouvons nous efforcer de prévenir le cataclysme.

Et je pense que l’un des aspects de cette situation est que, 12 mois après le début de la guerre en Ukraine, suggérer quoi que ce soit qui implique une chance d’y mettre fin est perçu comme étant du mauvais côté. Pourtant, continuer comme nous l’avons fait comporte des risques largement disproportionnés par rapport à l’avantage qui serait tiré d’une nouvelle impasse de 12 mois. Les dernières fuites indiquent exactement ce que les Pentagon Papers ont montré : les gens impliqués se perçoivent comme étant dans une impasse pour au moins les 12 prochains mois. Qu’est-ce que les efforts déployés pour sortir de l’impasse dans les 12 mois à venir sont susceptibles d’accomplir ? Très peu. Et quel est l’inconvénient possible ? La fin de tout, essentiellement.

Il en va de même pour Taïwan. C’est scandaleux. Nous risquons tout sur la question du contrôle de Taïwan. Quand je dis « tout risquer », je veux dire que nous risquons une guerre nucléaire totale. Il y a mille ans, les gens auraient-ils pris un tel risque ? Je pense que s’ils l’avaient pu, ils l’auraient fait. Nous ne sommes donc pas pires qu’autrefois. Nous avons juste beaucoup plus d’enjeux. Ce n’est pas une espèce à laquelle on peut confier des armes nucléaires.

Conclusion de l’entretien

Marty : Dans le courriel que vous m’avez envoyé, vous avez dit : « A part mourir, je vais bien ». J’aime votre humour.

Dan : Eh bien, nous sommes tous en train de mourir. Je suis en très bonne forme. Pour mes meilleurs amis, je ne souhaiterais pas mieux que de passer le dernier mois que je passe avec ma femme et mes amis comme vous.

Note de la rédaction : une interview de Daniel Ellsberg sur son livre The Doomsday Machine, publiée dans le Bulletin 2018, peut être consultée ici.

Notes

[1] Extrait du livre d’Ellsberg, The Doomsday Machine, page 12. Tous les numéros de page se réfèrent à l’édition reliée de The Doomsday Machine.

[2] Le NPR de Biden indique que « la force conjointe devra être dotée de capacités militaires – y compris d’armes nucléaires – capables de dissuader et de vaincre d’autres acteurs qui pourraient […] s’engager dans une agression opportuniste ». Le NPR de Trump dit : « Aucun pays ne devrait douter de la force de nos engagements en matière de dissuasion élargie ou de la force des capacités des États-Unis et de leurs alliés à dissuader, et si nécessaire à vaincre, toute agression nucléaire ou non nucléaire de la part d’un adversaire potentiel. »

[3] Les « plombiers » de Nixon ont été appréhendés lorsqu’ils ont cambriolé le siège du Comité national démocrate dans l’immeuble du Watergate le 17 juin 1972, ce qui a conduit au scandale du Watergate qui a provoqué la démission de Nixon. Mais presque un an plus tôt, le 3 septembre 1971, ils s’étaient introduits dans le cabinet du psychiatre de Dan lors d’une opération qui avait été approuvée par John Ehrlichman, l’un des principaux collaborateurs de Nixon, à la condition qu’elle ne puisse pas être retracée. Heureusement pour Dan, l’effraction a été remontée jusqu’aux plombiers et, lorsque le juge lors de son procès a appris cette mauvaise conduite du gouvernement, il a abandonné toutes les charges.

[4] The Doomsday Machine, page 309.

[5] Missiles balistiques intercontinentaux.

[6] Dan fait référence à la « théorie du fou » de Nixon. Le chef du personnel de Nixon, H. R. Haldeman, raconte que Nixon lui a dit : « J’appelle cela la théorie du fou, Bob. Je veux que les Nord-Vietnamiens croient que j’ai atteint le point où je pourrais faire n’importe quoi pour arrêter la guerre. Il suffit de leur faire passer le mot que « pour l’amour de Dieu, vous savez que Nixon est obsédé par le communisme. Nous ne pouvons pas le retenir lorsqu’il est en colère – et il a la main sur le bouton nucléaire. » – et Ho Chi Minh lui-même sera à Paris dans deux jours pour implorer la paix. Source : H. R. Haldeman et Joseph DiMona, The Ends of Power, New York, Times Books, 1978, p. 83. L’accent est mis dans l’original.

[7] Dan dispose d’informations dont aucun Américain ne disposait à l’époque. Ce n’est qu’en 1992 que nous avons appris que les Soviétiques disposaient d’armes nucléaires de combat à Cuba pour repousser le type d’invasion américaine que l’armée américaine voulait mettre en place. Et ce n’est qu’en 2002 que nous avons appris que trois sous-marins soviétiques attaqués par des destroyers américains transportaient chacun une torpille nucléaire. Selon le récit d’un membre de l’équipage, le capitaine de l’un de ces sous-marins a donné l’ordre d’armer la torpille nucléaire, mais il a été dissuadé de le faire.

Source : Martin E. Hellman, The Bulletin, 16-06-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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