Une longue marche des dépossédés sur Dehli

Imaginez une manifestation démocratique où un million de paysans, d’ouvriers et d’autres marchent sur la capitale et contraignent le Parlement à débattre pendant une session spéciale de trois semaines de la crise explosive des campagnes.  

 

La crise agraire de l’Inde est allée au-delà de la question agraire.

C’est une crise de société. Peut-être même une crise de civilisation, avec peut-être le plus grand nombre de petits paysans et d’ouvriers sur la terre luttant pour sauver leurs moyens d’existence. La crise agraire n’est plus seulement une question de perte de terres. Pas seulement une question de perte de vies humaines, d’emplois ou de productivité. C’est la mesure de notre perte d’humanité. Du rétrécissement des frontières de notre compassion. Du fait que nous sommes restés là, à observer l’aggravation de la misère des dépossédés, y compris la mort par suicide de plus de 300 000 paysans ces 20 dernières années. Tandis que certains – des « économistes éminents » – se moquaient de l’immense souffrance qui les entourait, niant même l’existence d’une crise.

Le Bureau national des statistiques criminelles (NCRB) n’a pas publié de données sur les suicides de paysans depuis deux ans. Pendant quelques années, des données frauduleuses enregistrées dans plusieurs grands États ont gravement faussé les estimations de l’agence. Par exemple, Chhattisgarh et le Bengale occidental, et beaucoup d’autres, ont affirmé qu’il n’y avait aucun suicide dans leurs États. En 2014, 12 États et 6 territoires de l’Union ont déclaré « zéro suicide » parmi leurs paysans. Les rapports 2014 et 2015 du NRCB ont été  marqués par d’énormes truquages dans leur méthodologie, destinés à faire baisser les chiffres.

Et pourtant, ils continuent à monter.

Pendant ce temps, les manifestations de paysans et d’ouvriers augmentent. Des paysans ont été abattus par balle – comme dans le Madhya Pradesh. Ridiculisés ou trompés dans les accords, comme dans le Maharashtra. Et dévastés par la démonétisation, comme un peu partout. La colère et la douleur montent dans les campagnes. Et pas seulement chez les paysans mais chez les ouvriers qui trouvent que la MNREGA (Mahatma Gandhi National Rural Employment Garantee Act – Loi nationale de garantie de l’emploi rural Mahatma Gandhi, NdT) est démantelée à dessein. Chez les pêcheurs, les communautés forestières, les artisans, les ouvriers anganwadi exploités. Parmi ceux qui envoient leurs enfants dans les écoles du gouvernement uniquement pour découvrir que l’État lui-même tue ses propres écoles. Et aussi les petits employés du gouvernement et les travailleurs des transports et du secteur public dont les emplois sont « sur l’enclume ».

 

Vishwanath Khule du district Akola de Vidarbha, dont le fils a consommé du fongicide. Les suicides de paysans augmentent mais les gouvernements falsifient les chiffres (PHOTO : JAIDEEP HARDIKAR)

 

 

Et la crise rurale n’est plus confinée au rural. Des études indiquent un déclin absolu de l’emploi dans le pays entre 2013-2014 et 2015-2016.

Le recensement de 2011 a indiqué peut-être les les plus grandes migrations provoquées par la détresse que nous avons vues dans l’Inde indépendante. Des millions de pauvres fuyant l’effondrement de leurs moyens de subsistance se sont déplacés vers d’autres villages, des villes de campagne, les agglomérations urbaines de grandes villes – à la recherche d’emplois qui n’existent pas. Le recensement de 2011 enregistre près de 15 millions de paysans en moins (« principalement cultivateurs ») qu’il n’y en avait en 1991. Et vous trouvez maintenant beaucoup de producteurs de nourriture autrefois fiers travaillant comme domestiques. Les pauvres sont maintenant exploités tant par les élites urbaines que rurales.

Le gouvernement fait de son mieux pour ne pas écouter. Les médias font de même.

Lorsque les médias effleurent ces questions, ils les réduisent la plupart du temps à des demandes de « remise de prêt ». Ces derniers jours, iils ont reconnu la revendication des paysans d’un prix minimum de soutien (MPS) – le coût de production plus 50%. Mais les médias ne contestent pas les affirmations du gouvernement qu’il a déjà mis en œuvre cette demande. Ni ne mentionnent que la Commission nationale des paysans (NCF dans son sigle anglais, connue sous le nom populaire de Swaminathan Commission) a signalé un grand nombre d’autres problèmes, tout aussi graves. Certains rapports de la BCF sont restés au Parlement pendant 12 ans sans être discutés. De même, les médias, tout en dénonçant les appels à des remises de prêt, ne mentionnent pas que les entreprises et les hommes d’affaires représentent la plus grande partie des actifs non rentables qui noient les banques.

Peut-être le moment est-il venu pour une très grande manifestation démocratique, en même temps qu’une demande du Parlement de tenir une session spéciale de trois semaines ou de 21 jours entièrement dédiée à la crise et aux questions qui lui sont liées. Une session conjointe des deux Chambres.

 

Nous ne pouvons pas résoudre la crise agraire si nous ne traitons pas des droits et des problèmes des femmes paysannes. (PHOTO: BINAIFER BHARUCHA)

 

 

Sur quels principes cette session serait-elle basée. Sur la Constitution indienne. En particulier, les plus importants de ses Principes directeurs de la politique de l’État. Ce chapitre parle de la nécessité de « minimiser les inégalités de revenu » et de « s’efforcer d’éliminer les inégalités de statut, d’accès aux services, de chances… » Les principes appellent à « un ordre social dans lequel la justice, sociale, économique et politique, doit guider toutes les institutions de la vie nationale ».

Le droit au travail, à l’éducation, à la sécurité sociale. L’élévation du niveau de nutrition et de santé publique. Le droit à un meilleur niveau de vie. Un salaire égal pour un travail égal pour les hommes et les femmes. Des conditions de travail justes et humaines. Ce sont quelques-uns des principes. La Cour suprême a dit plus d’une fois que les Principes directeurs sont aussi importants que nos Droits fondamentaux.

Un ordre du jour pour la session spéciale ? Voici quelques suggestions que d’autres personnes concernées par la situation peuvent modifier ou compléter :  

3 jours : Discussion du rapport de la Commission Swaminathan – 12 ans de retard. Elle a présenté cinq rapports entre décembre 2004 et octobre 2006  qui couvrent une multitude de questions vitales et pas seulement le prix minimum de soutien (MSP). Elles comprennent, pour n’en citer que quelques-unes : la productivité, la profitabilité, la durabilité ; la technologie et la fatigue du à la technologie ; l’agriculture en terres arides, les chocs et la stabilisation des prix – en beaucoup encore. Nous devons aussi mettre un terme à la privation de la recherche agricole et technologique. Et faire face à une catastrophe écologique imminente.

3 jours : Témoignages. Laissons les victimes de la crise parler dans la salle centrale du Parlement et dire au pays ce qu’est la crise, ce qu’elle leur a fait, à eux et à d’innombrables millions d’autres. Et ce n’est pas seulement une question d’agriculture. Mais de comment la privatisation de la santé et de l’éducation a dévasté les pauvres ruraux, en fait tous les pauvres. Les dépenses de santé sont soit la première, soit la seconde composante de la dette des familles rurales qui croit le plus rapidement.

3 jours : Crise du crédit. La montée inexorable de l’endettement. Il a constitué un facteur déterminant dans les morts par suicide de milliers de paysans, en plus d’avoir dévasté des millions d’autres. Il a souvent signifié la perte d’une grande partie ou de la totalité de leur terre. Les politiques de crédit institutionnel ont ouvert la voie au retour des usuriers.

3 jours : La méga crise de l’eau dans le pays. C’est bien plus qu’une sécheresse. Ce gouvernement semble déterminé à faire passer la privatisation de l’eau au nom d’une « tarification rationnelle ». Nous avons besoin du droit à l’eau potable comme droit humain fondamental – et de l’interdiction de la privatisation de cette ressource vitale dans n’importe quel domaine. En assurer le contrôle social et l’accès égal, en particulier pour les sans-terre.

3 jours : Les droits des femmes paysannes. La crise agraire ne peut pas être résolue sans traiter des droits – y compris de propriété – et des problèmes de celles qui accomplissent la plus grande partie du travail dans les champs et les fermes. Pendant qu’il séjournait au Rajya Sabha, le Prof. Swaminathan a présenté en 2011 le Projet de loi sur les droits des agricultrices (caduc en 2013) qui pourrait fournir un point de départ à ce débat.

3 jours : Les droits des travailleurs sans terre, femmes et hommes. Avec l’augmentation des migrations de détresse dans de nombreuses directions, la crise n’est plus seulement rurale. Lorsque c’est le cas, l’investissement public fait dans l’agriculture doit tenir compte de leurs besoins, de leurs droits, de leur point de vue.

3 jours : Débat sur l’agriculture. Quel type d’agriculture voulons-nous dans 20 ans ? Une agriculture motivée par les profits des entreprises ? Ou par les communautés et les familles pour qui c’est la base de leur existence ? Il y a aussi d’autres formes de propriété et de contrôle dans l’agriculture pour lesquelles nous devons faire pression, comme les vigoureux efforts de sangha krishi (agriculture de groupe) du mouvement Kudumbashree du Kerala.  Et nous devons relancer le programme inachevé de réforme agraire. Pour que tous les débats mentionnés ci-dessus soient vraiment significatifs – et c’est très important – chacun doit se concentrer, aussi, sur les droits des paysans et ouvriers Adivasi et Dalit.

 

 

Le « morcha » des paysans Nashik à Mumbai en mars dernier doit devenir national – non seulement des paysans et des ouvriers, mais aussi d’autres dévastés par la crise. (PHOTO: SHRIRANG SWARGE)

 

 

Bien qu’aucun parti politique ne s’opposerait ouvertement à une telle session, qui fera en sorte qu’elle ait effectivement lieu ? Les dépossédés eux-mêmes.

En mars de cette année, 40 000 paysans et ouvriers ont marché pendant une semaine de Nashik à Mumbai en faisant certaines de ces mêmes revendications. Un gouvernement arrogant à Mumbai a rejeté ces marcheurs comme étant des « maoïstes urbains » avec lesquels il ne parlerait pas. Mais il s’est effondré dans les heures qui ont suivi l’arrivée de la multitude à Mumbai pour encercler l’assemblée législative de l’État. C’étaient les pauvres des campagnes qui s’occupaient de leur gouvernement.

Les marcheurs extrêmement disciplinés ont touché une corde rare à Mumbai. Non seulement la classe ouvrière urbaine mais aussi les classes moyennes, et même certains membres de la classe moyenne supérieure ont manifesté leur sympathie.

Nous devons le faire au niveau national – à une échelle 25 fois plus grande. Une Longue Marche des dépossédés – non seulement des paysans et des ouvriers, mais aussi d’autres dévastés par la crise. Et, c’est important, ceux qui ne sont pas affectés, mais qui sont touchés par la misère de leurs frères humains. Ceux qui défendent la justice et la démocratie. Une marche partant de partout dans le pays, convergeant dans la capitale. Pas de rassemblements au Fort rouge, pas de têtes de mort à Jantar Mantar. Cette marche devrait encercler le Parlement, l’obliger à entendre, à écouter et à agir. Oui, ce serait un « Occupy Dehli ».

Cela peut prendre des mois pour décoller, un défi logistique gargantuesque. Pour cela, il faut la plus grande et la plus large coalition d’organisations agricoles, syndicales et autres. Elle se confrontera à la forte hostilité des dirigeants – et de leurs médias – qui chercheront à l’affaiblir à chaque étape.

C’est faisable. Ne sous-estimez pas les pauvres – ce sont eux, et non les classes qui bavardent, qui maintiennent la démocratie en vie.

Ce serait l’un des formes les plus élevées de manifestation démocratique – un million d’êtres humains ou plus qui se présentent pour s’assurer que leurs représentants remplissent leur fonction.

 

(P. Sainath est le fondateur de People’s Archive of Rural India (Archives populaires de l’Inde rurale). Il a été journaliste rural pendant des décennies et il est l’auteur de Everybody Loves a Good Drought (Tout le monde aime une bonne sécheresse.)

 

Traduit de l’anglais par Diane Gilliard

Source : People’s Archive of Rural India/ The Dawn News/ le 27 juin 2018

 

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