Pourquoi les Etats-Unis ont besoin de la guerre

Écrit en avril 2003 alors que les États-Unis venaient d’attaquer l’Irak, cet article reste furieusement d’actualité tandis qu’en Ukraine, Washington fait pleuvoir les armes au détriment des efforts diplomatiques. L’historien Jacques Pauwels explique comment la Seconde Guerre mondiale a permis à l’économie US de sortir de la Grande Dépression et pourquoi depuis, le Big Business a besoin de guerres, chaudes ou froides, pour faire du profit. Jacques Pauwels met en lumière les mécanismes qui se sont mis en place, faisant exploser les dépenses du Pentagone et rendant le complexe militaro-industriel tout-puissant. Un article qui risque donc de rester d’actualité un certain temps encore… (Note d’Investig’Action – juin 2022)


 

Corée, Vietnam, Cambodge, Irak, Libye, Syrie, Yémen….Pour quelle raison les U.S sont-ils en guerre depuis plus d’un demi-siècle et pourquoi les Américains soutiennent-ils l’agenda militaire U.S ?

Les guerres sont une terrible cause de pertes en vies humaines et en ressources de toutes sortes, c’est pourquoi la plupart y sont opposés. Le président U.S, lui, semble préférer la guerre. Pourquoi ? Beaucoup de commentateurs ont cherché une explication dans des facteurs psychologiques. D’autres ont pensé que George W. Bush considérait de son devoir de terminer le travail de son père resté inachevé au temps de la guerre du Golfe. Certains encore ont cru que Bush Junior s’attendait à une guerre éclair triomphale qui lui aurait assuré un second mandat à la Maison-Blanche.

Je crois que nous devons chercher ailleurs une explication à l’attitude du président américain.

Le fait que Bush aime la guerre a peu à voir avec son psychisme, mais beaucoup avec le système économique américain. Ce système – variante américaine du capitalisme – fonctionne d’abord et surtout pour rendre encore plus riches les richissimes membres des dynasties financières américaines comme celle des Bush. Sans guerres chaudes ou froides, ce système ne peut continuer à produire les résultats attendus sous forme de profits exponentiels que ces Américains considèrent comme un droit de naissance.

La grande force de ce capitalisme américain est aussi sa grande faiblesse : sa très haute productivité. Dans l’histoire du développement de ce système économique international que nous appelons le capitalisme, une série de facteurs ont occasionné des bonds de productivité énormes, ainsi de la mécanisation des modes de production en Angleterre dès le 18° siècle ; puis, dès le début du 20°siècle, de l’introduction par des industriels américains comme Henri Ford du « fordisme », c’est-à-dire l’automatisation du travail par les techniques des chaînes de montage, innovation qui fit exploser la productivité des grandes entreprises américaines.

Par exemple, dès le début des années 1920, sortaient chaque jour des chaînes de montage des usines de production automobile du Michigan une énorme quantité de véhicules. Mais qui allait acheter toutes ces autos ? La majorité des Américains n’avait pas alors les moyens de se les offrir. À l’époque, quantité d’autres produits industriels inondèrent le marché, créant une rupture entre une offre surabondante et une demande stagnante. Ainsi naquit une crise économique connue sous le nom de Grande Dépression. C’était essentiellement une crise de surproduction. Les entrepôts regorgeaient d’invendus, et les entreprises mettaient leurs employés au chômage, réduisant ainsi le pouvoir d’achat des Américains et aggravant encore la crise.

Il est incontestable que la Grande Dépression en Amérique n’a pris fin qu’à cause et pendant la Seconde Guerre mondiale. (Même les plus fervents admirateurs du président Roosevelt reconnaissent que sa politique du New Deal n’a apporté que peu de réponses aux problèmes évoqués.) La demande économique s’éleva de façon spectaculaire lorsque la guerre qui avait commencé en Europe et dans laquelle les USA n’ont pris aucune part active avant 1942 permit à l’industrie américaine de produire du matériel de guerre en quantité illimitée. Entre 1940 et 1945, l’État américain allait dépenser pour plus de 185 milliards de dollars en matériel de ce type et la part de dépense en matériel militaire du produit national brut (GNP) allait passer entre 1939 et 1945 d’un insignifiant 1,5 % à environ 40 %. En outre, l’industrie américaine allait livrer des quantités phénoménales d’équipements aux Britanniques et même aux Soviétiques sous forme de contrats Prêts-Bails. (En Allemagne, entre temps, des filiales de Ford, GM et ITT produisaient toutes sortes d’avions, de tanks et autres jouets militaires pour les nazis, même après Pearl Harbor, mais cela est une autre histoire !) Le problème fondamental de la Grande Dépression – le déséquilibre entre l’offre et la demande – a ainsi été résolu parce que l’État a amorcé la pompe de la demande économique au moyen de commandes militaires énormes.

En ce qui concerne les Américains ordinaires, cette orgie de dépenses militaires par Washington instaura non seulement le plein emploi, mais introduisit des salaires bien plus élevés qu’auparavant. Ce fut durant la Seconde Guerre mondiale que la misère générale associée à la Grande Dépression prit fin et qu’une majorité du peuple américain put accéder à un niveau jamais égalé de prospérité. Néanmoins, les plus gros bénéficiaires du boom économique de guerre ont été les grandes entreprises qui réalisèrent des profits extraordinaires. Entre 1942 et 1945, écrit l’historien Stuart D. Brandes, le bénéfice net des 2000 plus grosses firmes américaines a été de 40 % plus élevé que pendant la période 1936-1939. Une telle croissance des profits a été possible parce que l’État a commandé pour des milliards d’équipements militaires, sans contrôle des prix et avec un niveau de taxation réduit ou nul. Ces largesses ont profité au monde des affaires en général, mais en particulier à une élite restreinte de grandes entreprises connues sous le nom de « big business » ou « Corporate America ». Pendant la guerre, moins de 60 firmes ont reçu 75 % des commandes les plus lucratives de l’armée et de l’État. Ces grandes entreprises — Ford, IBM. etc.— se sont avérées les « goinfres de guerre », écrit Brandes, qui s’empiffrèrent des commandes de l’État. IBM par exemple, accrut ses ventes annuelles entre 1940 et 1945 de 46 à 140 millions de dollars grâce à des commandes en lien avec la guerre et ses bénéfices bondirent dans la même mesure.

Les grandes entreprises américaines ont exploité au maximum leur expertise du « fordisme » pour stimuler au mieux leur production, mais même cela ne suffisait pas à rencontrer la demande en temps de guerre de l’État américain. Il en fallait toujours plus et pour y arriver, l’Amérique avait besoin de plus d’usines et de meilleurs rendements. Ces nouvelles exigences furent rapidement rencontrées et les capacités de production du pays passèrent entre 1939 et 1945 de 40 à 66 milliards de dollars. Néanmoins, suite à ses expériences désagréables de surproduction au cours des années 30, le secteur privé n’a pas osé consentir seul à tous ces investissements. L’État dut donc s’y substituer en investissant 17 milliards de dollars dans plus de 2000 projets de défense. En récompense, pour un montant symbolique, les sociétés privées furent autorisées à louer à l’État ces usines neuves afin d’y produire et vendre ensuite leur production à l’État. En outre, à la fin de la guerre, quand Washington décida de se retirer de ces affaires, les grandes entreprises les rachetèrent pour la moitié ou le tiers de leur valeur.

Comment l’Amérique a-t-elle financé la guerre, comment Washington a-t-il réglé les créances douteuses présentées par GM, ITT et tant d’autres fournisseurs de matériel de guerre ? Réponse : par le biais de taxes — environ 45 % —, mais bien plus encore par des prêts — environ 55 % —. À cause de cela, la dette publique a explosé, passant de 3 milliards de dollars en 1939 à 45 milliards de dollars en 1945. Cette dette aurait dû être allégée ou effacée en prélevant des impôts sur les énormes profits réalisés par les grosses entreprises pendant la guerre, mais la réalité fut toute autre. Comme on vient de le dire, l’État américain négligea de taxer les profits colossaux des grandes entreprises et laissa gonfler la dette publique, lui imputant les factures et les intérêts des emprunts sur ses rentrées habituelles constituées par les impôts directs et indirects versés par la population. À cause d’une nouvelle loi régressive, intitulée « Revenue Act » et introduite en octobre 1942, ce furent principalement les travailleurs et les petits revenus qui y contribuèrent plutôt que les plus riches et les grosses entreprises et banques dont ils étaient propriétaires, actionnaires majoritaires et/ou dirigeants. La charge du financement de la guerre, fait observer l’historien américain Sean Dennis Cashman, fut posée fermement et sans scrupule sur les épaules des éléments les plus pauvres de la société.

Malheureusement, le public américain, préoccupé par la guerre et aveuglé par le soleil du plein emploi et des hauts salaires, ne s’en rendit pas compte. Les Américains aisés, de leur côté, étaient bien conscients de la manière exceptionnelle dont la guerre les avait enrichis ainsi que leurs entreprises. Incidemment, c’est aussi aux riches hommes d’affaires, aux banquiers, aux assureurs et autres gros investisseurs, que Washington emprunta de quoi financer la guerre et ses suites. Le big business américain profita ainsi à nouveau de la guerre en empochant la part du lion des intérêts générés par la vente des fameux war bonds, les « obligations de guerre ». En théorie, les riches et les puissants d’Amérique sont les grands champions de la soi-disant « libre entreprise », et ils s’opposent à toute forme d’interventionnisme de l’État dans l’économie. Or, durant la guerre, ils n’ont jamais émis d’objection sur la manière dont l’État gérait et finançait l’économie ; en effet, sans ces violations à grande échelle des règles élémentaires de la libre entreprise, leur opulence n’aurait pu atteindre le niveau auquel elle est parvenue durant la guerre.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les riches propriétaires et dirigeants des grandes entreprises industrielles et banques ont appris une chose essentielle : en temps de guerre, il y a de l’argent, beaucoup d’argent à se faire. En d’autres termes, la tâche ardue de maximiser les profits – la préoccupation clef dans l’économie capitaliste américaine – passe beaucoup plus facilement en temps de guerre qu’en temps de paix ; il y faut néanmoins une collaboration bienveillante de l’État. Depuis cette guerre, les riches et puissants de l’Amérique en sont restés bien conscients. Tel est le cas de leur homme à la Maison Blanche aujourd’hui (c’est-à-dire en 2003, il s’agit donc de George W. Bush), le rejeton d’une dynastie financière parachuté là pour promouvoir les intérêts des membres aisés de sa famille, de leurs amis et associés en affaires, en d’autres mots, les intérêts de l’argent, du privilège et du pouvoir.

Au printemps 1945, il devint évident que la guerre, source intarissable de fabuleux profits, allait s’achever. Qu’allait-il arriver ? Dans le monde des économistes, de nombreuses Cassandres évoquèrent des scénarios qui déplurent énormément aux responsables politiques et industriels. Pendant la guerre, les achats d’équipement militaire par Washington, et rien d’autre, avaient relancé la demande, assuré le plein emploi et garanti des bénéfices considérables. Avec le retour de la paix, le spectre du déséquilibre de l’offre et de la demande menaçait de hanter à nouveau l’Amérique et la crise qui en résulterait s’annonçait pire encore que celle de la Grande Dépression des années trente. Car pendant les années de guerre, les capacités de production et l’efficacité industrielle de la nation s’étaient considérablement accrues comme nous l’avons dit. Des travailleurs allaient devoir être licenciés au moment où des millions d’anciens combattants reviendraient sur le marché du travail à la recherche d’un emploi civil ; et la conjonction du chômage avec une chute du pouvoir d’achat aggraverait encore l’insuffisance de la demande. Du point de vue des riches et des puissants, le chômage n’était pourtant pas un problème, ce qui les inquiétait surtout était la perspective de la fin de l’âge d’or des profits gargantuesques. Comment éviter une telle catastrophe ?

Les dépenses militaires de l’État étaient source de profits importants. Pour les entretenir durablement, de nouveaux ennemis et de nouvelles menaces de guerre s’imposaient dans l’urgence après la défaite de l’Allemagne et du Japon. Par bonheur, l’Union soviétique était là ! Ce pays avait été un allié particulièrement utile pour tirer les marrons du feu au profit des alliés à Stalingrad et ailleurs ; mais c’était aussi un partenaire dont les idées et pratiques communistes permettaient de le transformer en épouvantail aux Etats-Unis. La majorité des historiens américains admettent aujourd’hui que l’Union soviétique en 1945 avait à ce point souffert de la guerre qu’elle ne pouvait constituer une menace militaire ni économique pour les USA ; et on sait que même Washington ne percevait pas les Soviétiques comme une menace. Ces historiens reconnaissent que Moscou était alors anxieux de collaborer étroitement avec Washington dans la période d’après-guerre. En fait, Moscou n’avait rien à gagner et tout à perdre dans un conflit avec une Amérique toute-puissante qui dominait sans conteste grâce au monopole de l’arme nucléaire. Néanmoins, l’Amérique — celle du big business, des riches et puissants — avait besoin en urgence d’un nouvel adversaire. Elle en avait besoin pour justifier les dépenses militaires titanesques requises pour faire tourner à plein régime les roues de l’économie nationale, aussi vite et même plus vite que pendant la guerre, générant au même rythme des marges bénéficiaires plus grandes encore si possible. C’est pour cela que la guerre froide fut lancée dès 1945, non par les Soviétiques, mais par le « complexe militaro-industriel », comme le président Eisenhower appellerait plus tard ce gratin des entreprises et des individus les plus riches qui savaient comment profiter au mieux de l’« économie de guerre ».

Sur ce plan, la guerre froide a rencontré leurs attentes mieux encore que prévu. De plus en plus de matériel militaire dut être conçu, d’autant que les alliés du monde dit libre qui comprenait pas mal de dictatures abjectes devaient être armés jusqu’aux dents avec du matériel U.S. En outre, les armées américaines ne cessaient de réclamer du nouveau matériel sans cesse amélioré : meilleurs tanks et avions de toutes sortes, munitions, roquettes et lanceurs, mais aussi, eh oui, armes chimiques et bactériologiques ou encore de destruction massive. Pour tous ces produits, le Pentagone était toujours prêt à payer des montants énormes sans poser trop de questions. Comme pendant la Seconde Guerre mondiale, ce furent d’abord les grandes entreprises qui remplirent les carnets de commandes. La guerre froide généra des profits énormes qui s’engloutirent dans les caisses de ces personnes richissimes qui étaient les propriétaires, dirigeants et actionnaires de ces entreprises. (Doit-on s’étonner de ce qu’à leur sortie de charge, les généraux retraités du Pentagone se voient offrir des emplois de consultants dans les entreprises d’armement ou que les hommes d’affaires liés à ces entreprises soient régulièrement détachés comme officiels de haut rang du ministère de la Défense, ou comme conseiller du président, etc.… )

Pendant la guerre froide, l’État a en outre financé ses dépenses militaires colossales au moyen de prêts, ce qui a fait exploser la dette publique. En 1945, la dette publique tournait autour de 258 milliards de dollars « seulement », mais en 1990 — quand s’acheva la guerre froide —, elle s’élevait à pas moins de 3.2 trillions de dollars ! C’était un accroissement énorme même en tenant compte de l’inflation et cela fit de l’état américain le plus gros débiteur au monde. (Signalons qu’en 2002, la dette publique américaine atteignait 6.1 trillions de dollars.) Washington pouvait et aurait dû couvrir les dépenses de la guerre froide en taxant les bénéfices des industries d’armement, mais il n’en a jamais été question. En 1945, au terme de la Seconde Guerre mondiale et quand la guerre froide prit le relais, les grandes entreprises payaient encore 50 % de toutes les taxes. Mais au cours de la guerre froide, cette charge se rétrécit au point de se réduire aujourd’hui à 1 % environ.

Cela n’a été possible que dans la mesure où les grandes entreprises décident de ce que le gouvernement à Washington peut faire ou ne pas faire en matière fiscale entre autres. En outre, réduire la pression fiscale sur la grande entreprise a été facilité par la transformation de ces entreprises elles-mêmes en multinationales. Ces entreprises, qui sont « chez elles partout et nulle part », comme l’a écrit un auteur américain à propos d’ITT, s’offrent ainsi la possibilité d’éviter de payer des taxes importantes où que ce soit. Aux Etats-Unis, où elles font leurs plus gros bénéfices, 37 % de toutes les multinationales américaines – et plus de 70 % de toutes les multinationales étrangères — n’ont payé un seul dollar de taxes en 1991, tandis que les multinationales restantes ont versé moins de 1 % sur leurs bénéfices en taxes.

Les coûts faramineux de la guerre froide n’ont donc pas été supportés par ceux qui en tirèrent les plus gros avantages — en continuant à percevoir la part du lion des dividendes versés sur les obligations d’État —, mais bien par les travailleurs et les classes moyennes. Ces petits et moyens revenus américains n’ont pas touché un penny des abondants profits générés par la guerre froide, ils ont par contre supporté leur part de l’énorme dette publique que ce conflit a occasionnée. Ce sont eux qui ont en réalité dû payer l’entièreté du coût de la guerre froide, et ce sont eux qui continuent à payer, par le biais de leurs taxes, une part disproportionnée des charges associées à la dette publique.

En d’autres termes, les profits générés par la guerre froide ont été privatisés au bénéfice d’une petite élite tandis que ses coûts ont été socialisés au détriment de tous les autres américains. Pendant la guerre froide, l’économie américaine a tourné en une vaste escroquerie, en une honteuse redistribution de la richesse de la nation à l’avantage des plus riches et au détriment non seulement des plus pauvres et des classes laborieuses, mais aussi des classes moyennes dont les membres persistent pourtant à croire au mythe d’un système capitaliste américain qui servirait au mieux leurs intérêts. En réalité, tandis que les riches et les puissants le devenaient de plus en plus, la prospérité que beaucoup d’autres américains avait atteinte pendant la Seconde Guerre mondiale s’est érodée inéluctablement et le niveau de vie de l’ensemble de la population baissait lentement, mais inexorablement.

La Seconde Guerre mondiale avait été témoin d’une modeste redistribution de la richesse collective de la nation au bénéfice des citoyens ordinaires. Pendant la guerre froide par contre, les riches Américains sont devenus plus riches tandis que tous les autres Américains sont devenus plus pauvres,

En 1989, quand la guerre froide s’éteignit, plus de 13 % de tous les Américains – environ 31 millions de personnes – étaient pauvres selon les critères officiels de pauvreté dont on sait qu’ils sous-estiment le problème. Inversement, aujourd’hui, seulement1 % de tous les Américains ne détiennent pas moins de 34 % de toutes les richesses de la nation. Dans aucun autre grand pays occidental, la richesse n’est aussi injustement distribuée.

Le minuscule pourcentage de très riches Américains a trouvé cette évolution fort à son gré. Il a adoré l’idée d’accumuler toujours plus, d’accroître son assise impressionnante au détriment des autres. Il voulait garder les choses en l’État et si possible faire mieux encore, mais les meilleures choses ont une fin et en 1989/90 la généreuse guerre froide s’évanouit. Gros problème. D’autant que les Américains ordinaires, conscients d’avoir supporté le poids de cette guerre, espéraient les « dividendes de la paix ». Ils s’attendaient à ce que l’argent sacrifié par l’État en dépenses militaires puisse enfin leur être utile, notamment sous la forme d’un service national de santé ou d’autres services sociaux dont les Américains n’avaient jamais bénéficié à l’encontre de nombreux Européens. En 1992, Bill Clinton emporta les élections en faisant miroiter le projet d’un service national de santé qui ne se concrétisa jamais. De toute façon, le projet des « dividendes de la paix » était dépourvu d’intérêt pour l’élite privilégiée de la nation vu que le financement de services sociaux par l’État ne rapporte rien aux grandes entreprises et banques, et certainement pas ces sortes de profits produites par les dépenses militaires. Il fallait faire quelque chose, et vite.

L’Amérique des affaires était orpheline de son adversaire soviétique si commode et avait besoin de se trouver d’autres ennemis et menaces pour justifier un haut niveau de dépenses militaires. C’est dans ce contexte qu’en 1990 Saddam Hussein surgit tel un « deus ex machina » au milieu de la scène. Auparavant, ce dictateur en fer blanc avait été perçu et traité par les Américains comme un bon complice qu’ils avaient armés jusqu’aux dents pour lui permettre d’engager une sale guerre contre l’Iran ; ce furent les USA et des Alliés tels que l’Allemagne qui l’approvisionnèrent en toutes sortes d’armements. Mais Washington avait besoin d’un nouvel ennemi et le pointa comme un dangereux nouveau Hitler contre lequel une guerre s’imposait, même s’il était évident qu’un règlement négocié suite à l’occupation du Koweït par l’Irak était envisageable.

George Bush Senior fut le metteur en scène de cette nouvelle tragédie à l’américaine qui déclencha la guerre du Golfe au cours de laquelle Bagdad fut arrosé de bombes tandis que les recrues impuissantes de Saddam se faisaient massacrer dans le désert. Le chemin vers la capitale de l’Irak était largement ouvert, mais l’entrée triomphante des Marines dans Bagdad fut soudain interrompue. Saddam Hussein resta au pouvoir en sorte que la menace qu’il était censé représenter puisse à nouveau être évoquée pour justifier le maintien de l’armée américaine sur pied de guerre. Après tout, l’effondrement de l’Union Soviétique avait montré à quel point il était embarrassant de perdre un adversaire utile.

Ainsi, Mars pouvait rester le saint patron de l’économie américaine ou, plus exactement, le parrain de la mafia des affaires qui manipulait cette économie portée par la guerre et en recueillir les juteux profits sans avoir à en supporter le coût. L’indésirable projet de dividendes de la paix pouvait être enterré sans manières et les dépenses militaires pourraient demeurer le moteur de l’économie et la source inépuisable de généreux profits. Ces dépenses continuèrent à croître sans relâche au fil des années 90. En 1996, par exemple, elles s’élevaient à pas moins de 265 milliards de dollars. Mais si on y ajoute les dépenses officieuses directes et/ou indirectes telles que les intérêts versés sur les prêts contractés pour financer les guerres précédentes, le montant global de 1996 s’élève à plus ou moins 494 milliards de dollars représentant une dépense de 1.3 milliard de dollars par jour ! Néanmoins avec une seule cible sévèrement sanctionnée comme l’était Saddam Hussein, Washington trouvait plus prudent de se trouver ailleurs d’autres ennemis et d’autres menaces. La Somalie a semblé un moment une cible prometteuse, mais au bon moment un nouveau Hitler fut identifié dans les Balkans sous la forme du leader serbe Milosevic. Durant une bonne partie des années 90, les conflits dans l’ancienne Yougoslavie fournirent les prétextes nécessaires à des interventions militaires, des bombardements à grande échelle et l’acquisition d’armements de plus en plus sophistiqués et abondants.

L’économie de guerre pouvait ainsi poursuivre sur son élan même après la guerre du Golfe. Néanmoins, sous la pression épisodique d’opinions publiques réclamant des dividendes de la paix, la poursuite de ce jeu devenait difficile. Comme nous l’avons dit, il fallait que l’État coopère. Dès lors, il fallait disposer à Washington de femmes et d’hommes fiables, idéalement des personnages issus du monde des affaires, des gens voués à recourir à l’instrument des dépenses militaires pour générer des profits susceptibles de rendre plus riches encore les Américains les plus riches. Sur ce plan, Bill Clinton avait déçu un peu et l’Amérique des affaires ne put jamais lui pardonner le péché originel consistant à se faire élire sur la promesse d’un dividende de la paix consistant en un système de santé publique accessible à tous. Pour cette raison, en 2000, on s’arrangea pour écarter le duo Clinton et son clone Al Gore de la Maison Blanche et lui substituer une équipe de militaristes convaincus représentatifs sans exception de l’opulente Amérique des affaires comme Cheney, Rumsfeld, Rice et bien sûr George W. Bush lui-même, fils de l’homme qui avait montré la voie avec sa guerre du Golfe. Le Pentagone était également représenté dans le cabinet Bush par la soi-disant colombe Powell, en réalité un autre ange de la mort à la Rambo dont l’arrivée à la Maison-Blanche, ne tarda pas à produire ses effets.

Après le parachutage de Bush junior à la présidence, il a semblé un moment qu’il allait marquer la Chine comme prochaine cible. Néanmoins, un conflit avec un tel géant n’était pas sans risque d’autant que beaucoup de grandes entreprises faisaient de bonnes affaires en commerçant avec la République populaire. Une autre menace, moins dangereuse et plus crédible, était préférable pour maintenir les dépenses militaires à un bon niveau. Pour cela, Bush, Rumsfeld et compagnie ne pouvait rêver mieux que les évènements du 11 septembre 2001. Il est fort probable qu’ils étaient au courant des préparatifs de cette attaque monstrueuse, mais qu’ils ne firent rien pour s’en prémunir sachant le bénéfice qu’ils pourraient en tirer. De toute manière, ils en profitèrent au maximum pour militariser l’Amérique comme jamais elle ne l’avait été, pour arroser de bombes des gens qui n’avaient rien à voir avec le 9/11, pour guerroyer à cœur joie et permettre ainsi aux entreprises de faire des affaires avec le Pentagone sans aucune limite.

Bush avait déclaré la guerre non à un pays, mais au terrorisme, un concept abstrait qui ne pouvait être objectivement combattu et contre lequel il était impossible d’emporter une victoire définitive. Or, en pratique, un slogan tel que « guerre au terrorisme » signifie que désormais Washington s’accorde le droit de mener des guerres n’importe quand et partout dans le monde contre n’importe qui perçu comme terroriste.

Le problème de la guerre froide se trouvait ainsi définitivement résolu et le prétexte était tout trouvé pour des dépenses militaires en croissance permanente. Les chiffres sont éloquents. Le chiffre de 265 milliards de dollars de dépenses militaires en 1996 était déjà astronomique, mais grâce à Bush Junior, le Pentagone put dépenser 350 milliards en 2002 ; pour 2003, le président a promis environ 390 milliards, mais il semble certain que le cap des 400 milliards de dollars sera atteint cette année. (Pour financer cette orgie en dépenses militaires, il faudra trouver de l’argent ailleurs, par exemple en supprimant les repas gratuits pour les enfants des plus pauvres, le moindre cent compte, n’est-ce pas ?) Pas étonnant alors que George W. parade en rayonnant de gloire et de bonheur, car lui seul, gosse de riches aux talents et au quotient intellectuel très limités, a dépassé les plus folles espérances de sa famille et de toute l’Amérique des affaires.

Le 9/11 offrit à Bush une carte blanche pour entrer en guerre où et contre qui il voulait et, comme nous venons de le dire, peu importe qui serait l’ennemi du jour. L’an dernier, Bush a arrosé l’Afghanistan de bombes, vraisemblablement parce que les dirigeants de ce pays avaient donné asile à Ben Laden. Or, récemment ce dernier est passé de mode, et Saddam Hussein est redevenu la menace pour l’Amérique. Nous ne sommes pas en mesure d’expliquer ici pour quelles raisons précises l’Amérique de Bush a choisi d’entrer en guerre avec l’Irak de Saddam Hussein plutôt qu’avec la Corée du Nord, par exemple. Un des motifs qui explique le choix de cette guerre est sans doute fourni par les importants gisements de pétrole que les compagnies pétrolières US convoitent, compagnies dont les Bush font partie et auxquelles plusieurs « Bushistes » sont étroitement liés, par exemple Condoleeza Rice, qui a d’ailleurs donné son nom à un pétrolier. La guerre en Irak est aussi une bonne occasion de montrer aux pays du Tiers monde ce qui arrive à ceux qui ne dansent pas sur l’air que siffle Washington. C’est aussi une bonne occasion en Amérique même d’émasculer l’opposition intérieure et de défendre le programme d’extrême droite d’un candidat non élu à la présidence.

L’Amérique des riches et des privilégiés est addict à la guerre. Sans ses doses régulières et toujours croissantes de guerres pourvoyeuses des profits, elle ne peut plus fonctionner correctement. Dès à présent, cette dépendance, ce besoin, est satisfaite par le conflit en Irak qui rencontre aussi les aspirations des barons du pétrole. Néanmoins, qui pourrait croire que la soif de guerres s’arrêtera quand le scalp de Saddam aura rejoint les turbans des talibans parmi les trophées de George W. Bush ? Le président a déjà pointé le doigt vers ceux dont le tour allait venir, notamment les pays de l’« Axe du Mal » : Iran, Syrie, Libye, Somalie, Corée du Nord et aussi ce vieil abcès au flanc de l’Amérique : Cuba. Bienvenue en ce 21e siècle , bienvenue à ce « brave new world » de guerre permanente de George W Bush.

 

Jacques R. Pauwels est historien et politologue, auteur du « Mythe de la bonne guerre. L’Amérique pendant la Seconde Guerre mondiale » (Editions Aden, Bruxelles, 2005) . Son ouvrage est paru en plusieurs langues : anglais, néerlandais, allemand, espagnol, russe, italien et français.

Avec plusieurs personnalités comme Ramsey Clark, Michael Parenti, William Blum, Robert Weil, Michel Collon, Peter Franssen et beaucoup d’autres, il signa « L’appel international contre la guerre US ».

 

Source originale: Global Research

Traduit de l’anglais par Oscar GROSJEAN pour Investig’Action

Source: Investig’Action

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