Porto Rico doit sortir du piège de la dette

Depuis la fin du XIXe siècle, Porto Rico est une sorte de colonie des États-Unis qui ne dit pas son nom. Officiellement, les quelques îles qui la constituent sont un « territoire non incorporé » ayant un statut de Commonwealth, c’est-à-dire un statut d’État souverain mais au rayon d’action limité. Le système législatif portoricain est ainsi largement influencé par les États-Unis, qui l’ont remodelé à leur sauce.

Et ce sont les tribunaux américains qui ont abrogé la loi sur la faillite de l’État, dont disposent pourtant toutes les économies dites développées, y compris les États-Unis. Pourtant, cette loi serait bien utile au gouverneur de ce territoire, qui déclare lui-même que « la dette de Puerto Rico est impayable ».

D’où vient cette dette ?

Le statut ô combien privilégié de Puerto Rico lui permet de bénéficier d’une série de mesures extrêmement intéressantes pour sa population, dont des mesures d’exonérations fiscales pour les investisseurs états-uniens ainsi que l’exonération fiscale des intérêts payés sur les titres de la dette portoricaine. Ce qui fait de Puerto Rico une sorte de paradis fiscal, et qui ne voudrait pas vivre au paradis ? Je vous le demande !

Par contre, comme Puerto Rico, ce n’est pas non plus tout à fait les États-Unis, les investissements dans des titres de la dette n’y sont pas aussi sûrs. Ils nécessitent donc des taux d’intérêt bien plus élevés, oscillant entre 8 et 10 %. Pour les investisseurs, c’est carrément Byzance ! Imaginez : ils ramassent du 8 % (minimum), net d’impôt et, cerise sur le gâteau, les lois de Puerto Rico stipulent que le paiement des intérêts est prioritaire sur tout autre poste de dépense de l’État ! Les détenteurs de capitaux ne se sont donc pas fait prier pour venir proposer aux gouvernements successifs des milliards de dollars de prêts, les dirigeants trouveront bien quelque chose à en faire… Et ces derniers se sont évidemment empressés d’accepter. Mettez une carotte devant le nez d’un âne, il y a peu de chances pour qu’il vous demande ce que vous voulez en échange…

Dépendance accrue aux marchés

Lorsque la « crise » de 2007 a éclaté, l’État a vu ses recettes fondre, ce qui a provoqué une forte contraction de l’économie et donc une augmentation du déficit. Puerto Rico a alors dû accroître son niveau de financement sur les marchés, augmentant ainsi sa dépendance à l’endettement.

En 2013, la faillite de la ville de Detroit eut un effet « collatéral » insoupçonné sur Puerto Rico. D’un seul coup, les investisseurs friands de titres de la dette des collectivités publiques états-uniennes ont commencé à s’en détourner, se disant certainement que si l’État commence à s’inquiéter de ses villes surendettées, ce n’est pas bon signe pour les affaires. Puerto Rico a donc commencé à avoir du mal à trouver des acheteurs pour ses titres, et a dû emprunter directement aux banques, à des taux encore plus élevés.

Las, le gouvernement s’est dit : « il y a quelque chose qui cloche dans notre façon de faire, c’est sûr ». Et ça aurait pu être le début d’une réflexion intéressante, mais ils ont finalement voulu jouer l’originalité. Ils en sont venus à se dire que ce niveau insoutenable d’endettement était forcément dû aux dépenses excessives de l’État, comme en Grèce et dans la plupart des pays du monde. Et donc, comme en Grèce et dans la plupart des pays du monde, ils ont mis en place des mesures d’austérité ! Le résultat est foudroyant : environ 60 % des adultes qui sont sans emplois ou n’en cherchent même plus, 45 % de la population qui vit sous le seuil de pauvreté (56 % des enfants sont touchés !), plus de 150 écoles publiques fermées, des inégalités de revenus supérieures à tout autre état américain et une émigration massive passée d’une dizaine de milliers de personnes par an avant 2010 à une moyenne de 48 000 par an entre 2010 et 2014. Et une dette qui continue d’augmenter, comme en Grèce et dans la plupart des pays du monde (surprise !).

Maintenant, Puerto Rico se retrouve sous une forte pression de la part de ses créanciers, car les liquidités manquent pour faire face aux prochaines échéances (comme en Gr… Bon, ça va, j’arrête, vous avez compris). La dette portoricaine s’élève désormais à quelques 73 milliards de dollars, dont 18 milliards qui seront à rembourser d’ici 2020 |1|. Le pays a déjà fait défaut une première fois cet été |2|, au mois d’août, sur une échéance de 58 millions $. Le 1er décembre, une échéance de 355 millions $ se profile, suivie de près par une autre échéance de 330 millions $ le 1er janvier, et l’agence de notation Moody’s voit déjà un nouveau défaut se profiler |3|. L’ambiance risque de ne pas être à la fête pour le gouvernement.

Défaut, banqueroute, austérité… Que choisir ?

Le gouverneur, Alejandro Garcia Padilla, demande aux créanciers de restructurer la dette de Puerto Rico, affirmant que, s’il y est obligé, il préférera faire défaut plutôt que de suspendre les services sociaux de base à ses 3,5 millions d’habitants (je sais, ça sonne un peu comme une blague, mais c’est lui qui le dit). Seulement, le petit Puerto Rico, face à ses créanciers, aura intérêt à la jouer bien fine. Attention aux risques de procès de la part de créanciers malintentionnés, notamment les fonds vautours qui sont déjà à la manœuvre |4| pour racheter des titres portoricains, dans l’anticipation d’une restructuration de laquelle ils tenteront de tirer profit.

De son côté, l’administration Obama, dans sa « grande mansuétude », propose que Puerto Rico ait accès au fameux Chapitre 9, qui prévoit la mise en faillite ordonnée d’une collectivité publique états-unienne, la protégeant ainsi de ses créanciers, au même titre que Detroit. En échange, une commission de supervision sera mise en place, pour mettre en œuvre les réformes fiscales dont Puerto Rico « a besoin » pour se sortir de son endettement massif : de nouvelles fermetures d’écoles publiques, des réductions supplémentaires des dépenses de santé, de nouvelles coupes dans les subventions et les salaires publics…

Et s’il y avait une autre voie ?

Le plan d’Obama ne permettra pas le redressement économique de l’île, qui sera étouffée par des mesures d’austérité mortifères, dont l’efficacité n’a jamais été prouvée, bien au contraire. De même, une restructuration qui verrait les officiels de Puerto Rico s’asseoir avec leurs créanciers autour d’une table de négociation n’aurait que fort peu de chance d’aboutir à une issue favorable pour les habitants de l’île. Le seul moyen efficace connu à ce jour, mais (bizarrement ?) fort peu présenté par les médias, est de renverser le rapport de force entre l’île et ses créanciers, en suspendant le paiement de la dette et en lançant un audit intégral de la dette extérieure publique de Puerto Rico, afin de déterminer quelle part de cette dette doit être remboursée, et quelle part peut être déclarée illégitime, illégale, odieuse ou insoutenable et doit être purement et simplement annulée – les taux d’intérêt indécents ou le statut de colonie américaine de l’île sont déjà de sérieuses pistes pour aller dans ce sens.

C’est en partie ce que propose Bernie Sanders, le candidat à l’investiture démocrate qui bouscule quelques peu le jeu politique américain |5|. Dans une lettre (voir en bas de l’article) écrite au secrétaire du trésor américain, Jacob Lew, Bernie Sanders presse l’administration d’organiser une rencontre entre le gouvernement de Puerto Rico, les principaux créanciers de l’île, les représentants des fonds de pension qui ont investi dans la dette portoricaine et les syndicats, afin de mettre sur pied un plan de remboursement réaliste et juste. Il s’oppose clairement à plus d’austérité, précisant qu’il est impossible d’extraire du sang de la pierre (it’s impossible to get blood out of a stone). Encore mieux, le candidat démocrate plaide pour un audit de la dette de Puerto Rico préalablement à toute restructuration, précisant simplement que tout prêt conclu en désaccord avec la constitution devrait être mis de côté… Ce qui nous semble évidemment un peu léger, mais de la part d’un élu américain, c’est déjà énorme. Bernie Sanders réclame enfin que Puerto Rico puisse avoir recours à la loi sur la faillite des collectivités publiques, dite Chapitre 9, et que la couverture sociale soit étendue aux habitants de l’île, qui paient les mêmes cotisations que les citoyens américains vivant dans les 50 états fédéraux, mais ne reçoivent en moyenne que la moitié du taux de remboursement, ce que le candidat considère comme une discrimination à l’égard de citoyens américains. Sur ce dernier point, il serait difficile de lui donner tort, mais pour ce qui est du Chapitre 9, on a vu dans le cas de Detroit que celui-ci n’a pas empêché les créanciers d’obtenir de terribles mesures d’austérité. Ce n’est donc pas la bonne solution. La réalisation d’un audit intégral de la dette avec suspension de paiement devrait aboutir à soulager durablement l’économie portoricaine. Si en plus celui-ci s’accompagnait de mesures sociales visant à recréer de l’emploi, améliorer les systèmes de santé et d’éducation, lutter contre la pauvreté et donc contre l’émigration, Puerto Rico aurait vite fait de se défaire du joug de la dette…

Les grands médias états-uniens, en bons chiens de garde du capitalisme veillant sur leur sphère d’influence comme sur un troupeau, font planer toutes sortes de menaces des plus effrayantes sur le sort de Puerto Rico. Le New York Times écrit ainsi qu’un défaut de paiement entraînerait probablement l’île, ses créanciers et ses résidents « dans des limbes financiers dont ils pourraient prendre des années à sortir ». De là à dire que Puerto Rico pourrait s’enfoncer dans les océans après avoir subi une tornade abominable, un tsunami d’une ampleur jamais connue de mémoire de pêcheur et une attaque de goélands zombies dévoreurs d’homme, se serait risquer de me faire insulter par le tout Hollywood pour avoir révélé la fin du film avant sa sortie en salle… Malheureusement, croire que le gouvernement empruntera une autre voie que la désormais sacro-sainte austérité, relève tout autant de la pure science-fiction. L’histoire récente l’a montré, sans mobilisation populaire massive, comme en Équateur ou en Islande, pas d’échappatoire aux logiques tordues des créanciers et des gouvernements complices.

Pierre Gottiniaux, Économiste, membre du CADTM

Source : http://cadtm.org/Porto-Rico-doit-sortir-du-piege-de

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.