Pieter Lagrou: “Assange et Wikileaks sont du côté du droit”

L’association Carta Academica a remis le 29 janvier à Bruxelles ses premiers Academic Honoris Causa à Julian Assange, Chelsea Manning, Edward Snowden et Sarah Harrison. L’historien Pieter  Lagrou en a profité pour prendre la parole et rappeler que malgré des utilisations frauduleuses, Internet restait un formidable outil de transparence. Julian Assange l’a prouvé avec Wikileaks. Mais le voilà traité comme un prisonnier de droit commun. “Assange n’est pas seulement au vingt-et-unième siècle ce que Karski fut au vingtième, mais aussi ce que Dreyfus fut au dix-neuvième siècle”, compare l’historien. (IGA)


 

L’arrivée simultanée d’internet et de la téléphonie mobile ont constitué une révolution technologique à l’échelle de l’invention de l’imprimerie. Transformant la façon dont circule l’information, elles transforment le fonctionnement de nos sociétés, et par là, de nos systèmes politiques. Initialement, cette révolution a été saluée comme une révolution démocratique. Horizontal plutôt que pyramidal, avec zéro coût d’entrée, internet promettait l’accès à tous, tant en tant que consommateur qu’en tant que producteur d’information.

Nous avons déchanté depuis. Bolsonaro a construit son pouvoir sur Whatsapp ; Trump sur Twitter ; Poutine règne sur Facebook ; Mohamed bin Salman est le vice-roi du malware. L’horizontalité facilite la manipulation, comme Cambridge Analytica l’a triomphalement démontré.

Et pourtant, l’internet reste un formidable outil de transparence. Un contenu digital est plus facile à détruire – c’est là la hantise des historiens – mais aussi plus facile à faire circuler, ce qui garantit sa sauvegarde. Julian Assange l’a prouvé en créant Wikileaks en 2006. Depuis 14 ans, Wikileaks est devenu une formidable archive du temps présent, un outil unique pour combattre la culture du secret dans lequel des gouvernements et entreprises drapent leurs activités criminelles.

Assange est un Jan Karski du vingt-et-unième siècle – cet officier du renseignement polonais qui a effectué une mission en Pologne occupée au péril de sa vie pour documenter le génocide en cours.

Cacher des activités criminelles, c’est au fond ce qui a déclenché la procédure d’impeachment de Donald Trump. Wikileaks et Assange sont du côté du droit. Seulement, Julian Assange a passé la moitié des 14 ans depuis la création de Wikileaks comme un fugitif, et, de fait, comme un prisonnier, d’abord dans l’ambassade équatorienne et, depuis avril dernier, dans une prison londonienne.

Il doit s’agir d’un vide juridique, alors, la loi ne s’étant pas mise à jour pour offrir une défense aux activités éminemment démocratiques de Wikileaks et Assange ? La dernière révolution technologique de l’information, celle de l’imprimerie, avait produit, avec quelque trois siècles de retard, certes, un cadre légal protégeant la liberté de la presse. Les journalistes étaient protégés ; les délits de presse déférés devant des cours d’assises ; le « délit d’opinion » proscrit de l’arsenal juridique et l’asile politique un droit reconnu par les États qui se définissaient comme démocraties.

Or, le support ne change rien au métier – papier ou écran, journal ou site web. Une nouvelle révolution technologique doit produire de nouveaux droits, pas servir d’alibi pour supprimer des droits existants. L’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe vient de le rappeler pas plus tard qu’hier : Julian Assange est un journaliste, et en tant que tel, il a droit à toute la protection que lui offre la loi.

Ceux qui veulent l’extrader, juger et emprisonner Assange, pour 175 ans si possible, se basent sur un régime d’exception. Assange ne serait pas un journaliste, mais un vulgaire hacker, comme Mohamed bin Salman. Son crime, d’ailleurs, tomberait sous le coup du Espionnage Act de 1917. On applique donc une législation de temps de guerre au temps de paix. On traite un journaliste de criminel de droit commun. Si en effet l’espionnage est la charge pour éliminer l’adversaire, Assange n’est pas seulement au vingt-et-unième siècle ce que Karski fut au vingtième, mais aussi ce que Dreyfus fut au dix-neuvième siècle.

Défendre Julian Assange et mettre à l’honneur sa contribution à démocratie n’est pas sans courir le risque de rétorsions.

Carta Academica n’est pas une université, ni même une institution. C’est une association volontaire, ce qui est finalement à l’image de Wikileaks et de son fondateur. C’est donc un honneur et un plaisir pour nous de lui décerner le Academic Honoris Causa.

 

Extrait du discours de Pieter Lagrou, Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Libre de Bruxelles, prononcé lors des remises des Academic Honoris Causa.

Source : Carta Academica

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