Perdre en liberté sans gagner en sécurité

Le gouvernement français envisage d’inscrire dans le droit commun les principales dispositions de l’état d’urgence instauré après les attentats de novembre 2015 à Paris et Saint-Denis. Systématiquement reconduit depuis, ce régime d’exception pourrait ainsi devenir la norme. Craignant, dès sa mise en place, un tel destin, Patrick Baudoin rappelait les propos toujours d’actualité tenus par M. Kofi Annan lorsqu’il était secrétaire général de l’ONU : « Les droits de l’homme ne peuvent être sacrifiés au profit de la lutte contre le terrorisme. Il n’y a rien d’incompatible entre la défense des droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme. Au contraire, le principe moral qui sous-tend les droits de l’homme, celui d’un profond respect pour la dignité de chaque individu, est une de nos armes les plus puissantes pour combattre le terrorisme. »


Face à la montée du terrorisme, le débat entre liberté et sécurité prend une acuité sans précédent pour des démocraties dont les fondements mêmes sont menacés. Déjà, à la suite des attaques du 11 septembre 2001 sur le territoire américain, avait été proclamée la « guerre contre le terrorisme ». Les Etats-Unis avaient alors adopté le Patriot Act, qui permet par exemple de détenir pour une période indéterminée des non-ressortissants, sans aucune charge précise, sur la simple suspicion de participation à des activités terroristes ou de liens avec des organisations terroristes. Ainsi est né le centre de détention de Guantánamo, avec ses centaines de prisonniers qualifiés de « combattants ennemis », victimes des pires traitements et en détention illimitée.

De nombreux autres pays, sur tous les continents, ont emboîté le pas aux Etats-Unis, mettant en place des législations et des pratiques d’exception qui ont donné lieu à de multiples dérives. Le monde n’en est pas devenu plus sûr pour autant, et les attentats aveugles, loin de disparaître, n’ont cessé de se développer.

Dans la surenchère législative, la France n’a pas été en reste. Dès 1986, après une vague d’attentats attribués à Action directe, un régime d’exception avait été instauré, jetant les bases de la législation antiterroriste française : infractions et règles procédurales spécifiques, durée de garde à vue allongée, pouvoirs policiers renforcés, corps de magistrats spécialisés, cour d’assises spéciale. Depuis lors, plus d’une quinzaine de textes visant chaque fois à renforcer le système d’exception se sont empilés. Le 22 juillet 1996 a ainsi été adoptée une loi qui introduisait en tant qu’infraction autonome la notion très souple d’association de malfaiteurs « en relation avec une entreprise terroriste ». Une disposition que le juge d’instruction Marc Trévidic qualifie d’« outil terriblement efficace, mais également potentiellement dangereux pour les libertés individuelles (1) ».

Dans le contexte de l’après-11-Septembre, une loi ciblant la menace islamiste et présentée comme temporaire, votée le 15 novembre 2001, a été pérennisée par une loi du 18 mars 2003. Elle comporte des dispositions facilitant les perquisitions domiciliaires ou les contrôles des zones aéroportuaires et portuaires, et fait obligation aux opérateurs de conserver et de communiquer leurs données en matière de communications. Ces moyens de surveillance et de contrôle ont été complétés et renforcés par la loi du 9 mars 2004, dite « Perben II », de lutte contre le terrorisme et la grande criminalité, puis par une loi du 23 janvier 2006, consécutive aux attentats de Londres en juillet 2005. Cette dernière autorise par exemple le développement intensif de la vidéosurveillance et l’accès aux fichiers administratifs, et prolonge la durée de la garde à vue de quatre à six jours en cas de « risque de l’imminence d’une action terroriste en France ou à l’étranger ».

Plus récemment, une loi du 13 novembre 2014, censée répondre aux craintes suscitées par les « loups solitaires » après l’attentat commis six mois plus tôt au Musée juif de Bruxelles, a créé le délit d’entreprise terroriste individuelle. Une nouvelle dynamique apparaît avec ce texte : des pouvoirs accrus sont accordés à l’administration et à l’exécutif, avec l’introduction d’une interdiction administrative temporaire de sortie du territoire sur décision du ministre de l’intérieur, ou d’une interdiction administrative d’entrée sur le territoire français, en cas de menace, à l’encontre de tout ressortissant étranger ne résidant pas habituellement en France.

Les attentats des 7 et 9 janvier 2015 à Paris ont quant à eux été suivis du vote de la loi sur le renseignement (2), dont l’objectif affiché était de renforcer les moyens des services secrets en légalisant des procédés particulièrement intrusifs pratiqués de longue date. Ce texte, arguait le gouvernement, permettrait de mieux encadrer les activités des services. Or l’étendue de son champ d’application, dénoncée par les défenseurs des droits humains, leur laisse au contraire les mains libres pour exercer sans contrôle judiciaire une surveillance à grande échelle qui peut concerner non seulement les individus ciblés, mais aussi leur entourage.

Les attentats ne trouvent pas leur source dans une insuffisance de lois

Un pas supplémentaire et alarmant vient d’être franchi avec les décisions consécutives aux attentats du 13 novembre 2015. Le Parlement a voté à la hâte et à la quasi-unanimité la prorogation pour une durée de trois mois de l’état d’urgence, qui offre aux autorités administratives un large panel de mesures coercitives : couvre-feu, perquisitions à toute heure, contrôle encore renforcé d’Internet, fermeture de lieux publics, interdiction de manifester, assignation à résidence avec obligation de demeurer au domicile imparti douze heures d’affilée, extension de la mise sous surveillance électronique, dissolution d’associations ou de groupements de fait dont l’activité porte atteinte à l’ordre public… Chacune de ces mesures comporte des risques de dérives. Ainsi, des perquisitions pourront avoir lieu en pleine nuit chez des personnes finalement étrangères à tout acte de terrorisme ; les assignations à résidence sont autorisées dès lors qu’existeraient des menaces fondées « sur des présomptions sérieuses », ce qui demeure très vague ; certaines manifestations seront interdites non pour le motif allégué de danger terroriste, mais en vertu d’autres considérations inavouées.

L’ensemble s’inscrit dans une tendance lourde de mise à l’écart du juge, pourtant garant essentiel des libertés individuelles. Il faut encore y ajouter le projet d’insérer dans la Constitution un article relatif à un état de crise ou un état d’urgence, ainsi que l’extension de la possibilité de déchéance de nationalité à des binationaux nés sur le territoire français. Cette dernière mesure, dénuée de toute utilité réelle, revêt une portée symbolique désastreuse.

Pour justifier ces initiatives, le président de la République, adoptant une attitude martiale, reprend à son compte les expressions bushiennes de « guerre contre le terrorisme » et d’« éradication des terroristes ». Une telle posture est à la fois inefficace pour ce qu’il suffit d’appeler, sans recourir à un langage guerrier inutile, la lutte contre le terrorisme, et dangereuse pour les libertés. Un engrenage infernal conduit, après chaque tuerie, à adopter dans la panique des dispositions aussi contre-productives qu’illégitimes.

Où s’arrêtera cette surenchère, sachant que des députés du Parti socialiste et des Républicains militent déjà en faveur d’un contrôle des médias ? La loi est devenue un simple instrument de communication politique ; elle permet de rassurer, non sans démagogie ni arrière-pensées électorales, une opinion légitimement horrifiée et bouleversée, en restant sur le terrain de l’émotion au lieu de mener la réflexion nécessaire.

La sécurité est une liberté essentielle, et l’Etat a le devoir d’assurer la protection des citoyens. Encore faut-il qu’il le fasse par des mesures appropriées et efficaces. A cet égard, si le recours à l’état d’urgence était sans doute justifié pour une période de douze jours, il est stupéfiant de voir que le Parlement ne s’est pas interrogé sur l’opportunité de sa prorogation pour trois mois. Le blanc-seing donné pour une durée aussi longue fait fi de la tradition républicaine de la proportionnalité et du contrôle en cas de mesures d’exception. Il en dit long sur la perte des repères démocratiques.

Toutes ces entorses aux libertés sont d’autant plus regrettables que les attentats ne trouvent pas leur origine dans une insuffisance de lois répressives, mais bien plutôt dans les défaillances des services secrets, de la police et de la justice, dues à un manque de moyens financiers, techniques et humains. Ce sont ces moyens qu’il convient de renforcer, comme le réclament de longue date les professionnels chargés de combattre le terrorisme.

Un climat de suspicion s’instaure, contribuant à la détérioration du lien social

Les principales victimes des dérives sécuritaires risquent d’être les citoyens eux-mêmes, qui voient se multiplier les atteintes à leur vie privée et à leurs libertés. L’acte terroriste a pour but de provoquer la terreur et d’intimider une population. Ses auteurs cherchent à déstabiliser et à fragiliser les démocraties en discréditant leurs valeurs universelles de liberté et d’humanité. S’affranchir un tant soit peu des règles de l’Etat de droit revient à leur concéder la victoire.

Une analyse raisonnée impose au contraire de conduire la lutte avec toute la fermeté nécessaire, mais dans le respect des droits fondamentaux. On rappellera les propos toujours d’actualité tenus par M. Kofi Annan lorsqu’il était secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) : « Les droits de l’homme ne peuvent être sacrifiés au profit de la lutte contre le terrorisme. Il n’y a rien d’incompatible entre la défense des droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme. Au contraire, le principe moral qui sous-tend les droits de l’homme, celui d’un profond respect pour la dignité de chaque individu, est une de nos armes les plus puissantes pour combattre le terrorisme (3). »

On n’oubliera pas non plus que l’adoption de telles mesures conduit à la stigmatisation des personnes les plus exposées, qui, à l’encontre du but recherché, risquent alors de basculer dans l’extrémisme. Un climat de suspicion s’instaure, contribuant progressivement à une détérioration du lien social et créant de nouvelles tensions. Il appartient à chaque citoyen de ne pas céder au réflexe de peur, et de comprendre que ce n’est pas par une atteinte aux libertés que sa sécurité sera assurée.

Patrick Baudoin

Avocat à la cour d’appel de Paris, président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH).
 

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