Olivia Venet: “Nous sommes Chelsea Manning”

L’association Carta Academica a remis le 29 janvier à Bruxelles ses premiers Academic Honoris Causa à Julian Assange, Chelsea Manning, Edward Snowden et Sarah Harrison. Présidente de la Ligue des droits humains, Olivia Venet a rappelé lors de la cérémonie que Chelsea Manning avait mis sa vie en danger par amour de la liberté, par amour de la justice, en dénonçant les crimes de guerre en Irak. Alors que les auteurs de ces crimes dorment tranquilles, la plus célèbre lanceuse d’alerte croupit en prison.  (IGA)


Par amour de la vérité. Par amour de la liberté. Pour la justice, parce qu’un crime ne peut pas rester impuni, parce que chaque vie compte. Pour ces amours-là, Chelsea Manning est enfermée et soumise à des traitements inhumains et dégradants, aujourd’hui, au moment même où
nous honorons son combat.

Une histoire de vie unique qui mène Chelsea a ce destin hors normes de la
plus célèbre lanceuse d’alerte.

En 2009, Chelsea Manning est analyste pour l’armée américaine sur une base militaire en Irak, près de la frontière iranienne. Ses fonctions lui donnent accès à des images vidéo montrant des civils abattus par les soldats américains, pendant des opérations validées par les supérieurs hiérarchiques responsables.

Ces images sont terrifiantes.
Ce sont des crimes de guerres, des actes illégaux, interdits par le droit international.

Chelsea Manning passe 10 mois à visionner ces images, jour après jour. Elle connaît le terrain par cœur, elle reconnaît les villages, les routes, les paysages. Ces images ne sont d’abord, pour elle, pour les autres, que des dossiers, des chiffres, des informations.

Mais Chelsea voit bientôt au-delà des vidéos les êtres humains qui vivent sur ces images, qui conduisent leur voiture, marchent sur les trottoirs, et à l’ombre des arbres, se parlent, se rencontrent. La vie, tout simplement. La vie qui se passe et puis la vie qui prend fin brutalement, par l’action d’un soldat, un tir, une balle, la mort, la fin.

Life is very cheap in Irak….

Chelsea Manning ne peut pas le supporter, ne peut pas rester indifférente.

Parce que, comme elle le confiera à l’époque, elle ne peut pas se séparer ellemême des autres, elle se sent connectée à tous, à chacun, comme si nous étions tous une même grande famille, des cousins lointains peut-être.

Elle a tellement raison : nous sommes un, nous sommes une, nous sommes ensemble.

Et à cet instant, à chaque instant, nous sommes Chelsea Manning et dans notre âme, dans notre corps, il y a sa privation de liberté, les 4 murs de sa prison, la torture, l’injustice.

Sans concession, sans compromis Chelsea. Entière, vraie et franche. Elle n’a que 22 ans et elle prend ses responsabilités : elle récupère et transmet à Wikileaks plus de 700.000 documents incriminants, qui dénoncent les crimes dont elle a été témoin. Parce que la vérité doit être dite, parce que nous avons le droit de connaître la vérité.

C’est la vidéo Collateral Murder, ce sont les Afghan War Diaries, publiés sur Wikileaks. Si vous ne les avez pas encore vus, allez-y.

Pour nous, pour la vérité, Chelsea Manning met sa vie en danger. Elle le paye, chèrement, de sa liberté. En 2013, elle est condamnée par une Cour martiale à 35 années d’emprisonnement. Pour avoir transmis des documents dont la divulgation n’a pourtant eu, de l’aveu même du Pentagone, aucun impact stratégique sur les efforts de guerre américains. Pas de victime collatérale de
Chelsea Manning et de son combat pour la vérité, pour dénoncer les crimes, parmi les plus graves de notre droit, commis par l’armée américaine.

Et les auteurs de ces crimes – où sont-ils ? Alors qu’elle est emprisonnée… à l’isolement, dans des conditions cruelles, inhumaines et dégradantes. Il faut les dire ces conditions insoutenables de détention, il faut en parler de cet isolement, dont elle ne parvient à parler que par des silences…
Chelsea, si forte, si courageuse, tentera par deux fois de mettre fin à ces jours pendant sa détention.
Et c’est dans ces conditions qu’elle révèle son identité transgenre et réclame le droit de devenir ce qu’elle est, une femme. Elle va assumer, dans une prison d’homme, sa véritable identité de transgenre et entamer sa transformation.

Lueur d’espoir pour Chelsea Manning, en 2017, le Président Obama commue sa peine et la réduit à 7 années d’emprisonnement et elle sera libérée le 17 mai.

Engagée, militante, convaincue qu’on peut faire mieux, elle se présente aux élections en 2018. Elle fait campagne contre la peur, la haine et l’oppression. Parce qu’elle croit dans les institutions, elle n’est pas contre le système, elle ne fait que dénoncer les abus du système et les crimes commis par l’Etat.

Elle ne sera malheureusement pas élue, et en mars 2019, elle est à nouveau arrêtée et emprisonnée.
Pourquoi ? Parce qu’elle refuse de témoigner devant un grand jury, soit dans une procédure secrète qu’elle condamne fermement. Elle purgera les deux mois de détention auquel elle a été condamnée pour ce refus par un juge fédéral.

Le 9 mai 2019, elle est libérée mais quelques jours plus tard, elle est à nouveau incarcérée par une nouvelle décision d’un juge fédéral, pour la même raison, pour la contraindre à témoigner devant un grand jury.

Ce juge a prononcé une peine d’emprisonnement de 18 mois avec une amende de 500€ par jour après 30 jours de détention et de 1000€ par jour après 60 jours de détention. La décision prévoit qu’elle devra rester détenue jusque ce qu’elle accepte de témoigner ou à défaut, jusqu’à l’expiration de la peine.

Chelsea Manning est déterminée et ne témoignera pas, quoiqu’il arrive.
Elle l’a dit, elle l’a répété.
Elle estime que cette procédure d’enquête secrète devant un grand jury est une pratique injuste et utilisée à des fins politiques et elle refuse d’y participer. Pour cette décision, pour la forcer à changer d’avis, elle est privée de liberté.
C’est insupportable.

L’exercice d’une mesure de contrainte à l’égard d’un individu pour le faire changer d’avis est indigne d’un Etat de droit, elle est la négation de la liberté de conscience et de pensée.

Au mois de novembre 2019, le Rapporteur Spécial des Nations Unies Niels Melzer a dénoncé dans une lettre au gouvernement américain les conditions de détention de Chelsea Manning et a appelé à sa libération immédiate et à l’annulation des amendes disproportionnées prononcées à son encontre. Il a qualifié de torture la détention en isolement subie actuellement par Chelsea.

La remise de ce prix, c’est donc beaucoup et si peu à la fois, pour elle que l’on voudrait ici près de nous, recevoir ce prix en personne.
Libre.
Alors aujourd’hui, nous ne sommes seulement pas avec Chelsea, nous sommes Chelsea, ensemble.
Puisse ce prix, puissent nos mots, puisse notre soutien parvenir jusqu’à elle.

 

 

Source: Carta Academica

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