Nouveaux mouvements sociaux : faire le tri

Ce mardi 10 septembre, j’étais invité à l’émission « Autrement » sur la chaîne de télévision belge bruxelloise BX1. Dans un format comme celui-là, il n’est évidemment pas possible de tout dire. Je propose ci-dessous une courte typologie des (mal nommés) « nouveaux mouvements sociaux ». On verra que derrière des caractéristiques paraissant similaires se cachent parfois des différences fondamentales.

 

 

 

Rester au sein du système ou en changer ?

Je suis arrivé sur le plateau avec la ferme intention de passer ce message : aucun effet réel ne peut advenir des mouvements sociaux, quels qu’ils soient, si on n’explicite pas les causes des symptômes qu’on dénonce. Autrement dit, c’est bien le mode de production économique qu’est le capitalisme qui, parce qu’il oblige nécessairement au profit et donc à la croissance, broie le vivant. Le premier enjeu en ce qui concerne l’environnement et la justice sociale est donc de travailler à la sortie du capitalisme. Or, l’immense majorité des « nouveaux mouvements sociaux » ne réclame pas un tel basculement.

Hier soir, lors de l’émission, Extinction Rebellion suggérait de laisser des assemblées citoyennes prendre les décisions – en comptant sur le fait que ces dernières feraient d’elles-mêmes le diagnostic décrit plus haut. Toutefois, je ne vois pas bien comment elles pourraient arriver à de telles conclusions si la causalité est presque systématiquement invisibilisée.

Youth for climate souhaite des « changements profonds » mais continue de compter sur le privétat, au sein de nos institutions, pour les atteindre – sans reconnaître qu’il leur est tout simplement impossible d’y parvenir, non pas tant par manque de volonté mais par risque de perdre alors la guerre économique.

La campagne Tam Tam, également évoquée, consiste aussi en un appel aux politiques. Lorsqu’on défend des valeurs progressistes, on ne peut qu’être d’accord avec leurs revendications, mais les moyens qu’ils mettent en place ne peuvent malheureusement opérer de basculement structurel. D’ailleurs, ces trois associations ont dû, jusqu’ici, faire le constat de leur échec.

Enfin, le collectif Haren Observatory fonctionne selon d’autres principes, inspirés sans doute d’une posture libertaire. Ici, même si la parole n’est pas « officielle » parce qu’ils se refusent à devoir parler d’une seule voix, on comprend que l’intention est effectivement radicale – le libertarisme s’appuyant fondamentalement sur la fin de la propriété lucrative privée et, de facto, sur le renversement du capitalisme. La très belle bande dessinée d’Alessandra Pignocchi décrit merveilleusement, de l’intérieur, le combat de la ZAD de Notre-Dame des Landes.

Pacifique ou violent ?

On oublie parfois que la résistance à l’oppression est le quatrième droit naturel garanti par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’usage de la violence sous la forme d’émeutes, de révoltes, de révolutions est une des formes qu’elle peut prendre. Pourtant, ici encore, les trois associations nommées plus haut – Extinction Rebellion, Youth for Climate, campagne Tam Tam – rejettent la violence comme mode d’action. À noter que ce refus peut être soutenu tant pour des raisons morales que pour des raisons stratégiques.

On peut en effet trouver qu’il est moralement contradictoire de faire usage de la violence pour s’opposer à des mécanismes violents… On peut aussi estimer que la violence est contreproductive dans la mesure où elle demeure souvent incomprise par les non-militants. Ainsi, à travers le prisme des médias, la violence se fait spectacle de désolation et non pas mode d’action légitime. La couverture médiatique des actions des Black Blocs lors des manifestations des gilets jaunes l’illustre bien. Les cibles de cette violence ne sont pas précisées (panneaux publicitaires, représentants d’un pouvoir jugé oppresseur, grandes enseignes capitalistes, etc.) et les raisons qui président à leur choix encore moins. L’impression retenue est celle d’une violence aveugle qui aurait pu s’exprimer contre soi. Le rejet viscéral est par conséquent tout à fait logique.

En réalité, des actions violentes n’auraient de sens que dès l’instant où elles s’accompagnent d’une pédagogie, d’un argumentaire dont pourraient se saisir les journalistes. Encore faudrait-il que ces derniers puissent s’en faire le relais, tant ils sont eux-mêmes victimes des conditions objectives de leur travail : manque de temps, précarisation, pressions diverses et souvent internalisées de la part des propriétaires de leurs médias, etc.

La désobéissance gagne ses lettres de noblesse

Lors de l’émission d’hier, je rappelais cette punchline de la rappeuse Keny Arkana : « Vos lois sont immorales, ma délinquance a des principes. » Il semble que si la violence est le « pas supplémentaire que l’on se refuse à poser », la désobéissance civile a petit à petit gagné les esprits. D’une certaine façon, les marches des jeunes pour le climat, en « grève » vis-à-vis de leur école, sont des formes de désobéissance. La marque de fabrique d’Extinction Rebellion consiste précisément à ne pas négocier, jusqu’à l’arrestation. Enfin, une ZAD est, par définition, une occupation illégale.

Sur le principe, il s’agit de considérer qu’une loi peut être inique, comme je le rappelle dans cet article, et, qu’à ce titre, le devoir moral serait de ne pas la respecter. Ainsi, s’il peut être illégal d’héberger des migrants chez soi, ou de les aider à se rendre dans un autre pays, d’aucuns pourraient considérer qu’il serait immoral de rester dans le cadre de la loi : à l’instar de l’impératif catégorique kantien, le devoir de venir en aide s’impose de lui-même, sans autre justification.

Il semble toutefois évident que désobéissance civile et violence ne peuvent être toujours distingués. Par exemple, les charges violentes de la police contre la ZAD de Notre-Dame des Landes ont nécessairement appelé à des ripostes de la part des militants. La désobéissance s’inscrit dans un continuum depuis l’acte de s’abstenir d’agir (comme lors d’une occupation où les militants s’attachent littéralement) à des actions posées positivement (pour se protéger, protéger un proche, etc.), lesquelles peuvent parfois inclure des actes de violence.

On peut dès lors anticiper un glissement progressif de l’opinion publique vers une acceptation de plus en plus large d’actions violentes. Le soutien qu’a reçu le gilet jaune et boxeur professionnel Christophe Dettinger dans sa confrontation musclée avec la police en est peut-être une illustration. Ce glissement se renforce par la prise de conscience progressive qu’en dépit des images d’Epinal voulant que l’action non-violente soit efficace (l’argument « Luther King »…qui finira assassiné), ce sont bien les luttes et les modes d’actions contraignants (dont la grève) qui ont été historiquement décisifs pour l’acquisition de droits sociaux.

D’où vient l’argent ?

Comme je le rappelle régulièrement, personne n’est assez stupide pour financer une organisation qui agit contre ses intérêts. C’est précisément pour cette raison qu’il est essentiel de comprendre les structures de financements des organisations que l’on voudrait soutenir. De multiples problèmes émergent à partir de la question des financements : au plus une organisation a de budget, au plus elle sera en mesure d’effectuer des actions visibles, frappantes, influentes, rassembleuses. Mais – et ô combien ce mais est important ! – au plus une organisation est financée, au plus elle est tributaire des intérêts de ceux qui la financent. Que les fonds soient publics ou qu’ils soient privés. L’indépendance, c’est la précarité. N’importe quel média le sait.

Par qui Extinction Rebellion est-il financé ? Une organisation prônant la radicalité et la désobéissance civile ne peut être soutenue que par des militants radicaux et désobéissants, n’est-ce pas ? Eh bien, en fait, non. Pas du tout. C’est même tout le contraire. Un article datant de juillet 2019, paru dans le très sérieux journal britannique The Independent, explique qu’ER et d’autres activistes du climat ont reçu un demi-million de livres de milliardaires US, lesquels ont promis des millions supplémentaires dans les mois qui suivraient[1]…

Pourquoi font-ils une chose pareille ? Sur son site, le Climate Emergency Fund explique : « Les individus et les groupes ont besoin de notre support, parce qu’ils mettent en place des actions légales et non-violentes pour exiger que nos leaders passent à l’action pour bannir les pratiques écologiques destructrices et sauver la vie autant que faire se peut ».

Well. C’est évidemment l’hôpital qui se fout de la charité : tous ces philanthropes participant plus que quiconque, par leurs activités lucratives, à la destruction de la planète donneraient de l’argent à des militants pour que ceux-ci aient de quoi les empêcher de faire leur business. Et, dans la même veine, on penserait donc qu’ils ont mal lu le principe-même d’ER qui prône la désobéissance ? Sont-ils si naïfs ces milliardaires ?

En fait, des ONG arrosées par des capitaux US, provenant des plus grandes fortunes comme celle de George Soros, c’est partout, tout le temps. J’ai eu la chance d’éditer il y a quelques années la très belle enquête d’Ahmed Bensaada sur le financement par ces mêmes fonds du printemps arabe et de toutes les révolutions colorées. Bien entendu, AUCUNE de ces révolutions n’a débouché sur une quelconque situation en défaveur de ceux qui ont donné le pognon… Alors, naïfs, vraiment, ces philanthropes ? Certainement pas. D’excellents stratèges, ça oui. D’excellents stratèges qui forment des militants…à la non-violence, du conflit dans les Balkans jusqu’aux parapluies de Hong-Kong, la même que celle prônée par ER, grâce aux bons offices du philosophe US Gene Sharp qui, comme par hasard, est cité dans cette interview de Roger Hallam, fondateur d’ER.

Il ne s’agit pas de remettre ici en question les intentions très nobles d’ER et de ses militants mais d’expliciter qu’ils sont un des instruments dont le capitalisme a le secret. De la même façon que l’ASBL Mandat climatique, fer de lance de la pétition Sign for my future, était financée par Coca-Cola, la KBC, etc.

Conclusions

On voit bien qu’il ne suffit pas de soutenir les revendications explicites d’un mouvement social pour être soi-même citoyen. Faut-il d’abord se positionner soi-même au regard de la diversité des points de vue.

Par exemple, pensez-vous que le mode de production économique capitaliste est réformable ? Si pas, il ne vous reste plus beaucoup d’organisations dans lesquelles vous engager… Êtes-vous prêts à soutenir des actions violentes ? À soutenir des pratiques désobéissantes ? Êtes-vous prêts à vous engager bénévolement dans des organisations soutenues par les plus grands milliardaires – les mêmes qui détruisent la planète, exportent la guerre, renversent les régimes qui ne leur plaisent pas au nom d’une démocratie dont l’absence ne les dérange guère dans les pays du Golfe ? Êtes-vous un internationaliste citadin ou pensez-vous que l’engagement part des ronds-points, de la prise de conscience locale, par le vécu dans la chair de ses propres conditions précaires ? Voyez-vous justice sociale et environnement comme s’opposant ?  

Historiquement, le syndicalisme a eu le rôle d’assurer à la fois une convergence des luttes, garante d’une masse critique pesant dans le rapport de forces, tout en maintenant des revendications radicales. Mais la crainte de Marx et Engels quant à l’émergence d’une bourgeoisie prolétarienne s’est éminemment confirmée. Comme le rappelait Jean-Pierre Page dans un autre livre que j’ai édité il y a quelques années, le syndicalisme révolutionnaire a pratiquement disparu, au profit d’un réformisme achevant le divorce entre élites syndicales, au contact constant du grand patronat, et syndicalistes de la rue.

La conséquence est une envie politique qui émerge à nouveau chez les citoyens : jeunes, gilets jaunes, classes moyennes, milieux intellectuels, etc. Ces différents publics appartiennent de facto à une même classe : ils partagent des conditions matérielles objectives (en termes, par exemple, de pouvoir d’achat). Ce qu’ils ont perdu, c’est la conscience d’appartenir à une même classe sociale : celle de ceux qui n’ont que leur force de travail, celle de ceux qui ne sont pas propriétaires de leurs moyens de production. Il apparaît que reprendre conscience d’appartenir à cette classe est un prérequis indispensable à tout effort de lutte. Rien de tel, pour cela, que reconstruire du collectif à travers les multiples organisations évoquées plus haut.  

 

Source: Le blog du radis

Note:


[1] À noter que ce site web affirme que l’Open Society Foundation de George Soros fait partie des organisations finançant Extinction Rebellion.

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