Mossoul – Alep : les bons et les mauvais morts

Alors que l’offensive sur Mossoul menée par les États-Unis et leurs alliés vient d’être lancée, les grands médias américains préparent le public à la justification des victimes civiles, contrairement à leur discours sur Alep.

Notez la différence dans la façon qu’a le New York Times de préparer le public aux victimes civiles de l’offensive de la coalition américaine à Mossoul pour libérer la ville de l’État islamique (EI) – en présentant les terroristes comme les seuls responsables – avec les condamnations incessantes de l’offensive des forces syriennes soutenues par la Russie dans la partie Est d’Alep tenue par al-Qaïda.

Dans le cas de Mossoul, les plus d’un million de résidents ne sont pas montrés comme les victimes des frappes américaines et de l’offensive terrestre irakienne, bien qu’il est certain qu’un grand nombre mourront. Au contraire, les civils sont décrits comme attendant avec impatience d’être libérés des terroristes de l’EI et de leurs coupeurs de têtes.

« Les résidents de Mossoul sont en train de stocker des vivres et écrivent furtivement des slogans de résistance sur les murs », écrit le vétéran du journalisme, Rod Nordland, sur le lancement, cette semaine de l’offensive américaine. « Ces forces combattront pour entrer dans une ville où pendant des semaines la loi autoritaire et impitoyable d’EI…a sévi contre une population impatiente de fuir ou de se rebeller, selon les interviews d’une trentaine de gens de Mossoul…Sortir de Mossoul était devenu dangereux et difficile : ceux qui étaient pris devaient payer un million de dinars, à moins d’être d’anciens membres de l’Armée irakienne ou de la police, dans quel cas la sanction était la décapitation….Les graffitis et autres actions de dissidents contre l’EI ont été plus fréquences dans les dernières semaines, tout comme les exécutions lorsque les vandales étaient pris. »

Le Times poursuit : « Les résidents de Mossoul n’en peuvent plus des règles sociales interdisant de fumer et appelant à jeter de l’acide sur les tatouages, des exécutions sommaires d’opposants supposés, de la flagellation de ceux qui n’assistent pas à la prière ou se rasent et de la destruction des monuments historiques non islamiques ».

Le message est donc clair : si l’inévitable arrive et que l’offensive américaine tue des civiles à Mossoul, y compris des enfants, les lecteurs du New York Times ont été convaincus d’accepter ce « dommage collatéral » comme nécessaire si l’on veut débarrasser la ville des extrémistes assoiffés de sang. La guerre pour écraser ces fous l’exige, même si le nombre de civils tués dans l’« échange de feu » est important.

Nous avons connu le même traitement de l’information par les grands médias à l’occasion de diverses offensives organisées par les États-Unis sur des zones urbaines, comme la dévastation de la ville irakienne de Fallouja, en 2004, lorsque les Marines ont chassé les insurgés hors de la ville en rasant ou endommageant gravement la plupart des bâtiments de la ville et en tuant des centaines de civiles. Mais ces victimes étaient décrites dans la presse occidentale comme des « boucliers humains », leur mort étant de la responsabilité des rebelles irakiens.

Malgré le fait que les forces américaines ont envahi l’Irak en violation de la loi internationale – la mort de milliers de victimes civiles irakiennes de la force de frappe américaine selon la doctrine « shock and awe » (choquer et terroriser en vue d’une domination rapide-NDT), devraient être considérées comme crime de guerre – ni le New York Times, ni aucun grand média américain, n’a fait d’analyse de ce type. Comme aujourd’hui, cette position n’a été le fait que d’une minorité politique. Les tribunaux de crimes de guerre sont destinés à d’autres.

À l’inverse, le Times décrit régulièrement la bataille pour Alep-Est comme un simple cas de barbarie des dirigeants russes et syriens qui bombardent des populations innocentes sans se préoccuper du coût humain, en vertu d’un apparente soif d’assassinat d’enfants.

Plutôt que de se concentrer sur la loi d’airain d’al-Qaïda imposée à Alep-Est, le Times disait à ses lecteurs, fin septembre, comment interpréter l’offensive russo-syrienne pour chasser al-Qaïda et ses alliés. Un article d’Anne Barnard et Somini Sengupta, publié le 25 septembre, était titré « La Syrie et la Russie semble prêtes à brûler Alep ». « Rendre la vie impossible et la mort certaine. Ouvrir une issue de secours ou offrir un marché à ceux qui partent ou se rendent. Laisser le peuple sortir au compte-goutte. Tuer tous ceux qui restent. Recommencer jusqu’à la prise de possession d’une scène urbaine désertée. Telle est la stratégie que le gouvernement syrien et ses alliés russes ont adoptée depuis longtemps pour soumettre les rebelles syriens, en écrasant massivement les populations civiles qui les soutiennent. Mais au cours des derniers jours, avec la désintégration des espoirs d’un nouveau cessez-le-feu aux Nations unies, les Syriens et les Russes semble se mobiliser pour appliquer cette stratégie de « tuer tous ceux qui résistent » à la cible pourtant la plus ambitieuse : les sections tenues par les rebelles de la métropole divisée d’Alep ».

On notera, à nouveau, comment les « rebelles » sont présentés comme des héros locaux plutôt que comme une bande de djihadistes syriens et étrangers qui combattent sous le commandement opérationnel du Font al-Nousra filiale d’al-Qaïda qui a changé récemment son nom en Jabhat Fatah al-Sham (Front de la conquête de la Grande Syrie). Un changement de nom et un simulacre de rebelles « modérés » qui ne sont qu’une nouvelle supercherie.

Gareth Porter, journaliste et historien écrivait que « l’information issue d’un grand éventail de sources, y compris celle que les États-Unis soutiennent explicitement, montre clairement que toute organisation armée anti-Assad dans ces provinces (d’Idleb et Alep) est engagée dans une structure militaire contrôlée par les activistes d’al-Nousra. Tous ces groupes rebelles combattent avec le Front et coordonnent leurs opérations militaires avec lui. Au moins, depuis que l’administration Obama a, en 2014, armé des groupes rebelles syriens, même si elle savait que ces groupes étaient en relation étroite avec le Front al-Nousra, qui, simultanément, recevait des armes de la Turquie et du Qatar. Les stratèges appelaient à fournir des missiles anti-tanks TOW au « Front syrien révolutionnaire » (FRS) qu’ils considéraient comme un « client » de l’armée syrienne indépendant du Front al-Nousra.

« Cependant, lorsqu’une force conjointe d’al-Nousra et de brigades non-jihadistes, incluant le FSR, ont pris la base militaire syrienne de Wadi al-Deif, en décembre 2014, la vérité à commencé à émerger. Le FRS et d’autres groupes auxquels les États-Unis avaient fourni les missiles TOW avaient combattu sous le commandement d’al-Nousra pour prendre la base.

Cette réalité – le fait que le gouvernement américain fournit directement de l’armement sophistiqué à al-Qaeda – est rarement mentionnée dans les grands médias américains, alors qu’on pourrait penser que cela ferait un « scoop ». Mais cela frustrerait le discours propagandiste tant désiré des « bons garçons » rebelles combattant les « mauvais garçons » soutenus par le gouvernement et les « super-mauvais garçons » russes.

Que se passera-t-il si les Américains comprennent que leurs impôts et l’armement américain servent au groupe terroriste qui a perpétré les attaques du 9/11 (attentat des Twin-Towers à New-York-NDT) ? Que se passera-t-il s’ils comprennent le contexte historique plus large dans lequel Washington a contribué au mouvement djihadiste moderne et à al-Qaeda, par son soutien et celui de l’Arabie saoudite aux moudjahidin afghans dans les années 1980 ?

Et que se passera-t-il si les Américains comprennent que les soi-disant « alliés » régionaux de Washington – dont l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie et Israël – se sont mis du côté d’al-Qaïda en Syrie par haine de l’Iran chiite et de son allié, le gouvernement laïc syrien ?

On connaît ces sympathies pour al-Qaïda depuis plusieurs années, mais jamais il n’y a été fait référence dans les grands médias américains. En septembre 2013, l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis, Michael Oren, alors proche ami du Premier ministre Benjamin Netanyahu, avait déclaré au Jerusalem Post qu’Israël privilégiait les Sunnites syriens à Bachar al-Assad. « Le plus grand danger pour Israël est l’arc stratégique qui s’étend de Téhéran à Damas en passant par Beyrouth », expliquait Oren au Jerusalem Post. « Nous avons toujours voulu le départ de Bachar al-Assad, nous avons toujours préféré les « mauvais garçons » qui ne sont pas soutenus par l’Iran aux « mauvais garçons » qui sont soutenus par l’Iran », même si les « mauvais garçons » sont affiliés à al-Qaïda, précisait-il.

Et, en juin 2014, parlant en tant qu’ancien ambassadeur à une conférence de l’Aspen Institute, Oren développait sa position, expliquant qu’Israël préférait même une victoire d’État islamique à la survie d’Assad soutenu par l’Iran en Syrie.  « Du point de vue d’Israël, si un « mal » doit prédominer, que ce soit le « mal sunnite ».

Une telle « realpolitik », aussi cynique que dangereuse, est cachée au peuple américain. Au contraire, le conflit syrien est présenté comme ne concernant que les enfants. En forçant les civils à rester, al-Qaïda et ses alliés peuvent exploiter les blessés et les morts civils, particulièrement les enfants, dans un but de propagande.

Adoptant la stratégie de propagande d’al-Qaïda, le Times et d’autres médias ont mis l’accent sur les enfants. « Ils ne peuvent pas jouer, lire ou aller à l’école », pouvait-on lire le 27 septembre. « De plus en plus souvent, ils sont privés de nourriture. Les blessures ou les maladies peuvent être fatales. Beaucoup se blottissent avec leurs parents dans des abris souterrains sans fenêtres, qui n’offrent aucune protection contre les bombes puissantes qui ont transformé Alep-Est en scène de crime. Parmi les 250 000 personnes prisonnières dans le refuge de la ville divisée, il y a 100 000 enfants, les victimes les plus vulnérables des bombardements intensifiés des forces armées syriennes et de leurs alliés russes. Bien que le monde est périodiquement choqué par la souffrance des enfants dans le conflit syrien – les photos d’Omran Daqneesh prises par Alan Kurdi, avec le visage en sang en sont le meilleur exemple – la mort et les traumatismes sont de plus en plus fréquents chez les enfants. »

Ce discours propagandiste a imprégné la campagne présidentielle américaine. Martha Raddats, modérateur du second débat présidentiel, a intégré en grande partie le thème du « mal russe » dans une question, allant jusqu’à comparer les souffrances à Alep à l’Holocauste, à la campagne d’extermination de Juifs et autres minorités par les Nazis.

Ce qui a permis à l’ancienne secrétaire d’État, Hillary Clinton, de réitérer son appel à une intervention américaine plus importante en Syrie, y compris la « zone d’exclusivité aérienne » dont les militaires disent qu’elle nécessiterait une opération massive qui tuerait de nombreux syriens, civils et militaires, pour éliminer les systèmes sophistiqués de défense aérienne et les forces aériennes de la Syrie.

En se fondant sur la récente publication de Wikileaks des discours de Clinton aux banques d’investissement et autres intérêts spéciaux, nous savons qu’elle reconnaît aussi le coût humain élevé de cette stratégie. En juin 2013, elle disait : « Pour avoir une zone d’exclusion aérienne, vous devez détruire la défense aérienne en grande partie située dans les zones peuplées. Ainsi, nos missiles, même si ce sont des missiles « standoff » (bombes téléguidées-NDT) qui ne mettront pas nos pilotes en danger…vous allez tuer un tas de Syriens. Et ainsi, subitement, cette intervention dont les gens parlent si facilement, devient un engagement américain et de l’OTAN qui vous coûte un tas de civils. »

Cependant, au cours de sa campagne, Clinton a facilement parlé de sa proposition d’imposer une « zone d’exclusivité aérienne » sur la Syrie devenue encore plus dangereuse, depuis 2015, avec l’accord russe d’aide directe au gouvernement syrien pour combattre al-Qaeda et État islamique.

On ne dit pas, non plus, au sujet d’une telle intervention américaine, qu’elle pourrait ouvrir la voie à al-Qaïda et son clone EI pour battre l’armée syrienne et gagner le contrôle de Damas, créant même la possibilité d’un pire bain de sang chez les Chrétiens, les Chiites, les Alaouites, les Sunnites laïcs et autres « hérétiques ». Sans parler du fait qu’une « zone d’exclusion aérienne » imposée par les États-Unis serait une violation totale de la loi internationale.

Au cours des prochaines semaines, nous allons sûrement entendre souvent parler de la façon dont EI utilise le peuple de Mossoul comme « bouclier humain », en excuse aux bombardements américains lorsqu’ils frapperont des cibles civiles et tueront des enfants. Ce sera l’entière faute des rebelles. Sauf que c’est un autre registre de « règles du journalisme » qui a été appliqué à Alep.

 

Robert Parry est un journaliste d’investigation collaborateur d’Associated Press et Newsweek dans les années 1980.

 

Traduction Christine Abdelkrim-Delanne pour Afrique Asie

Source: Consortium news

 

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