L’infatigable combat des étudiants chiliens

Dans le monde entier, de plus en plus d’étudiants manifestent contre la marchandisation de l’éducation. Au Chili, la privatisation progressive du système universitaire initiée par le général Pinochet se poursuit malgré certaines réformes. Une situation qui pousse des milliers d’étudiants à la révolte.

 

Alors que le gouvernement se remettait de son humiliant échec qui a signifié la non-adoption de l’ambitieuse réforme du code du travail, un nouveau conflit social s’est ouvert, cette fois-ci sur le front éducationnel, en menaçant la stabilité politique du gouvernement. Tout a commencé quelques jours avant le discours de la Présidente Bachelet sur l’état de la nation (le 21 mai dernier) lorsqu’un groupe de lycéens a pénétré de manière surprenante dans l’entrée principale de La Moneda (le siège du gouvernement) pour protester devant le bureau de la Présidente contre la réforme de l’Education, considérée « trop modérée » par les fédérations lycéennes et universitaires. La manifestation a marqué le début d’une escalade de tensions entre les autorités et les fédérations, qui se sont répercutées dans les rues des principales villes du pays où les dernières marches ont viré rapidement à des affrontements avec les policiers. À Valparaiso, une personne est décédée lors des affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre tandis qu’à Santiago une église du centre-ville a été saccagée par des manifestants cagoulés.

 

Malgré ces conséquences (dénoncées par les fédérations qui ont rendu les « groupes antisystème » responsables de la dégénération des protestations), les manifestations ont réussi à inscrire sur l’agenda politique les revendications des étudiants alors qu’on croyait clôturé le débat sur l’éducation. En effet, la promesse de la Présidente Bachelet de mettre en œuvre une vaste réforme de l’éducation avait laissé croire au centre-gauche que le mouvement scolaire et universitaire serait inconditionnellement aux côtés du gouvernement et non contre lui comme en 20111. Quels sont les facteurs qui ont mené les fédérations à reproduire le mouvement étudiant d’il y a cinq ans en soumettant le gouvernement Bachelet à l’une de ses crises politiques les plus graves?

 

Une réforme très polémique

 

La victoire de Bachelet en 2013 est impossible à comprendre sans sa promesse-phare de modifier radicalement le modèle éducatif chilien. Les anciens dirigeants du mouvement lycéen et universitaire de 2011 ont en effet soutenu sa candidature sous condition d’inclure la réforme dans son programme gouvernemental, lui assurant ainsi la « paix sociale ». En lignes générales, la réforme prônée par la Présidente prévoyait initialement trois modifications du modèle éducatif, à savoir : 1) rendre gratuit l’enseignement scolaire et universitaire, 2) mettre fin aux établissements scolaires et universitaires à but lucratif et 3) renforcer le contrôle de l’Etat sur les universités privées. Autrement dit, la réforme visait un changement radical du modèle d’éducation hérité de la dictature de Pinochet en passant d’un système contrôlé par le marché vers un système solidaire financé indirectement par les plus riches au travers d’une structure fiscale similaire à celle ayant existé jusqu’à la chute du gouvernement Allende (1973).

 

Etant donné l’ampleur de la tâche, le gouvernement a divisé le projet de réforme en trois volets ayant comme objectif son adoption globale en 2017 ; le premier volet concernant l’enseignement primaire et secondaire, le deuxième le système de formation des enseignants et le troisième, peut-être le plus complexe, la réforme universitaire.

 

Le premier volet de la réforme de l’Education, dit « loi sur l’inclusion », a été adopté rapidement par le parlement en janvier 2015 avec l’unanimité des partis de la coalition au pouvoir “Nueva Mayoría”. A l’époque, l’autorité de la Présidente Bachelet sur la coalition était incontestable et sa popularité n’était pas encore frappée par les scandales de corruption. La « loi sur l’inclusion » prévoit la mise en place d’une dizaine de mesures qui visent la fin de la discrimination sociale à travers la suppression des écoles primaires et secondaires à but lucratif et la fin du système éducatif mixte (établissements scolaires privés subventionnés par l’Etat). Ce premier volet vise également la gratuité de l’Education scolaire pour tous les enfants et la suppression du droit des écoles à sélectionner et à expulser leurs élèves, sauf dans des situations remettant en danger la sécurité des écoles.

 

En revanche, l’ampleur des modifications que prévoyaient les deux autres volets de la réforme, ajoutée à la crise politique provoquée par la démission de Rodrigo Peñailillo, premier Ministre de l’Intérieur de l’actuelle administration et idéologue du programme de gouvernement, a rendu difficile leur adoption. La tentative du gouvernement de modifier le système de formation des enseignants des écoles publiques, en introduisant un article sur la loi qui conditionne le montant de leurs salaires à leur niveau de formation et de perfectionnement (modification qui cherche l’amélioration de la qualité de l’enseignement), a provoqué la réaction du syndicat des enseignants (Colegio de Profesores) qui a fait appel à un mouvement de grève et cette grève a duré plus d’un mois.

La longueur de la crise a contraint la Présidente Bachelet à destituer en juin 2015 le Ministre de l’Education. Son départ a permis au gouvernement de sortir de l’impasse et de poursuivre les négociations avec le syndicat des enseignants sans pour autant éviter la multiplication de tensions au sein de la “Nueva Mayoría” entre la Démocratie Chrétienne (DC) et le Parti Communiste (PC), accusé par la DC de mener une politique ambiguë vis-à-vis de la réforme en soutenant à la fois le gouvernement et les mobilisations du syndicat des enseignants.

 

Ces tensions se sont encore accrues à l’occasion du débat autour de la réforme universitaire et notamment du projet de gratuité de l’enseignement supérieur en raison des nombreux intérêts en jeu tant du côté de l’élite politique dirigeante et du patronat que du côté de la gauche et des fédérations universitaires. Le projet gouvernemental prévoyait originalement une transition de six ans à partir de 2015, depuis un système d’enseignement universitaire payant vers un système gratuit, la première étape bénéficiant à 70% des jeunes issus des familles les plus pauvres et la dernière à la totalité des étudiants de l’éducation supérieure sans prendre en compte leur origine sociale. Il prévoyait également la création d’une surintendance de l’éducation supérieure chargée de surveiller le fonctionnement des universités privées y compris les établissements catholiques.

 

Malgré l’accord initial de tous les partis de la “Nueva Mayoría” autour de ces deux propositions, la DC les a remis en cause en brandissant comme argument que le système éducatif géré par les gouvernements de la Concertation entre 1990 et 2010 a donné de bons résultats et que l’augmentation du nombre d’universités privées a « démocratisé » l’enseignement en permettant aux couches défavorisées d’y avoir accès.

 

Aux critiques de la DC se sont ajoutées celles des universités privées et des centres de formation technique ne faisant pas partie du Conseil de Recteurs (CRUCH) qui ont fustigé l’idée du gouvernement de ne faire bénéficier avec la gratuité que les étudiants inscrits dans un groupe restreint d’universités en laissant dehors toutes les autres. Ces établissements ont dénoncé une tentative de « discrimination » de la part du gouvernement en argumentant que la plupart des étudiants issus des familles défavorisées sont inscrits dans des établissements privés, dénonciation qui a été démentie par le gouvernement qui a déclaré que la gratuité dans la totalité des universités privées constituait une « subvention masquée ».

 

En décembre 2015, la droite a décidé de soumettre cette question à l’avis du Tribunal Constitutionnel (« troisième chambre » chargée de trancher sur une question non-résolue au parlement) paralysant le débat au parlement autour de la gratuité. Le tribunal a qualifié « d’arbitraire et discriminatoire » le projet du gouvernement, donnant ainsi raison à la droite et aux établissements privés hors du CRUCH. Soumise à la pression des partis de gauche qui voulaient coûte que coûte l’adoption de la gratuité avant l’ouverture de l’année universitaire (avril 2016), la Présidente s’est déclarée in extremis ouverte à négocier avec les universités privées hors du Conseil de Recteurs afin de sortir de l’impasse. Le gouvernement a fini par céder et le nombre des universités privées diffusant une éducation gratuite s’est accru.

L’origine de la révolte des étudiants

 

Ces négociations sont à l’origine de la grogne actuelle des fédérations lycéennes et universitaires. Elles dénoncent le fait que l’idée initiale de faire de l’éducation supérieure un droit et non pas un produit de consommation a été déformée par le dialogue entre le gouvernement et les établissements privés dont certaines formations sont devenues gratuites malgré leur faible qualité et l’absence d’un système de sélection d’entrée. L’Examen de Sélection Universitaire (PSU), obligatoire pour accéder aux universités du Conseil de Recteurs, rend déloyale la concurrence entre établissements publics et privés en aggravant d’ailleurs les inégalités entre les étudiants pauvres et les étudiants riches. Les premiers préfèrent les universités privées sans système de sélection et donc de faible qualité tandis que les étudiants riches préfèrent les universités traditionnelles (publiques) avec système de sélection, donc d’une qualité supérieure.

 

Résultat : le nombre d’inscrits dans les universités privées dépasse de loin celui des universités publiques (voir le tableau ci-dessous). Ainsi, et paradoxalement, le système mis en place par le centre-gauche reproduit les inégalités existantes car les étudiants socialement défavorisés reçoivent une formation, même gratuite, médiocre par rapport aux étudiants riches.

 

Cela explique les occupations des lycées et les protestations des universitaires contre le système de gratuité défendu par le gouvernement. La tension montante et le risque de dégénération des protestations ont contraint la Ministre de l’Education, Adriana Delpiano, à s’ouvrir aux négociations avec la CONFECH (Confédération des Étudiants du Chili) autour d’une pétition qui vise, parmi d’autres objectifs, la suppression de l’Examen de Sélection Universitaire (PSU) afin de démocratiser l’accès aux établissements publics, la fermeture pure et simple des universités privées qui violent la loi contre les institutions à but lucratif, l’interdiction d’ouvrir de nouveaux établissements privés, la suppression de la dette bancaire de nombreux étudiants ayant financé leurs études avec un crédit universitaire et la non-intervention de la banque dans le nouveau système. Les fédérations souhaitent que la plupart de leurs exigences soient prises en compte et ajoutées au projet de réforme universitaire avant qu’il soit présenté au parlement. L’objectif : revenir aux sources et éliminer du projet actuel ses nombreuses contradictions.

 

Notes:

  1. Le projet du gouvernement prévoyait initialement que seulement les étudiants appartenant aux établissements du Conseil de Recteurs des Universités Chiliennes (CRUCH) seraient bénéficiés avec la gratuité. Le CRUCH est intégré par 25 universités dont neuf sont privées (les plus anciennes). Ces établissements sont plus exigeants que les autres en ce qui concerne la sélection de leurs étudiants qui sont admis selon leurs résultats obtenus dans l’Examen de Sélection Universitaire (PSU).
  2. On estime que dans une première étape (entre 2016 et 2018) quelque 730.000 élèves issus de familles défavorisées, qui payent actuellement leurs écoles, auront droit à l’éducation gratuite.

 

Source: Investig’Action



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