Les multinationales en lutte contre le droit à l’information

Les 11 octobre 2016 était publié, sur le site de l’Observatoire des multinationales, un numéro spécial de la collection « Passerelle » intitulé Multinationales : les batailles de l’information [1]. Ce long recueil de plus de 150 pages a attiré notre attention et nous avons décidé d’en rendre compte, ou plus exactement d’inciter à le lire, même si son propos se situe bien au-delà du seul champ de la critique des médias.

Secret des affaires et lanceurs d’alerte

Multinationales : les batailles de l’information comprend quatre principaux chapitres : « Menaces sur le droit à l’information », « Transparence et reporting », « Au sein des entreprises » et « Contre-pouvoirs ». C’est dans la première partie que l’on trouve le plus d’informations et d’analyses concernant le journalisme et les médias :

Le premier article, consacré à la directive européenne « Protection des secrets d’affaires », conçue par et pour les firmes multinationales, s’interroge sur les conséquences de la directive quant au droit à l’information, dénonçant les risques qui pèsent sur les salariés des entreprises, les consommateurs, les « lanceurs d’alerte » et les journalistes :

Avec les définitions aussi larges que vagues prévues par ce projet de directive, presque toutes les informations internes d’une entreprise seront susceptibles d’être considérées comme des secrets d’affaires. Grâce à ce texte, les entreprises n’ont plus à identifier activement les informations qu’elles considèrent comme étant des secrets d’affaires, comme les États doivent le faire quand par exemple ils apposent le label « top secret » ou « confidentiel » sur leurs documents. Tout document de l’entreprise est potentiellement un secret d’affaires ! Gare à ceux qui les consulteraient ou les diffuseraient, sans l’accord de la structure.

Dans l’article consacré aux lanceurs d’alerte, l’auteur revient sur l’enjeu démocratique que représente la protection de ces derniers, mais aussi sur les difficultés relatives au traitement des informations qu’ils peuvent communiquer :

Faute d’un dispositif clair et cohérent, le lanceur d’alerte, qui agit pourtant dans un but d’intérêt général, se retrouve condamné à vérifier par lui-même quels sont ses droits, selon son statut, le type et le domaine de son alerte, sans quoi il peut s’exposer à des conséquences dramatiques. Quant au traitement des alertes, faute de procédures spécifiques, il est souvent, au mieux, très superficiel. Or, sans un traitement effectif, le lanceur d’alerte hésitera à prendre des risques. Il pourrait être tentant de voir dans ce suivi insuffisant des alertes une manière insidieuse d’inciter les potentiels lanceurs d’alerte à se taire ou à étouffer les affaires.

Le contraste entre, d’une part, les libertés et les droits accordés aux entreprises multinationales et, d’autre part, les restrictions imposées aux lanceurs d’alerte et aux journalistes d’investigation, est frappant. Comment, dans des conditions aussi déséquilibrées, espérer pouvoir bénéficier d’une information indépendante, et de qualité, concernant les activités des multinationales ?

 

Concentration et procès bâillons

Une question d’autant plus délicate que, comme le rappellent divers articles du recueil, ce sont précisément de grands groupes multinationaux qui possèdent la plupart des grands médias privés, au sein desquels les phénomènes de concentration sont de plus en plus alarmants :

Les médias de masse sont désormais dans les mains de grands groupes industriels qui veulent faire des profits : il faut vendre ! En l’espace de quelques décennies, les dirigeants de ces grands groupes se sont retrouvés au sommet du pouvoir et ont intensifié la concentration des médias dans une dimension à la fois verticale (intégrant les phases de création, de production et de distribution) et horizontale (réunissant au sein d’un même groupe tout type de médias : TV, radio, presse, internet…). Leur objectif ? Contrôler l’information, pour gagner de l’argent et pour mettre l’information au service de leurs intérêts (en faisant par exemple l’éloge des produits vendus par leurs empires industriels et, plus généralement, en présentant le modèle économique néolibéral comme la seule option possible), et accroître leur influence auprès des politiques en place, qui sont parfois leurs amis, ou leurs… collègues.

Des grands groupes qui n’hésitent pas à s’en prendre à ceux qui « osent » publier des informations qui ne sont pas à leur avantage, déboursant par exemple des sommes considérables pour intenter des actions en justice contre des journalistes qui ont eu le malheur de faire leur métier. C’est ce que l’on appelle les « procès bâillons », qui font l’objet d’un article : « Ces poursuites se basent fréquemment sur le droit de la diffamation, du préjudice moral ou de la protection des marques. Pour les firmes impliquées, elles ont le double avantage d’intimider les critiques, mais aussi de détourner l’attention du public des faits que ces critiques entendaient dénoncer. » Les exemples sont malheureusement nombreux de ces poursuites, entre autres les procès du groupe Bolloré contre le site d’informations Basta !

 

Un autre journalisme est-il possible ?

Les autres articles et « encadrés » (de plusieurs pages) qui composent ce chapitre sont riches d’éléments factuels et d’analyses illustrant et décryptant les « menaces sur le droit à l’information », mais aussi de propositions pour les combattre. L’interview d’Anya Schiffrin, journaliste et enseignante états-unienne, auteure en 2014 du recueil Global Muckraking : 100 Years of Investigative Journalism from Around the World [2], clôt ce chapitre par une réflexion sur le journalisme d’investigation, son histoire, ses forces et ses faiblesses.

Les trois autres chapitres concernent moins directement les médias, mais c’est toujours la problématique de l’information (transparence, rôle des ONG et des mouvements sociaux, campagnes internationales, aspects juridiques, etc.) qui sert de fil conducteur aux différents articles et témoignages publiés, à l’appui des propos d’Olivier Petitjean, de l’Observatoire des multinationales, dans l’introduction du document :

[Il est] souvent difficile, pour les journalistes, de scruter les activités des entreprises et leurs impacts, d’autant plus qu’il s’agit de sujets et complexes et parfois rébarbatifs. Les grands scandales qui font la une de la presse internationale, comme le Rana Plaza [3], ne constituent en un sens que la partie émergée de l’iceberg. Mais la faiblesse relative du travail journalistique sur les entreprises (par comparaison avec la manière dont ils traquent les dirigeants politiques) s’explique aussi (et peut-être surtout) par le fait que leurs titres de presse sont souvent la propriété de ces mêmes entreprises ! La situation est particulièrement caricaturale en France, mais on la retrouve dans de nombreux autres pays. Si l’on y ajoute la dépendance de nombreux médias envers les revenus de la publicité – eux aussi apportés en grande partie par ces mêmes groupes –, on comprend que le travail d’enquête sur les multinationales reste aussi modeste en comparaison de leur influence. Il y a aussi, heureusement, des dynamiques positives, avec la réaffirmation actuelle de l’importance du journalisme d’investigation et l’émergence de nouveaux types de médias, basés sur un modèle non commercial et à but non lucratif.

Une lecture recommandée. Pour télécharger le document en PDF, c’est ici.
Julien Salingue

 

Source: Acrimed

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